Flynt, système indé
Avec Ça va bien s’passer, Flynt pratique une mise à jour artistique, mais aussi exécutive. Entretien avec un rappeur qui ne veut pas que son rap indé’ se contente du système D.
24 octobre 2018. Onze années se sont écoulées depuis J’Éclaire ma ville, six depuis Itinéraire bis et il reste quarante-huit heures avant la sortie du troisième album de Flynt : Ça va bien s’passer. Un disque dans lequel le MC, étendard du rap indé, effectue une révolution sonore. Triplet flow, instrumentaux infusées par la trap et entrecoupés d’une virgule décomplexée lors d’un duo piano-voix avec Sofiane Pamart, Flynt flirte avec la tendance. Les puristes et fanatiques du rap français se posent alors une seule question : le MC élevé au biberon bitumeux du dix-huitième arrondissement est-il toujours dans la bonne direction ? Il a en tous cas choisi la sienne avec un mérite incontestable : l’avoir fait sans se sentir obligé de se construire personnage. Ce troisième disque, il va forcément bien se passer tant Flynt n’y a ni travesti son art, ni changé sa pensée. Au contraire, lui qui se définissait beaucoup par rapport au rap se livre désormais bien plus. Crise de la quarantaine ? Peu importe. Avec une pudeur habile, il prolonge ce que certains titres d’Itinéraire bis avaient laissés entrevoir : briser cette image de MC un peu secret, toujours à s’orienter par rapport à l’axe de l’indépendance. Encore dans l’analyse mais jamais aussi proche du quotidien et de la confidence personnelle à lire entre les lignes, tel est le Flynt nouveau. Avec un paradoxe : être toujours dans la maîtrise, y compris lors de ses interviews. Mais aussi avec une volonté : dépasser les moyens de l’autoproduction sans se trahir. Discussion à rebonds avec un rappeur qui est désormais un tonton du rap français et dont le leitmotiv n’est pas tant d’expliquer ce qu’il a vécu mais de se battre pour que son disque vive. Édition, production, diffusion, Flynt raconte son souhait de faire toujours mieux et comment une carrière se doit de passer du système D, auquel les autoproduits ont recours par défaut, au système indé.
Abcdr du Son : Tu concluais Itinéraire bis sur la notion de faire plaisir et se faire plaisir. Pour Ça va bien s’passer, quel a été le moteur ?
Flynt : Répondre à ce besoin qu’est la passion du rap, tout simplement. C’est aussi l’envie de continuer à laisser de la place dans ma vie à quelque chose d’intéressant et que j’aime. Quand tu as une capacité à faire quelque chose, tu as envie de continuer. Je ne voulais pas m’arrêter à Itinéraire bis. Et j’ai aussi fait ce nouvel album pour mes enfants. Ce sont peut-être eux le moteur principal en fait. Leur transmettre quelque chose, leur raconter ma vie et d’une certaine manière la leur à travers la mienne, ça fait partie de ce qui m’a poussé à faire ce disque.
A : La jeunesse est au cœur de ton disque. Tu te mets toi-même un peu en position de old timer et d’ancien qui a des choses à dire. Tu dis sur le disque « J’ai rien contre ceux qui veulent plaire aux p’tits tant qu’ils ne nuisent pas à leur comportement » ou encore « J’éloigne mes enfants du poste pour ne pas avoir à les emmener voir un pédo-psy. » Il y a une envie de montrer qu’il est possible de vieillir avec le rap tout en s’adressant à la jeunesse ?
F : Je cherche à m’adresser à tout le monde, que ce soit des jeunes ou des moins jeunes. Mais oui, j’assume mon âge dans ce disque, comme je le faisais dans les précédents d’ailleurs sauf que je suis plus vieux. Je ne cherche pas à me faire passer pour un petit jeune sous prétexte que c’est eux qui font exploser les streams. Je pense juste qu’on a plus de sagesse quand on a quarante ans, donc peut-être plus de messages à faire passer. Et encore, ça ne veut rien dire, on peut faire passer plein de messages à vingt ans également, c’est juste une question de vécu en fait. Mais je n’ai pas l’impression de m’adresser spécialement à la jeunesse.
A : T’adresser « à », non, mais parler de la jeunesse, oui. Tu parles de tes enfants, tu parles du rap et de l’impact sur les plus jeunes, tu parles des jeunes dehors…
F : J’essaie de protéger mes enfants d’un certain rap vulgaire et violent qu’on peut entendre à n’importe quelle heure du jour et de la nuit à la radio, ça oui. Mais des jeunes auditeurs de vingt ans… Non, je n’ai pas l’impression de leur tenir un discours. Sur la forme par contre, il est vrai que j’ai adopté des codes musicaux qui correspondent plus à ce que font les rappeurs de vingt à vingt-cinq ans aujourd’hui. Mais je l’ai fait tout en gardant ma formule et mes fondamentaux. Je pense pouvoir dire que je me suis adapté au type de musique qui se fait aujourd’hui mais sans faire de jeunisme. Je ne fais pas de gimmick, je ne fais pas de thèmes racoleurs qui excitent la jeunesse. Je ne suis simplement pas resté sur ce que je faisais il y a cinq, dix ou quinze ans. J’aime l’évolution du rap musicalement et j’avais envie de m’y frotter.
A : Par exemple, à l’exception de Nasme, les featurings présents sur Ça va bien s’passer ne sont pas estampillés ancienne école du rap du dix-huitième arrondissement, chose à laquelle on aurait pourtant pu s’attendre. Notre question, elle porte finalement sur ce regard que tu sembles avoir sur la jeunesse tout au long de l’album. Tu y as d’ailleurs un côté Tonton.
F : Oui, je le dis même : « viens faire la bise à tonton ! » Ça va avec ce que je disais : assumer son âge. Il y a des mecs proches de la quarantaine qui ne veulent pas qu’on sache leur âge parce que ce n’est pas vendeur. Moi je m’en fous. J’ai l’âge que j’ai, c’est mon originalité alors pourquoi je n’en jouerai pas ? C’est ce que je vis qui a le potentiel d’être original. Raconter la même chose que tout plein de rappeurs, cacher mon âge pour rentrer dans des standards ? Ça ne sert à rien, je ne ferai que m’uniformiser et ça ne m’intéresse pas. Raconter qui je suis m’intéresse, et quand tu as quarante ans, que tu as un peu réussi à rouler ta bosse et construire ta vie, tu assumes dix fois plus, tout simplement car tu sais parfaitement où tu en es.
A : Tu ne t’es jamais autant dévoilé que sur ce disque.
F : Je pense ouais ! Mais c’était volontaire. C’est un bon moyen pour le public de se reconnaître aussi. « Ah ça je l’ai vécu, je l’ai déjà ressenti. » Je voulais aller chercher les gens dans leurs émotions et le meilleur moyen, c’est de parler des miennes. Par rapport aux jeunes, je suis un peu un tonton, mais en réalité il y a plein de choses où j’ai encore vingt ans dans ma tête.
A : Comme lorsque tu évoques l’envie de garder ta garçonnière, ton incapacité à penser plus loin qu’au lendemain dans « «Page blanche, nuits roses » ?
F : Tu sais, c’est comme quand tu fais du sport à trente-cinq, quarante balais. On te dit : « viens, on va faire un futsal. » Tu arrives et tu joues et cours comme si tu avais encore vingt ans. Mais ce n’est pas parce que dans ta tête tu as encore vingt ans que ton corps n’a pas quarante piges. Alors tu te fais des luxations, des entorses, parce que dans ta tête, t’as encore vingt berges. [Sourire] Tout ça pour illustrer qu’aujourd’hui, j’ai des responsabilités notamment vis-à-vis de mes enfants. Face à eux, j’ai bel et bien uniquement quarante ans. Mais pour le reste, je ne suis pas sûr d’avoir tout le temps quarante ans. Je suis même souvent un peu plus jeune en fait. [Sourire]
A : Cette notion de responsabilité était forte sur Itinéraire Bis. Il y avait ce truc du père de famille qui se doit de ne pas faire n’importe quoi, justement pour ses enfants. Cete fois, tu parles beaucoup de tes irresponsabilités, ou en tous cas des erreurs que tu peux faire.
F : Plutôt des erreurs que des irresponsabilités, car faire des erreurs ce n’est pas forcément être irresponsable. Ce sont des mauvais choix, parfois de la malchance aussi. Tu peux être mal dans ta peau ou douter sans être irresponsable. Après il y a « Vegas », qui est un morceau qui parle du mensonge mais traité d’une façon mi-sérieuse, mi-parodique. [Sourire] Mais il y a une vraie part de sérieux tout de même. Je n’ai jamais cherché à être exemplaire par contre, même si évidemment je préfère tirer les gens vers le haut que vers le bas. Mais être un modèle ? Non, ce n’est pas mon sujet.
« Après Itinéraire Bis, je n’avais pas envie de m’arrêter, mais faire un album, c’est tout de même trouver des ressources mentales. »
A : On parlait des sportifs du dimanche qui vieillissent. Sur cet album tu t’es adapté au flow en triplet. As-tu eu une gymnastique d’écriture pour t’adapter ?
F : Pas à écrire différemment mais vers 2012, 2013, quand je suis sorti d’Itinéraire Bis, c’est le moment où je date le changement de musicalité dans le rap français. On rentrait dans l’ère de la trap, avec des vitesses soit plus lentes soit plus rapides. Il a fallu s’adapter. Alors j’ai fait mes classes. Je l’ai fait en featuring, avec 2spee Gonzales sur son album Citylight. C’est moi qui lui avais proposé la prod’ parce que je voulais m’essayer à ce type de son. Idem sur Libre avec A2H. Faire ses classes en featuring, c’est aussi être obligé de performer car tu as la pression de ne pas te planter. Évidemment, tu travailles aussi chez toi et comme j’aime ce qui se fait actuellement en termes instrumental, j’ai fait cette analyse très simple : ma force, c’est ma consistance lyricale. Il faut que je la garde. Mais je vais travailler mon flow et mes placements pour m’amuser sur ces productions actuelles que j’apprécie. C’était ça ma direction artistique. Je l’ai fixée en 2014, 2015. Je ne savais pas encore quelles instrus j’allais recevoir pour Ça va bien s’passer, évidemment. Par contre je savais quels beatmakers j’allais solliciter : ceux qui font du son qui correspond à ces nouvelles sonorités et qui me plaît. J’ai travaillé pour que cette direction artistique puisse fonctionner. Et je pense que quand tu écoutes le disque, tu sens que ça fonctionne. Tu ne te dis pas « ça tombe à côté. » Quand tu sais rapper, tu sais rapper, c’est juste du travail pour que ça fonctionne avec de nouvelles formules.
A : Tu n’es pas un tonton qui essaie de faire un dab.
F : Exactement.
A2h - « À La base » feat. Flynt
A : Tu as cette phrase : « mieux vaut faire envie que pitié. » Musicalement, ça résume tout ce qu’on vient de se dire dans le sens où J’Éclaire ma ville est considéré comme un classique, et parfois, il y a le risque de rester prisonnier toute sa vie d’un classique, d’essayer de le refaire à chaque nouveau disque, au risque que ça devienne triste.
F : Ce n’est pas possible de refaire deux fois le même disque même si parfois on peut être tenté d’essayer. Quand je dis « mieux vaut faire envie que pitié », c’est par rapport au regard des autres, notamment avec les réseaux sociaux où la critique acerbe arrive très vite, pour tout le monde. Faire envie pour moi, c’est surtout durer dans le temps en maintenant un vrai niveau, en continuant à suprendre. À l’inverse, ce qui fait pitié, c’est s’arrêter en étant frustré, en partant avec l’impression que tu n’as pas eu ce que tu méritais. Le regard des autres quand tu vis ça, il est violent. Après Itinéraire Bis, je n’avais pas envie de m’arrêter, mais faire un album, c’est tout de même trouver des ressources mentales surtout quand tu as une vie un peu plus installée. Et je me disais que si je ne trouvais pas ces ressources pour continuer, j’allais faire pitié. « Oh t’as vu, le mec a fait des trucs biens et là il arrête finalement, le pauvre, ça fait tiep. » Ça je n’arrivais pas à le concevoir.
A : Tu dis d’ailleurs que faire envie plutôt que pitié est ta nouvelle direction artistique.
F : C’est comme lorsque je dis « j’entends déjà les critiques et je m’en bats les couilles. » Finalement ça veut dire un peu la même chose. Quand tu fais ton truc comme tu as envie de le faire, même si ça va déplaire à certains, que d’autres vont t’abandonner en route, tu auras continué comme tu en avais envie et en te faisant plaisir. C’est ça qui compte ! Ce disque était en plus rempli de challenges à relever. Les sons actuels laissent plus de place à différentes interprétations vocales. Tu peux y rapper dur comme tu peux y fredonner avec une dizaine de flows différents à portée de main par instru. Les possibilités sont beaucoup plus riches en fait, le champ ouvert est beaucoup plus large. Moi qui aime le rap et avais envie d’évoluer, c’est exactement ce qu’il me fallait.
A : On parlait de direction artistique. Contrairement à tes précédents disques, tu as un producteur par son.
F : Oui, et je n’avais jamais travaillé avec l’un d’entre eux. Ça s’est fait comme ça, ce n’est pas une volonté consciente ni calculée. Ce qui me plaît, c’est que ça n’a pas empêché le disque d’être homogène. Ça prouve que j’ai bien fait mes choix, que j’ai bien cadré ma direction artistique. Et pour revenir sur les featurings avec des anciens, en réalité ça ne m’intéressait pas tout simplement car ça ne fait pas partie des signaux que je souhaitais envoyer. Les seuls anciens que j’ai voulu faire venir, c’est la Fonky Family au complet, avec Djel.
A : Pourquoi eux ?
F : Déjà parce que j’en connais certains. Djel et Choa, je les connais. Le Rat, on a fait un morceau ensemble. Bon, c’était il y a longtemps mais quand même. Le Rat, je suivais tout ce qu’il faisait et la FF, c’est un groupe qui m’a influencé quand j’étais plus jeune, qui m’a donné envie de faire du rap et de continuer à en faire. Et puis, on ne les a plus entendus ensemble sur disque depuis très longtemps. Ça aurait été chouette, vraiment. Mais aller chercher d’autres anciens, non, à part Nasme mais c’est un cas particulier, un frère, mon backer. Alors que faire des sons avec Sopico ou Jeanjass, c’était une évidence à partir du moment où nous nous sommes rencontrés.
A : Tu parles de Jeanjass. Tu as enregistré des titres chez lui.
F : Quatre ! « Dos Rond », « Joga Bonito », « À Partir d’aujourd’hui » et « Ça va bien s’passer ». J’ai découvert Jeanjass en 2015, lui m’a découvert bien avant. Quand j’ai découvert Goldman, j’ai pris une claque. C’était très bien écrit, très fin, avec un flow nonchalant super bien assumé. Nous nous sommes rencontrés sur une date en 2015, que nous partagions par hasard. Il m’avait proposé de faire un son ensemble. Nous avons gardé le contact et avons enregistré « Ça va bien s’passer » en premier. C’était en 2016. Finalement, c’est moi qui lui ai dit : « j’ai des morceaux qui sont prêts, ce serait cool de les enregistrer chez toi. » J’avais envie de rebosser avec lui et ça me permettait en plus de sortir un peu prendre l’air en-dehors de Paris, à un moment où j’en avais besoin.
« J’étais vraiment anti-management, indé jusque dans la façon de faire et c’était un peu con quand j’y repense. »
A : Et sur la D.A de l’album, tu étais seul ?
F : Le choix des instrus, l’artistique, c’est moi qui choisis oui. Mais la différence qu’il y a eu avec le précédent disque, c’était ma volonté de m’entourer d’un binôme. J’entends par là quelqu’un qui se consacre vraiment au disque, quelqu’un que tu peux appeler à n’importe quelle heure et à qui tu peux parler du projet sans lui demander comment il va. J’avais besoin de ça, pas d’un label, pas d’une équipe, mais de quelqu’un qui peut gérer tout ce qui n’est pas artistique. J’avais besoin de me décharger de tous les à-côtés qui sont super importants dans la création et la défense d’un disque. J’avais tout fait seul lors d’Itinéraire bis et je ne voulais pas refaire ça, la vie que je mène ne me le permet pas. J’ai des gamins, un taf, plein de trucs à gérer, ce n’était pas possible. Cette idée de trouver un binôme, elle a germé en octobre 2016 mais il a fallu attendre début 2018 pour trouver la bonne personne. Ce n’était pas un choix évident pour moi au départ, car j’étais vraiment anti-management, indé jusque dans la façon de faire. C’était un peu con quand j’y repense car c’est se mettre des freins pas forcément utiles. Et je ne regrette pas, au contraire, ça a été hyper chouette. Ça fait partie des choix forts que j’ai faits, en rupture avec mes précédents disques. On parlait des invités, des instrus, mais il y a aussi eu cette méthode de travail en duo, avec quelqu’un qui peut gérer à tout moment tous les à-côtés. Comment est-ce qu’on va avancer la production, la logistique ? C’était quelqu’un qui sache répondre à cela dont j’avais besoin. J’ai cherché pendant quasiment dix-huit mois avec cette idée : je ne ferai pas mieux que mes précédents disques si je ne m’entoure pas et ne délègue pas. Surtout que mon but, c’est à chaque album de faire plus : des plus grandes salles, de plus grandes ventes, toucher plus de gens. Tout ça en relevant le challenge musical que je m’étais fixé.
A : Concrètement, ce binôme, quel a été son rôle, ses actions ?
F : Rien que le fait d’avoir quelqu’un d’investi dans un projet, qui sait où tu en es et avec qui tu peux en parler au quotidien, c’est énorme. Sur Itinéraire bis, j’ai fait des erreurs que je n’aurais peut-être pas faites si j’avais été accompagné d’un binôme comme lors de la production de Ça va bien s’passer. Dès le départ, je lui ai dit : « les clips, il faut que tu t’en occupes, moi ça me saoule. » Il l’a fait, tout comme il est parti faire des négociations avec les partenaires, ce qui est important. Grâce à lui, j’ai obtenu les meilleurs deals possibles. Pour quelqu’un qui écoute le disque, ça n’a l’air de rien, mais si tu as vingt mille euros ou cent mille euros de budget, ce n’est pas la même chose. Il y a eu plein de choses mises en place dès le départ et qu’il a entrenues et développées ensuite. Être accompagné de cette façon, c’est un véritable confort. Par exemple, quand il faut réagir très rapidement à un mail, un appel, prendre une décision, lui est là. C’est en plus quelqu’un qui a une vraie expérience dans le management, la production. Ila roulé sa bosse dans la musique et grâce à lui j’ai pu travailler dans de super bonnes conditions. Il ne faut pas croire que le budget a été incroyable, mais tout ce dont je viens de parler, ça a formé un tout qui m’a permis de ne pas me disperser, de penser à l’essentiel du point de vue d’un rappeur.
A : Tu parlais plus tôt des ressources mentales pour faire un nouveau disque…
F : [Il coupe] Pour moi, c’était évident de repartir sur un troisième album. C’est juste que je n’y arrivais pas, j’avais du mal. Aujourd’hui, si tu me demandes, je te le dirais clairement : je veux en faire un quatrième puis un cinquième, tout ça jusqu’à ce que je ne puisse plus.
A : Le moment où tu trouves les ressources, c’est celui où tu trouves ce binôme ?
F : Non, ça date d’avant lorsqu’une maison d’édition m’a proposé de venir faire une résidence dans le Sud pendant deux semaines. Pour la petite histoire, ils avaient pris un de mes textes, « Quand tu seras mort » [issu d’Itineraire bis, NDLR] pour un recueil qu’ils publiaient. Pour la sortie de ce recueil, ils ont fait un pot et j’y suis allé. En discutant avec la présidente de la maison d’édition, je lui ai expliqué que je galérais un peu à me lancer sur un nouveau disque. C’est là qu’elle m’a proposé de me mettre à disposition une résidence pendant deux semaines. « On te met un appartement à disposition en Camargue, avec une voiture, comme on le fait pour d’autres auteurs. C’est un cadre très inspirant, tu pourras écrire. » Mais je ne savais pas qu’on pouvait faire ça moi, c’est génial ! J’y suis allé en mars 2017, avec mes instrus et mes textes, je venais d’avoir quarante ans. J’ai renouvelé l’expérience deux fois, jusqu’à mars 2018. J’ai écrit dix titres là-bas, et les derniers entre mars et juillet puisque l’enregistrement a eu lieu entre mars et juillet. Le déclic c’est ça : partir de chez moi, me retrouver seul avec mes idées, changer de contexte. Il fallait que je sorte de mon quotidien, ne pas avoir de problèmes à régler au jour le jour. C’est comme ça que la machine s’est lancée.
A : Tous tes disques sont très connotés par l’ambiance parisienne, le rap. Est-ce que le fait d’être sorti de tout ça en allant écrire en Camargue a rendu plus facile l’écriture sur tous ces sujets et ta vie personnelle, un peu comme lorsqu’on fait un grand voyage et qu’on est plus lucide sur ce qu’on vit habituellement au quotidien, qu’on a moins la tête dans le guidon tout simplement ?
F : Moi c’était surtout que personne ne vienne éclater ma bulle créative. Pourtant tout le monde est compréhensif quand je suis à la maison, tout le monde sait que je travaille. Mais malgré tout, le quotidien te rattrape toujours et à un moment ou un autre, ta bulle éclate. Là, j’ai vraiment pu penser à l’album du matin au soir, jusque dans les moindres détails. J’avais ce besoin de penser égoïstement à mon projet pour le mener. C’est ça le déclic. En aurais-je dis moins si je n’avais pas été isolé lors des phases d’écriture ? Je ne sais pas. C’est très difficile à dire.
A : Une autre rupture par rapport aux deux autres disques, c’est ce fil rouge sur ta vie personnelle. Il y a deux morceaux sur ta vie de couple par exemple. En plus de l’idée du challenge, il y avait aussi un besoin d’extérioriser ?
F : J’ai voulu avant tout m’écarter un peu de la thématique du rap indé qui prenait beaucoup de place sur mes précédents disques même s’il n’y avait pas que ça non plus. Je considère que j’en ai fait le tour et qu’il est le temps de passer à autre chose, de faire des chansons comme l’étaient « J’ai trouvé ma place » ou « Quand tu seras mort », qui sont deux chansons qui se répondent un peu d’ailleurs. « Je t’aime, je te hais », j’avais envie de revenir sur ces thématiques là, qui parlent à tout le monde. L’amour, l’échec, ce sont des sujets universels, alors que le rap indé, ça ne touche pas la dame qui marche là-bas. Si je lui parle d’amour par contre, ça la renverra forcément à des choses qu’elle a vécues ou qu’elle a absorbées. Le travail, l’échec, l’amour, la séparation, la haine même avec « Calme et posé », ça parle à tout le monde, tu n’exclus personne quand tu parles de sujets comme ceux-là. Après, je continue à parler un peu de rap tout de même car ça fait partie de moi. [Sourire] C’est pour ça que tu as des sons comme « Joga Bonito », « D.A » ou « Lutèce », mais ils sont minoritaires car je voulais qu’un auditeur lambda, qui n’écoute pas de rap, se dise : « ah oui, je vois de quoi il parle. »
A : Se mettre plus à nu, ça a été compliqué ?
F : Tu te mets à nu mais en fait pas tant que ça, car tu réalises que ce que tu vis, tout le monde le vit. Une séparation, tout le monde l’a déjà vécue. Un son comme « Page blanche, nuits roses », tout le monde connaît un peu ça. Je me mets à nu, mais je mets les gens à nu aussi. De toute façon, depuis que j’ai commencé à rapper, je me suis toujours dit : ne va jamais chercher ailleurs, la réponse est autour de toi. C’est pour ça que je parlais beaucoup de rap indé aussi, simplement car ça fait partie de ce qui m’entoure. Et là, il m’a suffi de regarder autour de moi. Moi au taf, moi à la maison, regarder mes enfants et capter cette volonté de leur transmettre, tout est là sous mes yeux en fait ! Il faut juste être capable de le saisir et de le raconter. La différence avec mes autres albums, c’est effectivement qu’il y a une plus grande part d’intimité. Mais finalement, c’est une part d’intimité très universelle, qui n’exclut personne.
A : Te sens-tu moins dogmatique, notamment en ce qui concerne le rap ?
F : Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que j’assume plus ma position dans le rap de tonton, d’ancien. Tout à l’heure tu me disais que J’Éclaire ma ville est un classique. Ça par exemple, c’est quelque chose que j’avais du mal à assumer alors qu’aujourd’hui, je l’assume. J’avais ce recul en disant : « laissez les gens décider si J’Éclaire ma ville est un classique. » Aujourd’hui j’assume plus d’avoir influencé quelques personnes. Je suis moins dépassé quand je reçois des messages d’auditeurs qui me disent que je leur fais du bien avec ma muisque. Non pas que je ne l’étais pas avant, mais je suis plus à l’aise avec mon parcours. Par exemple, une phrase comme « Je suis celui qu’il faut connaître si tu prétends t’y connaître », je ne l’aurais probablement pas écrite il y a quelques années de ça. J’aime toujours l’égotrip car cette part de « moi-je », c’est un exercice cool qu’il faut avoir et garder dans le rap. Si j’écoute un album où un mec ne dit pas à un moment qu’il est le meilleur, je trouve qu’il manque quelque chose. Tu peux en plus dire que tu es le meilleur en gardant ton identité, sans te faire passer pour quelqu’un d’autre. C’est en tous cas ce que j’essaie de faire.
A : Tu parles du « moi je », mais il y a beaucoup de pronoms personnels dans ton disque. Tu ne t’es pas enfermé dans la première personne du singulier.
F : Bien sûr, notamment avec « Chanson pour ton fils. » Ça pourrait être moi en fait, le « il » aurait pu être un « je. » Jouer des prénoms personnels répond à cette volonté de raconter, de s’adresser aux gens et de leur transmettre quelque chose. Parfois même de parler directement à quelqu’un. « Page blanche, nuits roses », c’est une déclaration d’amour à ma femme en réalité, mais j’ai fait en sorte que le public puisse s’approprier ces mots et ces sentiments. Il y a vraiment cette volonté de s’adresser aux gens, que ce soit ceux qui me sont proches comme ma femme ou mes enfants, ou que ce soit mon public, voire même des gens qui ne me connaissent pas. J’avais besoin de dire des choses et de raconter des histoires. Il n’y a que des histoires hormis « Joga Bonito » et « Lutèce » qui sont un peu différents. Raconter, transmettre, dire, partager, c’était important.
A : Parlons de cet exercice avec Sofiane Pamart que représente « Chanson pour ton fils. » Tu es juste avec un piano, ce qui renforce l’impression de mise à nu. Sans citer à quelles influences ce titre a pu me faire penser, comment est-il né ?
F : C’est un texte que j’ai travaillé durant deux ans et le poser sur un piano seul n’était pas le projet de départ. J’ai d’abord utilisé un instru de Lionel de SoulChildren. Ce beat, je m’en suis servi comme d’un sparring-partner. Je savais que je ne le garderai pas mais il m’inspirait. J’ai donc écrit sur cet instru tout en tenant Lionel informé. C’est finalement lui qui m’a dit de me rapprocher de Sofiane. Je lui ai donné le texte et il a composé la musique dessus. Je voulais juste faire une chanson triste à la manière de Renaud.
A : [Le coupant] Tu as dit la référence pour moi.
F : C’était mon point de départ : faire une chanson triste comme Renaud aurait pu le faire. Donc tant mieux si tu me dis ça, c’est que je ne me suis pas trop planté. Après certains critiqueront ça, mais allez-y, essayez de faire du Renaud pour voir ! [Sourire]
« Aujourd’hui, je suis plus à l’aise avec mon parcours. »
A : Il y a dans ce titre ce sentiment très fort de solitude, de celui qui est en train de mourir et qui t’a dit des choses sur son lit de mort. Être seul avec un piano, ça t’a amené inconsciemment à renforcer la puissance émotionnelle du morceau en termes d’interprétation ?
F : Ce qu’il s’est passé, c’est que je suis monté à Lille pour enregistrer ce titre avec Sofiane. On a fait plusieurs prises côte à côte, et après on a fait des prises dans des pièces séparées. À un moment donné, j’ai eu un truc dans la voix que je n’avais pas sur les autres prises. On a gardé ça. Techniquement, ce n’était pas facile… Le temps était compté, il ne fallait pas que je me plante, on a fait beaucoup de prises car je n’arrivais pas à trouver ce que je voulais en termes de voix jusqu’à ce moment où elle a changé. J’ai eu conscience de ça et je l’ai tenu au maximum pour que ce soit la bonne prise. Ça a payé mais c’était difficile car ce sont des émotions très dures à faire passer sur un piano seul, particulièrement pour quelqu’un qui ne sait pas chanter.
A : [Sourire] Renaud ne sait pas chanter non plus.
F : Clairement ! Il chante mal. Mais c’est ça qui fait son charme aussi. Je n’ai pas voulu trafiquer ma voix, sur aucune chanson et particulièrement sur celle-ci. Il fallait que ça reste brut, que ça puisse être rechanté n’importe quand, en concert, a cappella devant quelqu’un. D’ailleurs, j’ai plus de facilité à retrouver des émotions dans la voix lors des concerts. Peut-être parce qu’il n’y a pas le même stress qu’en studio ? En tous cas, il fallait que ça me ressemble, ça ne servait à rien que je me fasse passer pour un chanteur.
Flynt - « Chanson pour ton fils »
A : Sur « Avant les regrets », tu parles de routine. Est-ce qu’à un moment, il n’y a pas eu la crainte que faire de la musique devienne une routine ?
F : Non au contraire, c’est plutôt ça qui me sort de ma routine. J’ai aussi beaucoup fait cet album pour ça : continuer à vivre des choses que tu ne peux pas vivre en dehors de la musique. Je n’ai pas assez roulé ma bosse dans la musique pour en être lassé. J’ai encore beaucoup de choses à y faire, à y vivre, et au même titre que transmettre, ça a été un moteur pour cet album. Je pense qu’en plus, ne pas faire que de la musique, ne pas vivre uniquement de cela est un excellent moyen pour que ça ne devienne pas une routine.
A : Tu parles de ce strapontin sur lequel tu es assis que sur une fesse, mais que ça vaut toujours mieux que d’être tenu en laisse. C’est une métaphore de ce que tu vis dans la musique ?
F : Ta place peut sauter à tout moment, rien n’est sûr. Si une vague de gens rentre dans le métro, tu vas te lever et perdre ta place alors que ceux qui ont une place assise le resteront. C’est une façon de dire que tout est instable. Même si on t’a laissé une petite place, ça peut s’arrêter du jour au lendemain car tu n’es pas super en place et voilà… Ton équilibre est précaire. Mais c’est toujours mieux de ne pas être super en place qu’être totalement en place tout en étant à la botte de quelqu’un. J’ai toujours pensé ça et c’était une façon de le redire.
A : Il y a la conscience du risque que ça peut s’arrêter du jour au lendemain ?
F : Bien sûr, sans le savoir et même en voulant en faire d’autres, chaque album peut être le dernier en réalité. La chance que nous avons en indé, c’est que finalement ça ne dépend quasiment que de toi. Si tu as envie d’y aller, tu y vas. Même si tu as fait des scores moyens tu peux remettre le couvert, la seule condition c’est d’y croire et d’avoir la force de faire mieux. Moi jusque-là ça va. On a fait soixante-dix dates de concert sur Itinéraire bis, autour de dix mille ventes, c’est pas mal, honorable en tous cas. Avec ce nouvel album, ça peut très bien se passer et partir un peu plus loin. Mais si je ne fais pas mieux, avec la vie que j’ai à quarante, est-ce que ce sera possible de continuer ? Ce n’est pas sûr. J’aurai envie de continuer, mais peut-être que je devrais me rendre à l’évidence de certaines choses. Ce qui est bien c’est qu’avec la formule artistique que j’ai trouvée, c’est prometteur pour la suite. Par exemple, je peux faire des freestyles radio ou des concerts avec des plus jeunes. Je ne suis pas poussiéreux, j’ai appris à revenir frais.
A : As-tu eu peur de te faire enfermer parmi les « vieux » ?
F : Bien sûr ! Il y a beaucoup d’anciens qui naviguent entre deux travers. Soit ils reviennent avec des trucs datés, pas très impactants. Soit ils font du jeunisme et ça ne colle pas. Le public n’est pas dupe de ça. Moi tout mon propos a été que ça colle musicalement avec l’époque tout en me reconnaissant comme celui que j’ai toujours été. Comme on l’évoquait toute à l’heure, je ne voulais surtout pas que l’auditeur soit gêné en m’écoutant. Il fallait que ce soit bien rappé et que ça me corresponde, qu’il n’y ait rien qui sonne bizarre ni qui ressemble à une copie. Je ne voulais surtout pas qu’on me dise que j’ai copié un tel, je ne voulais pas « faire comme. » Je voulais trouver ma formule parmis les sonorités qui peuvent exister actuellement, ce qui est très différent de vouloir « faire comme. » C’est la différence entre s’adapter et suivre.
A : « Ma vie défile de plus en plus vite, il ne me reste que cinquante pourcent comme Mobb Deep. » Quels ont été les signes qui t’ont fait te dire que ta vie défilait de plus en plus vite ?
F : Les mathématiques ! [Sourire] Quand tu as dix ans, un an c’est un dixième de ta vie. Quand tu as quarante ans, un an c’est un quarantième de ta vie. C’est plus petit, donc ça passe plus vite. C’est comme ça, on n’a pas le choix. En plus de ça, à l’échelle du rap français tout va très vite. Les albums sont consommés très rapidement. C’est pour ça qu’à quelques jours de la sortie de Ça va bien s’passer, je suis à la fois content et pas content. J’aimais bien cette attente, ce rapport exclusif que j’avais avec le disque, l’adrénaline de me dire qu’il va sortir. D’ici une ou deux semaines, ce sera fini tout ça, ce ne sera plus mon tour, d’autres annonceront déjà leur sortie de novembre. Je ne vais avoir que quelques jours pour en profiter… Tout le monde passe tellement vite à autre chose ! Tous les six mois, tu as un nouveau MC qui est considéré comme le mec qu’il faut suivre. À l’époque, une hégémonie, ça durait plusieurs années. Ça va trop vite ! Tu as quarante balais, tu vois les jeunes de 16 à 20 ans qui arrivent au micro et tu réalises que tu as beau avoir vingt ans dans ta tête, tu n’as pas leur âge en réalité, c’est beaucoup plus dur pour toi de paraître frais aux yeux du public. Quand dans mon cas tu vois que ça fait plus de cinq ans que tu n’as rien sorti, tu dis : « waouh, à l’échelle du rap c’est énorme ! » Et paradoxalement, à l’échelle de la vie, ce n’est pas grand-chose. Quant à l’échelle de ma propre vie, c’est entre les deux, un peu flou.
« Je crois en mon disque, à sa forme, à son fond. Mais il ne faut pas que ça reste confidentiel. »
A : Tu as toujours mis beaucoup de temps entre tes albums. Quand on écoute Ça va bien s’passer, il n’y a pas de sentiment d’urgence mais au contraire il y a une impression de recul. On vient de parler du rythme effréné du rap aujourd’hui, comment expliques-tu ne pas t’être fait prendre à cette urgence, ce côté prolifique ?
F : Je pense que ma marque de fabrique est de prendre du recul. Prendre le temps de l’observation, d’avoir du vécu aussi. Si je me forçais à aller plus vite… [Il s’interrompt, comme s’il réalisait quelque chose] Pourtant je me suis organisé pour aller plus vite, notamment via les résidences dont je parlais. Mais c’est aussi parce que j’étais arrivé à un moment où j’avais emmagasiné assez d’informations pour pouvoir y aller. Je pense que prendre ce temps fait que les gens se souviennent de chacun de mes albums. Ça les a touchés à l’époque donc ils veulent savoir ce que je vais raconter maintenant. Après, j’aimerais bien être plus productif, d’autant plus que des morceaux comme « Lutèce » ou « Champion du monde » ont été écrits très rapidement. Mais ils l’ont été grâce au temps où j’ai emmagasiné du vécu. Tout ça, je ne peux de toute façon le prendre que de façon positive : tout ce temps que je passe à ne rien faire, où je suis en manque de création, il m’est nécessaire pour murir ce que j’ai à donner musicalement. En plus je bosse à côté et c’est une véritable volonté de ma part. Là aussi finalement, je me dis que c’est bien car ça nourrit mon rap. Si je n’allais pas travailler tous les matins, aurais-je pu écrire « Avant les regrets » ? Je ne crois pas. Si tu ne bosses pas, je ne suis pas sûr que tu puisses écrire un morceau comme celui-là. J’ai appris à comprendre que tout ce que je fais à côté pouvait me servir. Comme je le disais toute à l’heure, la solution est là, sous ton nez. Et s’il y a bien un reproche qu’on ne peut pas me faire, c’est d’être déconnecté de la réalité. Au contraire, je suis en plein dedans chaque jour.
A : Ton rap influence ta vie et ta vie influence ton rap, ça fait écho à la phrase…
F : [Interrompant la question] « La vie de rue influence le rap j’écris comme si l’inverse était vrai aussi. » Je ne pense pas que le rap influence vraiment la vie de rue. Mais la vie de rue influence le rap, ça c’est sûr.
A : Mais est-ce que le rap influence ta vie ?
F : D’une certaine manière oui, puisque tu as toujours envie d’être dans la wagon, dans la course, de faire du rap. J’ai organisé toute ma vie et celle de mon foyer pour pouvoir le faire. Même aujourd’hui, je me suis organisé pour pouvoir être devant vous. J’ai envie de ça, j’ai encore des trucs à faire là-dedans.
A : À l’instar de la phase que tu viens de citer, tu associes plusieurs fois des phrases qui se répondent entre elles.
F : Oui, je le fais particulièrement dans « Page blanche, nuits roses », où il y a la volonté de montrer qu’on est parfois des opposés au sein d’un couple. Mais hormis dans ce morceau, ce n’était pas forcément conscient ou volontaire de multiplier cette figure de style.
A : Et il y a cette phase où tu dis : « Ils pensent que j’ai un emploi à cause de la crise du disque. Alors que moi je fais des disques à cause la crise de l’emploi. »
F : Bah oui, s’il y a moyen de péter le million, ce sera cool. [Rires] Mais à la base ce n’est pas le projet. Je parle de crise de l’emploi parce qu’il y a de plus en plus de gens qui ne sont pas épanouis dans leur travail. Parce que les places sont chères, qu’on demande aussi de plus en plus de qualifications, qu’il y a peu d’offres tout en nous disant qu’il y a des secteurs où bizarrement, on n’arrive pas à recruter. Je pense que pas mal de gens ont un parcours professionnel qui n’est pas forcément celui qu’ils auraient aimé avoir. Quand j’ai commencé le rap et que c’est devenu sérieux, je ne faisais pas vraiment ce qui me plaisait en dehors, professionnellement parlant. Du coup le rap a été encore plus important, car il a joué ce rôle à côté d’un quotidien professionnel qui à l’époque, ne me satisfait pas. Quand tu as un taf qui te plaît complètement, que tu es super épanoui dedans, tu peux peut-être ne faire que ça. Mais ce n’était pas mon cas. Du coup, le rap a aussi été une soupape pour moi.
A : Pour rester là-dessus, il y a cette phrase assez drôle où tu dis te sentir comme un supporter Sang et Or. Tu as été déçu par un Mamadov et tu espères en croiser un plus fiable un jour ?
F : [Sourire] Je suis surtout passionné comme eux ! Même quand ça va mal je suis là. Et quand je dis que j’espère que l’argent va arriver, c’est pour que ça continue aussi. On ne va pas se mentir : si mon disque est un échec commercial retentissant, ce sera plus dur de trouver des partenaires, de retrouver la confiance chez ceux qui me la donnent aujourd’hui. Et surtout, si commercialement tu fais un flop le public te catalogue direct : « il n’a pas vendu ? C’est que c’est nul ! » Le public ne se pose pas plus de questions, peut-être parce qu’il n’en a pas le temps, je n’en sais rien, mais en tout cas, c’est comme ça que ça fonctionne. Et à l’âge que j’ai, il faut que ça marche pour pouvoir déjà continuer en indé, avec mes propres moyens. Et si on veut que le disque tourne, qu’on fasse des concerts, il faut envoyer un signal aux professionnels autant qu’au public. C’est quelque chose dont j’ai pris conscience récemment : tu peux vendre des milliers de disques, si c’est lors de tes concerts, personne ne le calcule car ce n’est pas comptabilisé. Toute la vente directe, elle est silencieuse aux yeux du public et des professionnels qui ne te connaîssent pas. Alors j’ai changé mon fusil d’épaule. Désormais, je dis aux gens d’acheter mon disque à la FNAC ou chez des disquaires plutôt que d’attendre que je passe dans leur ville ou qu’il soit dispo sur mon site internet. Avant je ne raisonnais pas comme ça. Je me disais : c’est cool de vendre de la main à la main, on est des indés, ça fait partie du truc. Je trouve toujours ça cool d’ailleurs. Sauf que si les journalistes, les magasins, mes partenaires veulent me prendre au sérieux, il faut que ça passe par eux, qu’ils aient des signaux visibles. Je ne parle même pas des radios qui sont aujourd’hui uniquement des suiveurs qui ne te diffusent pas tant que tu n’as pas vendu un certain nombre d’albums. Alors je demande au public qui me suit d’oublier pour cette fois le circuit indé afin qu’ils amplifient ce signal que j’essaie d’envoyer. Si on veut faire plus de concerts, de diffusion, il faut envoyer ces signaux. Si la date à La Machine du Moulin Rouge affiche complet trois semaines avant, c’est un signal pour les programmateurs et les tourneurs par exemple. Aidez-moi à propager ce signal, n’attendez pas la veille pour prendre votre place. C’est important, c’est ça qui nous permettra d’aller plus loin. Après tout ça c’est ma théorie, le mode dans lequel je me suis mis. Dans la réalité je ne sais pas comment tout ça va se passer.
A : Ça va bien s’passer. [Sourire]
F : [Rires] Je crois en mon disque, à sa forme, à son fond. Mais il ne faut pas que ça reste confidentiel. Je vois des mecs qui ont des centaines de milliers de followers et qui malgré tous les calculs savants de streaming ne cumulent même pas cinq cent ventes d’albums la première semaine. Alors imagine mon ratio, moi qui ai bien moins de followers qu’eux. Soit leurs chiffres des vues et des followers sont truqués, soit je suis mort. Si ce ratio qu’ils ont s’applique à moi, ça va être chaud. [Rires] Après je dis sur un couplet qui n’est pas sur l’album : « nombre de fans et ventes d’albums, j’ai un des meilleurs ratios. » En tous cas, les ratios followers/vues par rapport aux ventes sont flippants pour beaucoup de rappeurs.
A : Tu as un public fidèle.
F : Oui mais est-ce qu’il est au courant que je sors un nouveau disque ? Il faut aussi tout remettre dans son contexte : six ans que je n’ai pas fait d’album, je ne fais pas de réseautage toute la journée… Alors oui, c’est vrai j’ai un des meilleurs ratios, mais ça ne fait pas vendre dix mille disques la première semaine non plus. C’est fou l’importance des chiffres aujourd’hui ! J’ai peur que tout ce dont je suis fier et que j’ai fait par envie ne suive pas dans les chiffres.
A : Où mets-tu la limite entre l’envie et la peur ?
F : Je n’ai pas peur.
A : C’est le mot que tu viens d’utiliser il y a quarante secondes.
F : Oui, car il y a cette logique hyper bizarre qui dit : des millions de vues équivaut à génial, faible niveau de vues équivaut à nul. Mais en réalité, des trucs qui font des millions de vues et qui sont nuls, il y en a plein ! Mais la jauge, le baromètre, c’est les vues, pas ce que les rappeurs racontent. Aujourd’hui on se moque d’un mec qui n’a pas eu beaucoup de vues ou qui vend peu de disques et c’est ça qui me ferait chier. Après, il restera la satisfaction, hyper importante, d’avoir concrétisé un projet et de l’avoir fait en me donnant les moyens que ça fonctionne. C’est un objectif rempli dans ma vie et c’est ce qui compte.
A : « On s’ennuie quand on n’a pas d’ennemis » dis-tu sur l’album. Je sais que je sors un peu la phrase de son contexte mais…
F : [Il intervient] Moi, je ne me cherche pas d’ennemis, c’est une phrase d’observation ça. Je ne peux pas m’approprier ces mots comme si c’était ma façon de penser. Mais oui, aujourd’hui, le plus important c’est presque que l’on parle de toi également en mal, pas uniquement en bien. « Si on parle de vous en mal, on parle quand même de vous. » C’est le même principe que : une fausse information est tout de même une information car elle créera le lendemain une nouvelle information via son démenti. « Ah c’était une fausse information ? Mais on s’en bât les couilles c’était une info quand même. Il faudra qu’on dise que ce n’est pas vrai ? Mais très bien, ça fera une nouvelle info ! » Tous les médias ne font pas ça, mais ça existe. Des gens se nourrissent d’avoir des détracteurs. Zemmour par exemple, et il adore ça. Ça fait parler de lui, de ses idées. Plein de gens adorent ça, même dans le rap.
A : Cette phase est issue de « Dos rond » qui parle beaucoup d’indifférence, du mépris que certaines personnes subissent, de désœuvrement aussi.
F : C’est « J’éclaire ma ville » 2018 en fait.
A : Oui mais il y avait de la lumière et de la chaleur dans le morceau « J’éclaire ma ville. »
F : Là il y en a moins, c’est vrai. C’est un morceau que j’ai voulu très cinématographique. On voit ça, on va là, ce sont des angles de caméras qui ont ce côté un peu clinique et froid.
Flynt - « Dos rond »
A : Quand on s’était vus en 2015 pour un autre article, tu m’avais dit Itinéraire bis est mon meilleur album. Je suis convaincu que tu pense que Ça va bien s’passer est désormais ton meilleur album. Tu as d’ailleurs une phrase dans l’album qui dit…
F : [Il complète avant la fin de la question] « J’ai mon meilleur album dans les tuyaux. »
A : [Sourire] Chaque nouvel album de Flynt sera forcément ton meilleur album ?
F : Avec le recul, je ne sais pas si Itinéraire bis est mieux que J’Éclaire ma ville. Je sortais d’une revanche sur certaines choses au moment d’Itinéraire bis. C’était bien. Après, c’est difficile de dire que ceci est mieux que cela… C’est vrai qu’il y avait des petites erreurs techniques dans J’Éclaire ma ville que j’avais gommées lors d’Itinéraire bis. C’était plus précis, plus juste, mieux rappé. À l’inverse, Itinéraire bis n’avait peut-être pas la couleur superbe de son prédécesseur. Et puis il y avait aussi l’effet de surprise du premier album.
A : Là il y a l’effet de surprise.
F : Tant mieux. Du coup oui, Ça va bien s’passer est mieux que les autres. [Rires]
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