Sako & Cehashi : « C’est la sincérité qui permet à un morceau de passer le temps »
Discussion

Sako & Cehashi : « C’est la sincérité qui permet à un morceau de passer le temps »

Discussion croisée entre le rappeur de Chiens de Paille et un beatmaker à la parole rare – et précieuse : Cehashi.

Pour META, Sako a pris son temps. L’Abcdr aussi, avant de publier cette discussion croisée entre trois geeks de musique. Mais quelques mois comptent-ils quand l’album discuté vise l’intemporalité ? Le rappeur de Chiens de Paille a nourri son rap de son métier de parolier pour la chanson française et surtout : de la patte minutieuse du discret Cehashi, producteur de rap de longue date, toujours en activité (Youssoupha, Sam’s) rencontré pendant la période Bombattak. Réservés mais bien conscients de la qualité de leur travail, Sako et Cehashi sont revenus, avec un raffinement honnête, sur ce moment de leur formation, leur conception des duos beatmaker/rappeur, le rôle de l’émotion dans leur musique. Et pour prouver qu’ils n’ont rien contre le rap d’aujourd’hui et que celui-ci est aussi plein d’émotion, chacune des cinq parties de cette longue interview portera le nom d’un album de Jul. Que le rap français inspire en paix.


I. Je ne me vois pas briller

Abcdr : Vous avez eu une période où on a moins entendu parler de vous en musique. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Sako : Quand Chiens de Paille s’arrête en 2010, je monte une structure avec un associé pour faire de la prod et de l’édition musicale. Au bout d’un an, mon associé s’en va à l’autre bout de la planète pour une autre mission. Je me retrouve tout seul, et je suis à ce moment-là très actif dans le métier de parolier. Je veux aussi devenir mon propre éditeur. S’ensuit donc un gros travail de l’ombre, des formations pour apprendre les droits de l’édition. Avoir une boîte, être entrepreneur c’est un métier à plein temps. Et parolier, c’est aussi un métier où on ne prend pas la lumière. Pour ma part, la lumière je ne l’ai jamais cherchée, elle m’est tombée dessus. Ne pas en avoir pendant plusieurs années ne m’a pas dérangé, mais ça ne voulait pas dire que je ne faisais rien.

Cehashi : Alors moi, la lumière elle n’existe pas [rires], je suis toujours dans un studio. Mais je n’ai jamais arrêté, je suis là depuis la période Bombattak, en passant par Taïpan puis Youssoupha.

A : Tu parles dans une interview de moments où tu as voulu arrêter.

C : Ah oui, mais après cette interview-là, je vais vouloir arrêter. [Rires] C’est mon quotidien de vouloir arrêter. Les remises en question, ça fait partie de moi. Sako le sait très bien, je suis quelqu’un dont ça fait partie du processus. J’ai toujours besoin de prendre un moment de recul pour voir où est ma place – si j’en ai encore une, ce que je peux apporter musicalement. C’est souvent lié à des questions de générations, d’évolution du rap… Faire de la musique pour faire de la musique je peux le faire seul, mais je veux pouvoir apporter quelque chose aux artistes avec qui je travaille.

S : Il est plutôt discret mais il faut savoir que quand il passe dans ses périodes d’introspection, c’est allô Houston, il est injoignable. Tu le perds. [Rires] Quand il coupe, il coupe. Il disparaît de la surface.

C : C’est l’avantage d’habiter au Luxembourg. [Rires]

S : Par contre quand il revient, on peut passer cinq heures à parler d’une snare, d’une mélodie, d’un mot utilisé dans un couplet de rap, de soul, dans une musique de film. À la base on devait se dire « on en est où de ce morceau ? », et on finit par refaire la carrière de Kanye West par exemple. De là on digresse, on digresse, on discute des heures et ça nous donne des idées pour faire notre musique.

A : Vos discussions nourrissent votre processus de création musicale, quoi.

S : Exactement et c’est surtout stimulé par les longues périodes de silence. Quand on se reconnecte, beaucoup de choses émergent. Parce que Cehashi, tu ne sais pas quand il apparaît ni quand il disparaît. Quand il est là, il faut tout, tout, tout donner vite. Parfois tu raccroches et regrettes de ne pas avoir dit telle ou telle chose. Donc c’est assez palpitant de travailler avec lui. Et Fred [Nlandu, NDLR], l’ingénieur du son, il a ce truc aussi. C’est pour d’autres raisons, liées à son planning très chargé, mais il a aussi besoin de couper pour se reposer les oreilles. Donc entre Cehashi et Fred, il y a vraiment des adaptations de rythme à intégrer qui sont vachement stimulantes. Parce que quand tu les as et que tu les captes, ils sont 100 % là et il faut que tu le sois toi-aussi. J’ai tort ou pas Éric [Cehashi, NDLR] ?

C : Oui, oui moi j’écoute. Je suis en train de réfléchir à ce que je vais faire les six prochains mois. [Rires] Je suis quelqu’un qui ne produit pas en quantité, je produis en fonction de la jauge d’énergie.

S : Ce qu’il ne te dit pas non plus parce qu’il est modeste, c’est que quand il part dans ses périodes d’introspection, il n’y part pas forcément par choix. Parfois il est dans des combats, j’imagine plus ou moins âpres, avec lui-même, son œuvre, son travail, sa légitimité.

C : Tout à fait.

S : Au final je pense qu’il est crevé quand il revient, parce qu’il a totalement démêlé des choses, maturé des process. Du coup quand il revient, il a une énergie, mais encore des valises. C’est pour ça que c’est passionnant de travailler avec lui, tout est toujours en nuances.

C : C’est bien ça, je ne pensais pas que tu avais capté toutes ces choses-là. [Rires]

S : C’est qu’on se connaît depuis Bombattak, ça fait quand même depuis 2003/2004. Une quinzaine d’années.

C : On s’est retrouvés en studio ensemble pour le mix d’un morceau de Faf Larage et lui sur une prod à moi. Le mix a duré longtemps donc on a eu le temps de discuter. C’était à l’époque de la mixtape de Brasco et El Matador, ils venaient de signer Skread.

S: C’est l’époque où OrelSan gravitait autour de Bombattak, mais il n’a jamais été signé. Ils pensaient même que ça ne marcherait pas.

C: Puis Sako et moi n’avons plus eu de contact pendant des années. A un moment, je devais faire un choix dans la musique. Vu que je ne connaissais pas grand monde dans ce milieu, je l’ai appelé entre deux trajets à pied, et on a pris le temps de discuter une heure. J’avais grave respecté le fait qu’il prenne le temps de me parler pendant une heure sur une question qui était super importante pour moi, un choix de carrière. C’était un dilemme de signature en édition. Et je me rappelle que tu étais la personne de bon conseil. C’est de là qu’on s’est connus et c’est un peu plus tard que nos chemins se sont croisés.

C : Je peux même raconter que la prod que Akh voulait absolument sur ce CD c’est la première prod que j’ai placée – même si je n’aime pas ce mot, « placer » – sur le premier album de Youssoupha. Au final, ni Chill ni toi ne l’avez eue. Ça a donné le morceau « Rendons à Césaire ».

A : Quel regard vous portez aujourd’hui sur cette période Bombattak ?

C : Pour moi, ça a été une espèce d’école. Bombattak, il y a deux périodes : la période mixtapes et la période El Matador, Taxi, plus maison de disques. La période artisanale et la période industrielle. Le moment où Sako et moi on s’est retrouvés sur un morceau, c’était la fin de l’artisanale et le début de l’industrielle. C’est pour ça que ce morceau n’est jamais sorti d’ailleurs, il n’était peut-être pas assez industriel.

S : Dans nos carrières il y a toujours plein de morceaux qu’on a pu faire qui n’ont jamais vu le jour, pour mille raisons. Tu les recycles ensuite ou pas. Le souvenir que je garde de Bombattak, c’est que c’est une période de ma vie que je suis content de vivre mais que je ne revivrai pas. Musicalement, c’est un moment où je rencontre OrelSan, j’étais choqué par le travail de SoulChildren aussi, Skread. C’était une période hip-hop. Bombattak, c’est hip-hop, je retrouvais à Paris ce que j’avais dans le sud.

C : C’est vrai que c’est ton arrivée à Paris ce moment. Pour moi, c’était aussi ma période Nakk, mes premiers projets dans le game. Mark de Bombattak m’a beaucoup a appris à voir au-delà de la création d’un morceau, d’être plus technique, de réfléchir à beaucoup de choses. J’étais fasciné par les exercices qu’il donnait à Nakk, il travaillait avec lui sur son écriture. C’était un coach Mark, un peu.

S : C’est ce que j’allais te dire, il avait un côté paternel avec nous. Avec les artistes en général.

C : Il m’a vraiment énormément appris sur la création des morceaux. Ça vient de lui de me prendre la tête, de faire un trajet dans la voiture d’écouter AZ et de me prendre la tête ou discuter pendant des heures : « tu veux que je t’explique pourquoi il est fort AZ ? » Il a fait partie de ma formation, de ce que je suis devenu par la suite.

A : Tu parlais des exercices qu’il donnait, il lui faisait faire quoi à Nakk ?

C : Il lui faisait regarder des spectacles de Coluche pour comprendre la tournure des phrases drôles, c’était l’époque de morceaux comme « La Tour 20 ». Ou il lui donnait des devoirs, comme écrire un seize sur une tablette de chocolat. [Rires] Des exercices de style. Personnellement je ne le fais pas faire aux gens, mais je sais que ça me fascinait ce côté coach. Il faisait travailler Despo aussi.

A : J’imagine qu’il lui montrait pas des spectacles de Coluche.

C : Non, ils devaient discuter d’autres choses. [Rires] En tout cas, c’est une période assez spéciale. Je viens de faire le lien, c’est aussi à ce moment où on faisait des mixtapes avec des ricains pas connus, je te faisais écouter des morceaux et tu me disais « Avec Nucci Rey O ? Mais c’est mon gars Nucci Rey O ! » Et on était mutuellement impressionnés. C’était le moment où tu venais d’emménager à Paris, en 2007.

S : Cette période, c’était une somme de transitions : Bombattak transite, donc Éric change de crèmerie, moi je change de zone géographique – je m’étais rendu compte qu’entre le travail de parolier, les concerts, les séances de studio, je ne dormais presque plus à Marseille – et un an plus tard, je monte ma première boîte. 2006-2008, c’est beaucoup de transitions.

A : 2006-2008, ce n’est pas un tournant que pour vous, c’est aussi la crise du disque, le rap en général s’apprête à devenir autre chose.

C : Oui, à passer d’artisanal à industriel. On y revient. [Rires]

S : D’où nos questionnements : est-ce qu’on continue, est-ce que c’est fini…

A : À propos de ces périodes d’introspection, vous avez parlé de questionnements sur la légitimité. Qu’est-ce que vous entendez par là ?

S : On s’entend bien parce qu’on a les mêmes questionnements. Notamment, c’est se demander : la tribune que j’ai, est-ce que ce n’est pas une chance que j’ai eu trop longtemps ? Est-ce que j’ai toujours, dans mon écriture, ma façon d’aborder la musique, les idées, suffisamment de niveau pour que ça mérite l’exposition que ça obtient ? Ce sont ces interrogations sur le sentiment d’usurpation comme Médine le traite dans « L’imposteur » [« Si tu vois ma tête en poster, mon vrai visage est de l’autre côté », NDLR] que l’on vit depuis toujours.

C : C’est lié à l’évolution du genre, et parfois c’est l’inverse : est-ce que j’aime pas trop la musique pour en faire ? Je suis peut-être trop passionné pour en faire, je devrais juste écouter comme un auditeur, danser quand un nouvel album de Kendrick Lamar sort. Et ne pas me prendre la tête tous les jours pour savoir comment doit sonner la caisse claire, etc. Ça fait partie de ces moments où je pars pendant six mois sous la surface de la terre. Parfois, je me demande si ce n’est pas devenu moins « bien », on avait des critères beaucoup plus complexes avant… Aujourd’hui, les critères sont différents et parfois des choses passent, j’ai besoin de me demander pourquoi c’est passé. Pourquoi ça fonctionne ? C’est simple, mais je vais écouter. On se prend la tête pour faire des morceaux pendant des années et en fait peut-être qu’il faudrait juste se mettre dans des studios pendant six semaines et ça reviendrait au même, commercialement parlant. Après le kif n’est pas là.

S : C’est une des raisons pour lesquelles le projet s’appelle META. C’est un préfixe grec qui veut dire à côté, à la recherche de. Quand on réfléchissait avec Éric aux titres, celui-là était venu : pourquoi on a fait ce disque ? On l’a fait parce qu’on voulait ce côté « artisance », soigner le détail, prendre le temps de faire les choses, recommencer, se tromper, ce qui était complètement à l’inverse de la dynamique naturelle, classique de production du rap.

A : Tu dis d’ailleurs dans ton autobiographie que les productions de Cehashi sont des « chemins de traverse perpendiculaires à l’autoroute embouteillée sur lequel les rappeurs patientent depuis trop longtemps. » […] Mais juste sur cette question de la légitimité, le fait d’être blanc dans le rap, est-ce que c’est quelque chose qui vous a parfois interrogé ?

S : On avait eu la discussion avec Akh, au moment de la sortie du film Les blancs ne savent pas sauter. Toujours sur le ton de la rigolade. Mais ça ne m’a pas plus marqué que ça. Je pense que ce questionnement se pose mais pas de notre point de vue.

C : Je suis un compositeur, peut-être que je me pose moins la question… Après j’ai rappé aussi, mais il y a longtemps – sur la mixtape TaiChi, qui est encore incroyablement en ligne. Mais cette légitimité, je ne sais pas, ça fait longtemps que je ne me suis pas posé la question. C’est devenu naturel.

S : Le temps passant, on a arrêté de se prendre la tête à propos des sujets sur lesquelles on n’a pas la main. Les questionnements sur les morceaux étaient tels déjà, qu’il y avait déjà beaucoup de travail à abattre.

« Nous, c’est l’instinct. Ce n’est pas n’importe quel musicien qui peut rentrer dans le monde du rap. »

Céhashi

II. Inspi d’ailleurs

A : Vous avez tous les deux l’habitude de travailler en binôme, comment ça se fait ?

S : Pour ma part, c’est culturel, Chiens de Paille c’était un binôme et on a grandi avec ce rap fait de binôme, Gangstarr, EPMD… Et après tu peux chercher plus loin, des duos au sein de collectifs plus larges, comme Snoop/Dre, etc. Il y a un truc qui est notable en vrai, c’est que du jour où on s’est mis à faire cet album à aujourd’hui, on ne s’est pas vus une seule fois, physiquement. Donc depuis 2014.

C : J’ai l’impression que c’est plus facile, en tout cas pour ma part, de faire la bande son de quelqu’un que tu connais, avec qui tu as discuté longtemps, que d’envoyer des musiques à droite à gauche. Ce n’est tellement pas personnel ! Ça me frustre énormément d’envoyer des sons et de ne pas savoir ce qu’ils deviennent. J’ai besoin de savoir ce qui va être raconté, ce que ça devient. C’est comme ne pas connaître le scénario d’un film, ou de n’avoir vu aucune image, ça devient complexe ensuite d’en faire la bande originale. Et pourtant, on ne s’est pas vus une seule fois physiquement. Mais le fait de discuter… Tout au début, on s’était vus en studio chez Tefa, tu avais retenu une instru et quand on communiquait sur cette instru, je sentais tes sensibilités musicales, je voyais où tu voulais en venir. Donc après, quand je me mettais devant les machines, j’étais à la recherche de tes envies. C’est pour ça que je trouve que c’est important de connaître les kifs musicaux les uns des autres. J’aime bien le terme sparring partner en musique. Ou alors, ce que je dis toujours, c’est que le rap c’est un match de ping pong. Si tu fais un match de ping pong contre la table relevée, c’est bof, il faut avoir un partenaire pour pouvoir le faire.

S : C’est une discussion qu’on a déjà eue avec Youssoupha, Lassana m’appelle pour me dire qu’il veut travailler avec Cehashi avant Polaroïd Experience, il me dit « il paraît que vous travaillez ensemble sur un projet, faites-nous écouter. » À ce moment-là, Youssoupha est commentateur pour la Coupe du monde de foot à BeinSport, mais il insiste pour être là pour l’écoute donc on lui trouve un créneau au studio. Il y avait huit morceaux maquettés, il les écoute et dit quelque chose qui m’est resté en tête : « vous avez fait ce que j’ai toujours voulu faire, un album avec un seul beatmaker. Moi je n’y arrive pas, j’ai besoin d’aller chercher quelqu’un d’autre, qui va me ramener un autre truc, puis un autre truc, pour élargir la palette. »

C : Oui, parce que Youssoupha c’est aussi un kiffeur de ces duos-là, Gangstarr et compagnie.

A : Vous n’arriveriez pas à faire un album sans un duo avec un beatmaker ?

S : Si, je pense qu’on y arriverait mais j’ai besoin, comme dit Éric, que quelqu’un me renvoie la balle. Tu m’envoies un instru, j’ai besoin d’échanger avec toi de ce que je vais en faire. Tu l’as fait, donc tu as probablement des idées de flow, d’images, de couleur, de thématiques. Si je pars dans une direction qui ne te correspond pas, ça peut t’enrichir mais ça peut aussi ne pas te plaire, je peux déshonorer, salir ton travail. Si je prenais un instru comme on achète un type beat, quel est l’intérêt de rechercher un beatmaker pour sa couleur ? Dans cet album, les morceaux n’auraient pas la même couleur si ce n’était pas Cehashi qui les avait produits. À l’origine, il devait y avoir plusieurs beatmakers sur ce projet. À un moment donné, je me suis rendu compte que ce n’était pas cohérent, j’ai décidé de tout reprendre à zéro. Et le seul qui est resté, qui me parlait, c’est Cehashi. C’est à ce moment que je lui ai proposé de me suivre et de partir que tous les deux. Pour moi, l’idée était de créer un univers cohérent. Pour « Mauvaise planète », on a discuté, il voyait très bien le travail de Veust, c’est à partir de là que Cehashi nous a envoyé une prod.

C : Tout est parti d’un détail : on parlait d’un morceau de Chris Brown où il y avait un usage particulier de la 808. Sako me dit « Veust aime pas mal ce genre de trucs-là. » C’est ça qui m’a inspiré, je savais que je n’allais pas faire la même prod, mais j’ai fait le lien entre la 808 de Chris Brown, l’univers de Veust, celui de Sako et ce qu’il y avait déjà dans l’album. Ça n’allait pas être une demande du style « t’as écouté le dernier morceau de Drake ? Fais la même chose. » C’est pour ça que parfois mes prods naissent d’un détail, d’un truc qu’on a regardé à la télé… Pour moi, ce sont les détails qui font la musique.

III. La Machine

A : En 2016, Sako tu disais que tu devais sortir cet album qui était fait pour la scène et qui devait s’appeler Quoiqu’il arrive. Pourquoi avoir renoncé à ce projet avec les instrumentistes ?

S : Oui, il y a eu mille titres, et c’est le livre [son autobiographie, NDLR] qui a fini par s’appeler Quoiqu’il arrive. Toute la difficulté c’était de passer de la prod, des machines, aux sons reconstitués par les instruments. Il y a un moment tu perds la texture, l’âme de la prod. Et aussi bons soient les musiciens, les arrangements, les mixs, s’il n’y a plus l’âme tu ne peux pas la reconstituer. Les choses que j’avais en tête qui n’étaient pas du tout là dans le résultat final. Il manquait quelque chose, comme dans Lipopette Bar : la démarche, j’adore, mais le son pour moi ne va pas avec ce que je cherchais. Ou des morceaux de Hocus Pocus : j’adore l’idée de mélanger des instrumentistes aux DJs, aux machines, mais à l’arrivée ça ne frappe pas comme j’ai envie que ça frappe. J’avais ça en tête : si tu mixes des instrumentistes aux machines, il faut toujours trouver la frontière, le moment où tu perds la force de frappe de la machine et sa texture. J’étais allé trop loin sur plein de morceaux, ça ne me plaisait pas.

C : C’est bizarre ce problème de musiciens dans le rap…

A : D’instrumentistes ?

C : D’instrumentistes, mais même de musiciens ! De gens qui connaissent trop la musique. Il manque toujours l’âme. Pourquoi ? Dans le rap, on est des auditeurs avant tout. On est venus dans cette musique par le fait d’être des auditeurs, d’avoir analysé cette musique-là, de l’avoir ressentie… Peut-être que la génération d’aujourd’hui un peu moins. Mais à mon époque, on faisait cette musique d’abord parce qu’on l’avait écoutée, analysée, ressentie… C’est ta vie ! Quand un musicien essaye de faire du rap, j’ai l’impression que c’est… pas du plagiat, mais de l’imitation. Alors que quand tu es un producteur du rap, la moindre note peut faire résonner ce que tu as écouté pendant dix ans de ta vie. Un musicien il va venir et dire : c’est facile, il va le faire. Mais ça ne va pas être ça. On a une manière, dans le rap, surtout avec les samples, d’avoir une culture musicale avant d’être musiciens. Donc ce qui va me parler, ce sont les textures.

S : Dans le morceau « Chauffeur », tu as au début une corde grattée, qui disparaît progressivement et revient à la fin. Cette corde, on en a parlé très longtemps parce qu’on ne trouvait pas sa position dans le mix et c’est Fred qui a trouvé. Il l’a fait à l’instinct, quand on a écouté Cehashi a dit « il l’a placée exactement où je l’entendais. »

C : C’est pour ça que je dis que nous, c’est l’instinct. C’est à force d’écouter, de pratiquer. Ce n’est pas n’importe quel musicien qui peut rentrer dans le monde du rap.

A : Dans Une histoire du rap en France, le socio-historien Karim Hammou raconte que la spécificité de l’arrivée du rap en France, c’est que le son hip-hop est d’abord porté par des amateurs, des « francs-tireurs du goût », avant d’être porté par des musiciens intégrés…

S : Oui, et l’histoire du rap est pleine d’accidents heureux.

C : C’est exactement ce que j’allais dire, c’est pourquoi ça peut être une longue discussion, le rap c’est des accidents et de la musique faite sous contrainte. Contrainte du temps de sampling, des machines techniquement limitées : il fallait être inventif avec les contraintes. Quand les gens ont commencé à être attaqués pour les droits de samples il a fallu les couper différemment, DJ Premier a proposé un découpage… C’est pour ça que c’est une musique qui ne se pratique pas pareil.

S : Et c’est pour ça que les innovations technologiques ont un rôle prépondérant dans son évolution.

A : Oui, j’imagine que l’invention et la diffusion de l’Auto-Tune change forcément quelque chose dans la structure des morceaux, la manière de faire du rap. Enfin je ne sais pas s’il y en a sur META ?

S : Il y en a un peu, sur « Chauffeur » ce n’est pas du vocoder, c’est de l’Auto-Tune et une somme d’effets pour lui donner cet aspect « Blade Runner« . Dans le premier film, tu mets beaucoup de temps à comprendre que la femme blonde n’est pas un être humain et que c’est un robot. Quand elle s’est mise à chanter, c’est l’image que j’avais et Fred je lui ai juste dit pour la voix : « Blade Runner. » Et il est parti sur ce résultat-là, quelque chose de joli mais de désincarné. C’est ma femme qui chante. Et il y a mes filles à la fin, c’est un aspect auquel on a réfléchi avec Éric pour le tracklisting. Les trois derniers morceaux de l’album mettent en avant l’amour, la femme, la descendance et la transmission. Sur la fin, on sort, c’est comme si on avait jeté l’objet dans l’espace, on ne sait pas où il va aller mais on lui a donné cette direction, vers l’amour. Laisser la fin aux enfants, c’est une manière de passer le relais. On l’a fait naturellement. Mais on a remarqué en discutant que Common faisait ça avec son père. Chacun de ses albums finit par son père qui parle. Il y a toujours un rapport à la famille. Parce qu’au final c’est ce qui revient, comme élément fondateur.

A : J’avais aimé dans le dernier album d’IAM le fait qu’ils finissent l’album par un couplet, même bref, de JMK$, le fils d’Akhenaton qui ne fait pourtant pas du tout la même musique.

S : Oui, c’est collectif en plus, c’est tout le groupe qui lui a proposé, pas seulement Akh qui a dit à son fils de venir.

C : Pour revenir à l’ordre du tracklisting, c’est un exercice que j’adore. Ce sont de bonnes discussions. Des détails importants, et comme j’ai dit, la musique est affaire de détails importants.

S : On s’était posé la question de la cohérence de l’ordre des titres à l’occasion de la sortie du double album de Gims et du double album de Drake. La longueur vient du fait qu’ils sont streamés, plus qu’écoutés du track un au dernier. Ce sont des albums dans lesquels tu pioches. On s’est posés la question de savoir si on réfléchissait comme les auditeurs qu’on a toujours été, c’est-à-dire des auditeurs qui vont chercher le fil conducteur, ou est-ce qu’on n’a pas besoin de se prendre la tête. Au final, c’est Éric qui a trouvé la tracklist finale. D’abord, on réfléchissait à la longueur de l’album. Pourquoi Kanye West avait décidé de faire cinq albums de sept titres ? Et la réponse c’est qu’il s’est penché sur le règlement des Grammy, et qu’un album pour être éligible doit soit faire sept titres soit quarante-cinq minutes de musique. C’était les deux critères pour que ce soit éligible en tant qu’albums. Après on a commencé à regarder les albums qui nous touchaient…

C : … Pour pouvoir prétendre aux Grammy, donc. [Rires]

S : Et les albums qui nous touchent ce sont soit des albums de rap, soit de soul, tous très courts. Donc évidemment, Illmatic, certains Kanye West, des albums d’environ dix titres. Pourquoi ? Parce que ça repose sur une idée d’Hitchcock qu’on partage…

C : La frustration. J’appelle ça la frustration positive. Par la brièveté, tu donnes envie d’en redemander. Et vu qu’il n’y a pas de suite, tu réécoutes, tu remets le disque.

S : META est court, mais en même temps on voulait laisser beaucoup d’espace à la musique. À la fin de « Mauvaise planète », il y avait un refrain, on l’a viré pour laisser l’instru s’envoler. Ce morceau a eu quatre structures différentes et en définitive la meilleure était la plus simple : instru, couplets.

A : C’est vrai que META marque par le travail d’épuration, des deux côtés. Sako tu as habituellement un style de rap très dense quand on écoute Chiens de Paille, et là ton écriture est simplifiée.

S : Au niveau du texte, le but est d’être compris. Les morceaux qui traversent le temps sont ceux qui parlent de l’être humain. Pas les egotrips, à moins qu’ils soient vraiment excellents. Et la deuxième chose, c’est que les mots sont simples mais ce sont des mots clés. Un écrivain faisait cette comparaison : les mots sont comme les jetons de casino, ça ne sert à rien d’en avoir beaucoup, il faut juste avoir les bons. C’est mon métier de parolier qui m’a permis de travailler la simplification. Les gens de la chanson française ont en quantité deux fois et demi voire trois fois moins de place que nous. Le choix des mots est donc capital. Et puis au-delà de tout ce que je te dis, le vrai déclic, c’est 2010 : Lil Wayne. Lil Wayne qui rappe sur du reggae dans l’émission présentée par Big Tigger sur B.E.T, Rapcity. Quand il vient avec Birdman, il improvise un couplet de reggae en cabine, et c’est là que je comprends la place du silence, de la musicalité. Le choix des mots, la longueur des phrases… ce freestyle-là a été pour moi une illumination. Donc je me suis penché sur l’œuvre de Lil Wayne, très dense, sur une période particulière.

C : Carter III, Lil Wayne, « top of the world » !

S : Et ce documentaire produit par le fils de Quincy Jones, que Lil Wayne à la dernière minute préfère ne pas diffuser, mais il le diffuse quand même. Tu vois Lil Wayne qui monte son home studio dans une chambre d’hôtel à Amsterdam, et avant de monter sur scène il enregistre, il enregistre… Et il fait toujours la même chose : il enregistre, il réécoute, il épure.

C : Il refait en enlevant des mots. Le moment de ce documentaire où lui-même sort son micro dans l’hôtel, ça a traumatisé des rappeurs : « on peut économiser de l’argent ça déchire ! » Mais juste pour poser une question, ton public ça va peut-être leur manquer le Sako qui ne laisse aucun silence, ce côté performance ?

S : Elle est plus là la performance, elle est dans la musicalité. Au final si tu débites, débites, ne fais pas de la musique, écris un livre, un discours. Il ne faut pas oublier qu’on fait de la musique, ça doit rester musical. Sur META, il fallait que mes textes soient mélodieux.

A : Ça me vient comme ça, on entend souvent cette idée que PNL aurait partagé un album de Chiens de Paille comme clin d’œil à leur influence, et s’ils en partagent la tristesse, en termes de densité, vos styles sont opposés.

S : Oui, eux sont dans l’aération. Cehashi aussi arrive à créer des climats. C’est pourquoi je tiens autant à la version instrumentale de l’album : tu peux écouter l’album sans les textes, tu voyages quand même, les images te viennent en tête. Si les textes ne sont pas à la hauteur, ils gâcheront les instrus. Ça rejoint la question de départ sur la légitimité, sur ce que je peux apporter… Si les instrus sont déjà autant parlants, imagés, qu’est-ce que tu peux faire dessus qui peut l’améliorer ?

C : C’est pourquoi il faut travailler ensemble. J’ai toujours un problème quand les rappeurs disent « ouais je baise l’instru », tout ça. Ben je sais pas communique ! [Rires] Je trouve que c’est un travail commun.

A : Vous laissez du temps à l’instru à la fin de chaque morceau.

S : Réécoute des albums comme My Beautiful Dark Twisted Fantasy, un titre comme « Devil in a new dress », beaucoup de place est laissée à l’instru.

C : On peut même aller plus loin, des albums de Gangstarr, alors que c’est des prods toutes minimales, ou des albums de DJ Premier, il laisse la musique même à la fin. C’est même pour ça qu’on pouvait lui voler des caisses, des trucs comme ça ! Pour nous c’était totalement pratique. [Rires]

S : Et aujourd’hui, le streaming fait que plus un titre est court, plus il est réécouté.

C : D’où cette histoire de la mort du troisième couplet.

S : Exactement, la punch de Dinos « j’étais dans le rap avant la mort du troisième couplet. » Elle est extraordinaire.

C : Dinos, j’avais fait un morceau avec lui pour son premier EP, il a dix ans de moins que moi et j’avais l’impression de parler à un gars qui avait le même âge. Même dans ses références culturelles, je n’ai jamais compris comment il pouvait les avoir à son âge.

S : Pour moi avoir des références ça ne veut pas dire être un vieux.

C : Mais Dinos il en a, il faut presque les avoir vécues pour avoir envie de les écrire. En tout cas j’ai toujours été impressionné par ça chez lui.

« La transgression c’est de dire que notre musique à nous, le rap, n’est pas enfermé dans ses codes  »

Sako

IV. Demain ça ira

A : Il y a plus de dix ans entre l’enregistrement des premiers titres – le texte de « Rêves de gamin » est écrit en 2010 – et les derniers…

S : Les paroles de « Rêves de gamin » étaient à l’origine un titre de Chiens de Paille, « Pourquoi pas moi », qui incarnaient la fin de Chiens de Paille et le début d’une nouvelle période. C’est pour ça qu’on l’a mis en premier dans META. J’y tenais. Et la version musicale, Cehashi en avait fait un remix il y a très longtemps, et on l’a laissé dormir. Parce que la première fois, je n’avais pas compris son swing, comment il tournait le morceau. Je ne retrouvais pas ce que j’avais dans la descente du refrain.

C : Tu m’avais envoyé l’a capella sans que je connaisse le morceau original.

S : Voilà, et ce n’est que quelques mois plus tard que j’ai réécouté et là, ça m’a sauté aux oreilles : c’est ça, c’est la bonne version. Mais il m’a fallu un temps d’appropriation. Comme certains albums les plus attendus du moment, tu n’es pas dans la bonne phase dans ta vie pour les apprécier, il faut y revenir ensuite. Ça m’avait fait ça pour l’album Things Fall Apart de The Roots ou Welcome to New York City de Cam’ron. J’ai réalisé après que c’était de la folie, quand mon horloge interne était prête.

A : Comment on fait pour qu’un album sonne intemporel ?

S : Par exemple « Rêves de gamin », je l’ai vidé, vidé, vidé. On a travaillé sur tous les morceaux à aller vers le vide. Notre travail ça a été de se dire : jusqu’où on peut aller dans le vide sans perdre l’âme ? Résultat on gardait ce qu’il y avait de plus fort sur chaque titre : leur puissance mélodique, tant au niveau des textes sur les gimmicks, que les mélodies dans les instrus. Quand les gens connaissent très bien ou ne connaissent pas du tout un morceau, c’est la mélodie que tu fredonnes, qui te marque. Les mélodies sont intemporelles, ce qui est marqué dans le temps ce sont les arrangements que tu fais autour. Donc on s’est dit que ce qui allait nous faire sortir du temps, c’est de minimiser les arrangements. Très peu de backs, à part dans le morceau avec Aketo et sur le couplet de Veust. Pas de backs, pas d’ad-libs.

C : Après j’avoue je suis un facho des backs et des ad-libs. Souvent quand on m’envoie des sessions, je les mute. Et je les renvoie sans ! [Rires] Pour moi, c’est un souci d’honnêteté. C’est comme si tu parlais avec quelqu’un et qu’un gars derrière le backait, ça ne veut rien dire. Non, pour moi il faut que ce soit une personne qui te parle, qui te raconte.

S : Quand le morceau touche à des thématiques humaines, sincères, les backs sonnent artificiels. Quand tu parles d’amour à ta femme ou à ton mec, tu n’as pas une voix qui arrive en double, en triple pour appuyer ce que tu dis !

C : Imagine : je t’aime ! Brah, Skrr, je t’aime ! [Rires] Moi en tout cas je le vis avec pas mal de gens, même Taïpan, Sam’s, dès qu’ils sortent des morceaux où je ne suis plus avec eux, il y a plein de backs. J’ai un jour enregistré un rappeur, une légende pour moi, dans le cadre d’un featuring avec Youss. Je me suis permis d’enlever les backs, c’était à trois heures du matin, je savais qu’il n’allait pas remarquer, je l’ai envoyé au mix en ayant muté les backs. Même musicalement… Avec la voix de Sako par exemple, ce serait gâcher des choses de rajouter des backs.

S : C’est une école, j’ai longtemps essayé de faire des morceaux à backs, ça ne marchait pas… Sauf si ce sont des morceaux à fond dans l’énergie, sur scène, là oui – celui avec Aketo par exemple. Prends n’importe quel album de Nas, Nas is like produit par Premier par exemple, il y a des punchlines avec une énergie folle tu te demandes « ils sont combien ? » et il n’y a pas un back. Les musiques ont leur propres codes, Ray Charles a inventé le multipiste, mais hors rap, Jacques Brel, Brassens, jamais de la vie ils se backent.

C : Après des gens l’ont fait parce que les backs c’était une révolution musicale aussi. Le multipiste. Dans les années 1980 quand les gens ont découvert les synthés, les gens voulaient utiliser des synthés, alors que ça n’est pas forcément plus beau qu’un piano.

S : Après c’est aussi une question de : 1) est-ce que tu sais le faire, et 2), est-ce que ça a un intérêt. Pour moi un bon backeur c’est genre Jim Jones, on dirait que sur son propre texte c’est la voix de sa morale qui parle, puis son propre diable. Tout est appuyé, c’est présent presque au même niveau que sa voix lead, mais ça ne me dérange pas, ça fait partie de son identité.

C : Même pour Migos, ça fait partie de leur musique. C’est leur talent, leur truc, c’est ce qui a fait ce qu’ils sont.

A : Aujourd’hui, des rappeurs sont reconnus pour leur talent en termes de back et d’ad-libs, Niska par exemple, Nekfeu lui a demandé de les faire sur un titre à lui, c’était ça leur feat.

C : C’est ça, et c’est vrai que c’est ce qui fait le talent de Niska. C’est une touche artistique. Je trouve que si tu racontes quelque chose d’intime par contre, ça ne sert à rien d’en mettre. Là, on voulait les limiter au maximum.

A : Dans META, j’avais vu trois thèmes, une forme de reconnaissance pour le rap, le côté politique – l’idée qu’on vit dans un monde très critiquable, avec « Mauvaise planète », « Ce monde-là », « Prophétie » – et l’amour, le thème plutôt de la dernière partie de l’album. Une phase le résume : « c’est dans ce monde qu’il va falloir s’aimer. » Est-ce que ça correspond à la structure de l’album que vous avez pensé ?

S : Je trouve ça bien résumé. Pour le côté reconnaissance pour le rap, c’est sûr que le rap m’a apporté des choses positives. À la base j’étais bagagiste. C’est le rap qui m’a fait rentrer dans une bibliothèque, pas l’école. C’est le rap qui m’a fait devenir entrepreneur avec son lot de joies et de douleurs. Le rap est là à toutes les périodes de ma vie. Pour le côté politique, je ne sais pas si c’est le fait d’avoir des enfants qui a exacerbé cette sensibilité, mais si des gens trouvent qu’on vit dans un monde normal, ils ont un problème. On a foutu en l’air cette planète, notre mentalité les uns par rapport aux autres est néfaste. Vous vous rappelez de Matrix ? Il y a une scène entre John Smith et Neo, il dit « j’ai essayé de vous comprendre les humains, mais vous êtes de mammifères qui ne s’entraident pas. Dès que vous brisez quelque chose vous allez ailleurs. Les mammifères ne font pas ça, ceux qui font ça ce sont les virus, vous êtes des virus. » Le temps passant, j’ai arrêté de regarder la télévision, de me renseigner sur tout ce qui est géopolitique parce que c’était des débats qu’on avait avec Akhenaton. Aujourd’hui j’en suis au stade Stephan Eicher, « Déjeuner en paix » [sourire], ce qui me fait tilter encore plus c’est de savoir, de voir et de rester impuissant. J’ai une tribune, aussi petite soit-elle, donc je ne veux pas la gâcher et ne pas transmettre une idée, faire réfléchir, produire une émotion. Parce que c’est ce que le rap a fait pour moi. Me faire découvrir des gens qui ont fait du bien pour les autres, des idées… C’est ce que je disais à Youssoupha, c’est qu’il donne envie. On vient d’une période où on rappe pour éteindre des carrières, « que le rap français repose en paix », etc. Je préfère quand le rap fait l’inverse. Je veux donner l’envie à d’autres d’en faire.

C : C’est la même chose, le rap m’a fait découvrir, par le sample, plein d’autres musiques, ça a élargi ma vision. J’aime encore beaucoup prendre des claques, textuellement, musicalement. C’est pour ça que je parle beaucoup de Kendrick Lamar, à la fin d’un de ses albums, je me pose plein de questions. Après je sais qu’il y a ce côté entertainment, je comprends. Quand c’est formulé, même pour l’entertainment, de manière intelligente, ça tue. Une bonne vanne c’est génial. Mais j’adore réfléchir après avoir entendu de la musique. Réfléchir, ressentir des choses. C’est même pour ça que j’ai appris à aimer le rap, en premier lieu. Qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce que c’est ? Je n’ai pas beaucoup lu dans ma vie, mais les albums, c’était mes livres. Donc quand j’écoutais des albums de merde c’était comme lire des livres de merde, qui ne me faisaient pas avancer dans la vie.

V. Émotions

A : L’amour est central dans l’album. Cehashi, comment, musicalement, on met « l’amour au creux d’une mélodie ? »

C : C’est un peu « The Gift and the Curse », comme dirait l’autre [référence au sous-titre de l’album de Jay-Z, NDLR] : j’ai une espèce de défaut qui est aussi un atout, c’est que je mets beaucoup d’émotions dans ma musique, on me le reproche parfois. On me disait souvent que mes instrus étaient trop triste ; je disais que je ne les trouvais pas tristes, mais pleines d’émotions. Donc compliquées pour les gens qui ne veulent pas être trop deep dans l’écriture. Mais à un moment, j’ai arrêté de chercher autre chose que cette émotion. Je pense que quand deux personnes se trouvent, que l’une veut raconter une émotion, celle qui en fait la bande son la transmet forcément. Si tu te penches sur ma discographie, tu verras souvent que je signe les morceaux « émotions » des artistes ou de l’album en question. Et Sako parlait du fait d’être devenu père, je crois que ça a surdéveloppé chez moi ce côté émotif, je me suis dit « alors là, j’y vais, tout droit ! »

S : Il y a un moment dans sa vie où il faut faire ce qu’on est. Moi je ne vais pas m’inventer des émotions, des rôles ou des personnages parce que ça va correspondre aux codes du moment. L’intemporalité elle est là aussi ; la transgression, dans le fait de parler d’amour ; à  l’heure où tout le monde veut faire du sale, faire du propre.

A : C’est aussi dans ton autobiographie : « dans le climat musical actuel, témoin de la course pour devenir le plus riche, le plus fort ou le plus gangster, je suis convaincu que la vraie transgression, se résume à simplement parler d’amour. » [Quoiqu’il arrive, 2016, p.300]

S : Ouais, je suis d’accord avec ce mec ! [Rires] La transgression n’est pas que musicale, elle est aussi dans les idées qu’on aborde.

A : L’amour est un thème très présent dans la chanson française pour le coup.

S : Mais dans le rap, je caricature volontairement, les nouvelles générations quand tu les écoutes, c’est : problème de couple, problème de drogues, cavales et niquer des mères. Mais pour moi le rap c’est tellement plus que ça, que je ne peux pas m’en contenter. Mais bien sûr que l’amour est un thème omniprésent. Toute la discographie d’OrelSan par exemple, c’est rempli d’amour en fait.

C : C’est le thème le plus classique. Et même quand il y avait ces autres thématiques dans le rap qu’on écoutait, elles étaient dites d’une manière qui te faisaient grandir.

S : Mais là on est en train de passer pour des gens qui disent « le rap c’était mieux avant » alors que pas du tout…

C : Non je pense juste que c’était pareil, sauf que nous, on le découvrait pour la première fois. C’est comme un film que tu vois pour la première fois, tu le trouves forcément mieux. La deuxième tu vas remarquer d’autres détails, tu vas prendre d’autres choses, puis à force tu en as un peu marre.

S : Et c’est qu’à un moment donné tu lâches prise. Tu arrêtes avec les codes de ta musique, avec les codes du personnage, tu donnes juste ce que tu as à donner. Ça peut passer par des mots d’amour. Dre avait cette phase : « les gangsters c’est ceux qui savent pleurer. » Dans « Mon roi », Youssoupha dit « toi t’es courageux parce que parfois tu pleures. » De ne pas avoir honte de ce qu’on est, d’être un humain, de ressentir plein d’émotions qui ne sont pas dans les codes classiques de notre musique, c’est aussi de la transgression. C’est de dire que notre musique à nous, le rap, n’est pas enfermée dans ses codes. Qu’on peut l’emmener ailleurs. Le rap est riche de tout. Donc il faut parler de tout.

C : Et on ne peut pas se cacher de ce qu’on est, il faut être honnête avec ce qu’on est. Et être honnête avec ce qu’on est, ça implique ce genre de propos.

S : Ça rejoint aussi la démarche d’épuration. On se vide des apparats, on ne garde que ce qui est essentiel. C’est la sincérité d’un morceau qui lui permet de passer le temps. Si le morceau est calculé, il ne passe pas le temps aussi bien arrangé soit-il.

A : Pour écouter pas mal de rap d’aujourd’hui, je trouve qu’il parle beaucoup d’émotions. Mais dans cet album, je trouve une forme de sérénité que je ne trouve pas ailleurs. Le rap que j’écoute, même quand il parle d’amour, est peut-être toujours… inquiet.

S : Alors ça, c’est peut-être lié à l’expérience, ou à l’âge.

C : Au recul.

S : Oui. Plus jeune, j’ai toujours eu ce sentiment d’être un usurpateur, donc j’ai toujours tout donné dans mes morceaux en me disant à chaque fois que ça pouvait être la dernière fois que je suis derrière un micro. C’est pour ça que j’avais ce flow très dense, il fallait que j’en dise un maximum. Il y a toujours eu une forme d’urgence. Et aujourd’hui j’ai toujours ça, mais sans l’urgence. Je me dis que c’est peut-être mon dernier album, mais que du coup ce qui doit rester dedans doit honorer cette musique ; ça doit la magnifier, la mettre à l’honneur. C’est peut-être de la sensiblerie, des bons sentiments – et on sait que ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne musique – mais en tout cas c’est ma perception. Si c’était mon dernier disque, j’ai envie qu’il soit honorable pour le rap. Et pour moi, être honorable pour le rap, c’est être sincère.

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