Dan de Ticaret, tonton fringueur
Interview

Dan de Ticaret, tonton fringueur

Des balbutiements du hip-hop en France aux années fastes de la fin du siècle, la boutique Ticaret aura été le repère d’un mouvement en marche. Carrefour de rencontres et d’aventures, elle est devenue le symbole d’une époque où tout était à faire. Derrière le lieu mythique, un homme : Dan.

Photographie : David LS

Abcdr du son : Tu es né à Paris ?

Dan de Ticaret : Oui, je suis un enfant d’ici. Mes parents sont de Fort-De-France. Ils sont venus en France dans les années 50 et je suis né en 1960. Mes cousins habitaient à La Courneuve. Quand j’y repense ou revois les photos, ça ressemblait vraiment à Harlem, notamment pour la sape. Moi, j’étais de Vitry. Je suis retourné y habiter. Dans mon coin, ça a toujours été calme. Mais quand j’allais à La Courneuve, c’était bien bandit, sauvage, un autre univers. J’ai commencé à écouter de la musique sérieusement vers 68/70. Le déclenchement a été la mort d’Hendrix. Mon grand-frère en était fan. J’ai été élevé au rock, notamment français : Martin Circus, Triangle… Ensuite, Woodstock m’a beaucoup influencé. Puis je suis arrivé au jazz-rock : Chick Corea, Mahavishnu, Herbie Hancock… On aimait cette musique parce qu’elle était variée. On dansait beaucoup dessus. Je suis venu à la funk après Bob Marley. Mes cousins de La Courneuve étaient très portés sur James Brown. Ils me l’ont fait écouter et j’ai détesté parce que c’était la même boucle tout le temps. Et, des années après, on a samplé et j’ai kiffé ce côté répétitif qui me rebutait au départ.

A : Comment se fait le glissement vers le hip-hop ?

D : Je me suis mis au roller, c’était à l’époque des premiers Walkman. Je suis allé à la montagne et je traînais en boîte le soir. Le DJ avait du diabète et ne pouvait plus assurer. Le patron m’a proposé de faire un essai, je n’avais jamais fait ça mais j’ai dit : « D’accord mais je veux d’abord écouter tous vos disques. » À l’époque, les boîtes avaient leurs propres caves à disques. Les DJ n’apportaient pas les leurs. J’ai été plutôt bon et c’est là que j’ai découvert le rap via Deuce de Kurtis Blow. Et puis je suis tombé sur un article qui parlait d’un nouveau courant aux États-Unis et qui détaillait notamment le procédé du scratch. Ça avait l’air incroyable. Je vais dans la boîte pour essayer : je mets ma main sur le disque et la musique s’arrête. Je ne comprenais pas du tout et j’ai donc laissé tomber. En revenant sur Paris, je me suis remis au roller. On s’intéressait à tout ce qui était ricain. J’ai vu une affiche Les meilleurs danseurs de New York. Moi qui aimais la danse et les Ricains, ça m’a interpellé. Le concert ne m’a pas beaucoup plu au départ. Les breakers, j’ai trouvé ça bidon. C’était de la gym, je ne comprenais pas le trip. Crazy Legs m’a impressionné quand il a fait son tour sur la tête mais il est tombé comme une merde ensuite : « Putain mais y a pas de feeling là-dedans ! » Puis Mister Freez est arrivé avec sa marche arrière et ses trucs de robot et, là, j’ai pris ma claque et attrapé le virus. Quelque temps après, Beat Street est sorti et tout le monde a pris la vague. À cette époque, quand tu allais au cinéma, tu payais une place mais tu pouvais rester autant de séances que tu voulais. On y retournait rien que pour voir et apprendre les deux minutes de Crazy Legs. On se défiait. Il y avait des mecs de New York et surtout des mecs de Troyes, qui étaient super forts. Avant, il y avait des défis en roller. Quand le break est arrivé, on a enlevé nos rollers et on a continué à s’affronter.

A : Quels sont les premiers rappeurs que tu fréquentes ?

D : Jhony Go et Destroy Man. Mais c’est bien après. J’étais danseur et on m’avait fait connaître Ibiza. J’y étais en vacances, le mec de la boîte avait kiffé la manière dont je dansais et m’avait dit : « Mais tu veux pas rester pour danser, je te paye… » Je suis donc redescendu à Ibiza et, dans la boîte, il y avait DJ Fab, qui lui était smurfeur. Moi, j’étais breaker. On s’est défié et, de là, on a fait un binôme. On a dansé tous les deux le soir pendant deux mois, ça nous payait l’hôtel. L’année d’après, Fab est venu avec ses platines et c’est là que m’est revenu le goût. J’ai kiffé Run-DMC et Beastie Boys. Dans une boîte, j’ai mis Run-DMC et il y a un mec qui monte et dit : « Putain mais c’est qui ce DJ qui met ce son-là, il déchire ! » C’était Jhony Go. Les Black Panthers kiffaient le rockabilly à l’époque. On est vers 84, je pense. Je n’avais pas encore la boutique. Eux préparaient leur premier album avec Deenasty. Jhony Go m’a proposé d’être leur DJ. Ils avaient un autre DJ plus officiel, Max, très fort en scratch. Il travaillait avec Destroy Man et moi avec Jhony Go. J’ai travaillé sur son album. On avait acheté des boîtes à rythmes qui samplaient une seconde. J’avais su par l’intermédiaire de Khéops que si tu accélérais le truc puis le ralentissais, tu gagnais du temps et de la mémoire. Ceux qui composaient les tempos étaient les rois. Sheek de Nec + Ultra était très fort. Il faisait de la beatbox et il a déchiré quand il s’est mis à composer. Jhony Go était dans une maison de disques. Elle lui avait dit de travailler avec Mariano Beuve, décédé aujourd’hui, pour enregistrer. Et Mariano trouvait ce que faisait Jhony Go un peu trop enfantin. Ce n’était pas du vrai rap hardcore. Il était venu me voir et m’avait demandé : « Daniel, tu connais pas un groupe de rap renoi véner’ ? » J’avais déjà la boutique à cette époque. Je connaissais la réputation de Ministère A.M.E.R. J’ai vu Kenzy en boîte un soir et je les ai mis en contact. Le lendemain, ils sont arrivés à dix chez Mariano [sourire].

A : Tu avais rencontré le Ministère A.M.E.R. par quel biais ?

D : C’était avant le maxi Traîtres. Un jour, ils me ramènent à la boutique un tee-shirt siglé « A.M.E.R ». Il était à consonance renoi. Moi, je voulais que la boutique soit neutre, on ne voulait pas faire de politique. J’ai refusé. Mais ils sont revenus un jour et – ils me l’ont raconté ensuite – ils étaient vraiment déterminés. Ils ont été surpris que j’accepte. Si j’avais refusé une nouvelle fois, c’était même pas la peine… J’ai accepté parce qu’avec le temps, le rap français avait pris de l’importance et les tee-shirts avec. Ils s’en vendaient beaucoup donc je me suis dit : « Pourquoi pas les leurs ? »

A : C’est de là que se noue la relation avec Moda ?

D : Après les avoir présentés à Mariano, je devais faire quelques musiques pour leur album. Un jour, Moda vient me voir : « J’ai laissé tomber Ministère A.M.E.R., tu veux pas me faire des musiques ? » Kenzy et Ministère A.M.E.R. sont revenus à la boutique avec lui. Le Secteur Ä, tu ne t’amusais pas avec eux. « Chez qui tu vas ? Même si c’est Dan, on va voir. » Même s’il était parti, il fallait quand même qu’il y ait leur aval. Je devais même faire les musiques pour Moda avec Guetch au départ. Ils étaient véner’ après Moda parce que l’album Pourquoi tant de haine était pratiquement terminé quand il les a laissé tomber. Il s’est embrouillé avec Mariano : « Ouais, il nous arnaque, je me taille »… Moda a exigé qu’on efface sa voix de toutes les bandes. Ils ont dû refaire l’album. Finalement, ils m’ont laissé bosser tranquille avec Moda sans doute grâce à ma réputation et l’aide que je leur avais apportée. On se retrouvait chez moi tous les soirs de vingt heures à deux heures du matin. J’avais juste un sampler, un EPS. Je l’avais acheté 17 000 francs, à crédit. Je l’installe chez moi et je n’arrive pas à l’allumer. J’étais dégoûté. Le lendemain, je lis le mode d’emploi, première ligne : « Mettre la disquette OS ». Je l’ai mise et tout s’est allumé [sourire]. Pour te dire à quel point je ne savais pas me servir d’un sampler. J’ai tout appris sur le tas. On a fait quelques morceaux super intéressants. On a connu Étienne de Crécy et un ingénieur du son qui travaillait à Plus XXX. Ils avaient les clés et un soir, en douce, on est allés enregistrer un six titres concept. Les titres ne sont jamais sortis, à part « Propre ou malpropre ».

Moda et Dan - « Propre ou malpropre »

A : Comment vous retrouvez-vous sur les Cool Sessions ?

D : Un jour, Tefa passe à la boutique : « Ouais, y a Solaar et Jimmy Jay qui sortent une compil’, dis aux mecs de déposer leurs cassettes. » Il me donne l’info à la boutique parce qu’il sait qu’elle va pouvoir se répandre. Et je lui dis que je fais des musiques avec Moda : « Ok, amène. » Moda n’était pas très chaud : « Tu ne leur fais écouter que deux ou trois titres, ne leur laisse pas la cassette. » Jimmy Jay trouve les sons mortels et nous veut sur la compil’. Entre-temps, je fais la boucle de « Moda et Dan s’ennuient ». C’est la première fois qu’au moment de faire une boucle, je ne sais plus où est le début et la fin, elle roulait trop bien. On l’a même fait écouter à Joey Starr. Moda revient deux jours après : « J’ai écrit un morceau pour nous présenter tous les deux. » C’est là que naît le groupe. Avant, ça n’en était pas un. Jimmy Jay avait repéré « Propre ou Malpropre » ou un morceau comme ça. On lui dit qu’on veut en faire un autre. Il passe au studio pour donner l’aval. Il entend la boucle : « Ok, c’est bon. » [sourire] Le morceau est devenu l’un des trois singles, avec Ménélik notamment. Ça m’a fait chaud au cœur la première fois où je l’ai entendu sur Nova. Il passait en playlist au moins vingt ou trente fois par jour. La maison de disques va voir Jimmy Jay pour lui dire : « Ce morceau est la locomotive de la compil’, il faut faire un vrai clip. » Parce que le truc de M6, c’était pas un clip. On était allés enregistrer à Rapline et on avait demandé au gars si on pouvait revenir quand il ferait le montage. Le gars a regretté [sourire] : « Putain mais je suis en train de faire votre clip là ! » Jimmy Jay avait vu l’engouement et avait proposé de nous signer. On a refusé parce qu’on avait vu Soon E MC, le lieutenant de Solaar, et Moda a dit : « Moi, je ne veux pas être un sous-Solaar. » Ayant signé nos éditions, on pensait que ça allait décoller pour nous. Jimmy Jay a répondu à la maison de disques : « Non non non, moi je m’en bats les couilles, ils ont pas signé chez moi, ça m’intéresse pas de mettre de l’argent sur eux. » Parce qu’il devait mettre de l’argent personnellement pour le clip. Et là, il y a eu le coup de force, la maison de disques lui a dit : « C’est simple, si vous ne mettez pas l’argent sur le clip de Moda et Dan, on arrête la compil’. » Et ils ont arrêté de produire la compil’ et de la promouvoir.

« Mariano trouvait ce que faisait Jhony Go un peu trop enfantin. Il était venu me voir et m’avait demandé : « Daniel, tu connais pas un groupe de rap renoi véner’ ? » »

A : Ensuite, vous enchaînez avec votre EP : Ça se passe comme ça

D : Suite au petit succès du morceau, on signe nos éditions chez BMG, qui nous donne 100 000 francs. On achète du matos. On avait été impressionnés la première fois qu’on était allés chez Jimmy Jay : il avait un S8, un ordinateur… Nous, on n’avait qu’un synthé. Donc on achète du matos et, idem, on ne savait pas s’en servir au début. On a fait notre petit studio et c’est là qu’on a eu l’idée de faire Ça se passe comme ça et d’inviter les Sages Po’, Driver, Kybla, Eben… Il devait il y avoir Kandia et BP aussi. Eben et BP devaient faire un duo mais BP n’était pas là le jour de l’enregistrement et Eben m’a dit : « Mais c’est pas grave, je fais les deux parties si tu veux, la ragga que je voulais faire et celle rappée. » C’est comme ça que c’est devenu un solo. Ça a été une super aventure. Moda est allé avec la bande en Angleterre pour presser les disques et les a ramenés lui-même. On en a pressé cinq cents. C’était vraiment de l’auto-production. Et au moment où on le met dans les bacs, il y a Les Jaloux de la Cliqua qui sort, dans la même semaine. C’était vraiment au-dessus de tout ce qui avait été fait. On ne les connaissait pas encore à l’époque. On les a rencontrés ensuite pour la compil’ qu’on préparait.

Les Sages Poètes De La Rue ft. Moda & Dan - L’attitude neg

A : Vous avez maintenu le contact avec les Sages Po’ suite à votre collaboration ?

D : Oui, on a gardé assez longtemps le contact avec les Sages Po’. C’est Dany Dan qui m’a fait découvrir le Wu-Tang d’ailleurs. Un mec de New York m’avait ramené des disques. Dany est passé à la boutique : « Putain, t’as du Wu-Tang, c’est mortel ! » Moi, je ne connaissais pas du tout, j’ai trouvé ça bien mais sans plus. J’ai pris la claque après coup. Il y a un super album qu’on a fait chez Sages Po’ et qui n’est jamais sorti faute de moyens. On voulait vraiment le sortir avec une maison de disques mais on n’a pas pu. Les Sleo avaient fait la moitié des musiques. Nous, on avait un problème avec les basses et les Sleo et les Sages Po’ avaient de super bonnes basses. D’ailleurs, le morceau qu’on a fait avec les Sages, c’est Melopheelo qui l’a composé en une demi-heure. Il était très fort. Il l’est encore d’ailleurs, Zoxea aussi.

A : Vous n’avez jamais eu l’occasion de signer en maison de disques ?

D : Non, jamais. Mais il y a eu une petite gue-guerre avec Ministère A.M.E.R. qui nous a nui. Quand « Moda et Dan s’ennuient » est sorti, on était vraiment en tête de gondole. Et je crois que Stomy et Passi ont demandé à Moda : « Vas-y, présente-nous à Jimmy Jay… » et Moda n’a jamais voulu. Ça a été la vengeance par la suite. Ils nous ont torpillé. Pas forcément Stomy et Passi, plutôt Kenzy. C’est simple : un jour, on a connu le manager de La Brigade qui avait de super contacts et lui a réussi à nous avoir un rendez-vous chez Sony. On va chez Sony, dans le bureau, c’était une nana qui était, je crois, une ex à Stomy. Je ne sais pas si elle savait qu’elle avait rendez-vous avec nous, peut-être qu’elle croyait qu’elle avait juste rendez-vous avec le manager de La Brigade. Elle nous demande si on a des cassettes ou des DAT. Elle fait : « C’est Moda et Dan ? J’ai dit que je ne voulais pas de Moda et Dan ! » Elle nous a virés direct du bureau. Kenzy était présent ce jour-là. Une fois, je l’ai croisé à Urban et je sais qu’il se sentait un peu redevable envers moi. Il me dit : « Tiens Daniel, prends ma carte de visite, appelle-moi. » Sans doute qu’il voulait que je fasse un morceau pour un de ses groupes, qui marchaient tous bien à cette époque. Ce jour-là, j’étais avec Moda. Je dis à Kenzy : « Attends, je suis pas tout seul. » Il a vu Moda, lui a serré la main et je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Je crois qu’il avait vraiment une dent contre Moda. Il n’a pas apprécié quand Moda n’a plus voulu bosser avec Mariano et a demandé à effacer les bandes. En plus, A.M.E.R, c’est une association de loi 1901 fondée par Moda. Juridiquement, ça lui appartenait et, pourtant, il leur a laissé l’exploitation du nom.

A : C’est toi qui as produit l’album Thèse/Antithèse ?

D : Non, c’est Moda. À ce moment-là, j’étais vraiment pris par la boutique et il a quasiment tout fait seul. Il a dû prendre un ou deux de mes instru’ mais c’est vraiment un album de Moda, on n’a pratiquement pas bossé ensemble. C’est sorti en indépendant chez Night & Day. Moda avait laissé tomber son boulot pour le groupe. Moi, je n’ai pas arrêté ma boutique pour le groupe. Il m’en a un peu fait le reproche. A cette époque, mon associée vivait à New York donc j’étais seul à gérer la boutique.

A : Il y a un beatmaker qui t’a particulièrement marqué ?

D : Mehdi ! Il a passé une bonne période à enregistrer des maquettes à Ticaret avec Kery pour leur premier album, Original MC’s. Il m’a impressionné avec son matériel. Son cousin lui avait construit une espèce de synthé Roland. Il n’y avait pas de cache, c’était un truc bricolé, avec les fils qui dépassent. Le mec avait le plan du Roland et il lui a construit. Et Mehdi faisait ses sons avec ça et un Atari pourri. Une fois, il enregistrait un son avec Kery James, le mix final était bouclé, on allait faire le DAT. Et puis Mehdi fait : « Oh, attends, je crois que je vais changer la basse. » Ça faisait deux jours qu’ils étaient sur le morceau. Il a changé la basse en cinq minutes et dit : « Vas-y, envoie le DAT. » Elle était effectivement mieux et n’a pas dénaturé le morceau. J’ai trouvé ça super fort. Il était très très bon en basses.

Dan à Paris, le 31 octobre 2014.

A : À quelle époque les mixtapes de rap français ont-elles débarqué à Ticaret ?

D : J’ai commencé à vendre des mixtapes vers 93 ou 94. Je faisais beaucoup de dépôt-vente : des tee-shirts sérigraphiés, des blousons en jean avec le graff dans le dos, des colliers, des mixtapes, des fanzines, des disques venant de Jamaïque… Cut Killer a été le premier à me déposer des mixtapes. Il m’en amenait vingt par semaine. Bien sûr, il en apportait aussi à Urban, LTD… Mais le fait qu’il y en ait à Ticaret, ça donnait du crédit. Celles qui ont eu le plus gros succès, c’est Ménage à 3, Lunatic et La Cliqua.

A : Vous mettiez certains disques de côté pour les DJ lors des arrivages ?

D : Les vrais mordus appelaient la veille de l’arrivage : « C’est arrivé !? » Et ils rappelaient tant que ça n’était pas arrivé. Et peu importe la distance, Kheops avait toutes les raretés par exemple. Il appelait et c’était Chronopost direct. Il avait déjà un listing parce qu’il était au courant de tout, il savait ce qu’il voulait. Au début, on avait un mec qui ramenait des disques de Jamaïque vu qu’ils avaient du hip-hop là-bas, donc on prenait des commandes. Puis j’ai monté moi-même une connexion avec New York avant de m’associer avec Spank. Kheops a toujours été à l’affût mais, à la fin, il montait souvent sur Paris donc il prenait directement des lots. Il y avait lui, Faster Jay, Dee Nasty, Cut Killer, DJ James et Goldfingers qui étaient aux aguets à chaque arrivage. Certains disques ne sortaient qu’à 2 000 exemplaires, dont seulement 200 pour l’Europe entière, il ne fallait pas traîner quand on était DJ.

A : A propos de Khéops, j’ai lu que c’était toi qui avais habillé IAM pour la première partie de Madonna en 90…

D : Oui, parce que eux avaient été prévenus simplement une semaine avant qu’ils feraient cette première partie, donc ils m’avaient appelé en me disant : « Ouais putain on est en galère, on va faire Bercy et on n’a pas de sapes. » Comme je faisais la marque Troop à cette époque et que j’en avais en quantité, je leur ai prêté les fringues pour le concert et ils me les ont rendues ensuite. Mais je l’ai fait pour plein de monde : NTM, Tonton David… Toute la scène du début, ils n’avaient pas de sapes donc je leur prêtais des chaînes, des accessoires pour les concerts et même les clips. On a pris une baffe avec la cassette Concept d’IAM. Ils étaient déjà dans l’ère moderne au niveau des sons. On était encore à l’âge de pierre, en train de faire beaucoup de morceaux à la LL Cool J, boîte à rythmes avec un petit sample… Et eux sont arrivés avec des boucles, laisse tomber !

A : Tu menais une seconde vie à New York ?

D : Non, pas vraiment. Déjà, parce que je ne maîtrisais pas très bien l’anglais. J’allais chez les grossistes comme un étranger viendrait ici au Sentier pour acheter des joggings. Je restais peu de temps en général même si je kiffais la vibe… Les disques, c’est un New-Yorkais qui me les envoyait. La seule fois où j’ai vraiment pu profiter de New York, c’est quand j’y suis allé avec Spank, parce que lui connaissait plein de monde. Il m’a fait rencontrer T La Rock, le frère de Crazy Legs, Lucien… Lucien, il était fou ici, il était fou là-bas aussi. J’ai fait deux jours avec lui une fois. C’était un vrai bandit. On était dans une soirée avec Gangstarr, je crois. Il y avait le frère de Crazy Legs, un balèze aussi, Lucien et moi. Le mec n’avait peur de rien. Il y a eu une embrouille à un moment, ça a sorti des armes. C’était assez chaud comme boîte. J’étais assis avec le frère de Crazy Legs, Lucien nous dit qu’il va faire un tour. Et, quelques minutes après, il revient avec plein de blousons qu’il s’était faits [sourire]. Il s’est incrusté dans mon hôtel aussi quand on est partis : « Je m’en bats les couilles, tu crois qu’ils vont venir me sortir ? » [rires] Il vivait là-bas par périodes. Il a beaucoup traîné à Londres aussi.

A : Comment as-tu connu Joey ?

D : J’étais breaker à la base et je l’ai connu à l’époque de Paco Rabanne. C’était un gros smurfeur, il avait du niveau. Et même dans l’attitude, il avait beau n’être encore personne, c’était déjà Joey Starr. Il avait ce quelque chose que n’ont pas les autres. Il y avait un grand respect entre nous. Il passait souvent à la boutique. Quand j’ai fait les Halles et que je me suis associé à Spank pour faire les disques from New York, on commandait dix barres [NDLR : 100 000 francs, soit environ 15 000 euros] de disques et on en vendait pour dix barres. Ça ne payait pas le loyer et les employés. Je perdais de l’argent. Un jour, je dis à Marc : « Vas-y, laisse tomber, on arrête » et lui me répond « Non, attends, je vais voir avec Joey, on va trouver un moyen. » Joey est venu et a mis 150 000 francs sur la table. On en avait vraiment besoin. Ce n’était pas une période où il avait beaucoup d’argent. Kool Shen a toujours eu plein d’argent mais Joey dépensait tout le temps. C’était un assez gros investissement pour lui. Mais on a fermé Ticaret huit mois après que Joey a déposé l’argent et il n’a pas apprécié. Il a estimé que mon associé l’avait arnaqué. Ce qui avec le recul est possible. Il s’est embrouillé avec lui et, moi, je n’ai même pas cherché à savoir qui avait raison. Mon associé, c’est mon associé. On s’est donc, hélas, fâchés sérieusement avec Joey à cette période.

A : Quand est-ce que tu es passé de Stalingrad aux Halles ?

D : En 97. J’ai eu les deux en même temps pendant quelques mois, ainsi qu’un stand aux puces. J’ai ouvert aux Halles parce que Stalingrad commençait à perdre de l’argent. Mon investissement sur les baskets Troop était trop colossal et je n’ai pas pu suivre quand Ewing et Fila se sont mis à bien marcher. J’ai renfloué Stalingrad avec ce que je gagnais aux Halles avant de fermer. Ce n’était plus la même ambiance. Tout ceux qui étaient avec moi aux débuts étaient devenus des vedettes. D’ailleurs, un jour, Cut Killer vient m’acheter plein de trucs aux Halles et, comme à mon habitude, je suis gentil et je lui dis : « Attends, je vais t’arranger pour le taro » et il me répond « Daniel, c’est pas la peine de m’arranger. » La façon dont il me l’a dit, ça signifiait « Nan mais attends, tu plaisantes. » C’est là que j’ai vu que je n’étais plus du tout dans la course, que je ne me rendais pas compte de ce que les mecs étaient devenus, qu’ils gagnaient dix fois plus que moi.

A : Ça a dû être un déchirement d’arrêter…

D : Non, parce que je ne m’en suis pas rendu compte. C’est l’après qui a été difficile. J’ai morflé pendant deux ans. J’étais sûr que j’allais rebondir alors que ça a été le désert. J’ai claqué toute la thune que j’avais de côté et ça a été très dur d’accepter que je n’avais plus de commerce et qu’il fallait que je me mette à bosser pour quelqu’un d’autre. Les nanas pleurent quand elles font des dépressions. Nous, on ne pleure pas mais, à l’intérieur, j’étais démonté. J’errais. Je faisais encore un peu de musique. Joey s’y est intéressé mais Kool Shen n’a pas voulu parce qu’il avait peur que mon son soit un peu trop « petit », vu qu’eux achetaient beaucoup de trucs à New York. Et Booba voulait vraiment qu’il y ait un morceau de moi sur l’album de Lunatic. Il empruntait une voiture pour venir à Belleville prendre mes sons. Ça m’a touché. Peut-être a t-il écrit sur un de mes sons, je ne sais pas. Mais il m’a dit qu’Ali ne kiffait pas. C’est comme ça la destinée, faut pas chercher. Je ne suis pas resté à me dire : « Je suis Dan de Ticaret et tout m’est dû. » Plein de gens ne m’ont pas aidé mais je ne leur en veux pas. C’est normal, loin des yeux, loin du cœur. Ça a été très difficile pour moi d’aller à l’ANPE et de me présenter à une boîte pour bosser. Le Réservoir m’a un peu sauvé la vie. Les relations avec la patronne sont très saines. Elle m’a embauché et, cinq ans après, elle me dit : « Mais, Daniel, t’es qui toi en fait ? Chaque fois qu’un rappeur vient, il te connait. » C’est là que je lui raconte mon histoire. Un jour, il y avait un tournage télé avec le 113, ils me voient arriver et me prennent dans les bras : « Oh Daniel, à l’ancienne ! » Rim-K et Mokobé sont grave reconnaissants. Alors que je n’ai rien fait, j’ai juste mis le studio à leur disposition. On avait pensé rouvrir la boutique avec Brian [NDLR : JR Ewing], en faire une sorte de Colette street. Mais ni lui ni moi n’avons vraiment les moyens…

« Je ne me rendais pas compte de ce que les mecs étaient devenus, qu’ils gagnaient dix fois plus que moi. »

A : Tu connaissais Brian avant que La Cliqua ne vienne enregistrer à Ticaret ?

D : Non, je l’ai rencontré via La Cliqua. Mais je le connaissais évidemment de réputation par l’épisode du Louvre. [NDLR : En 1991, Brian, Stem et Gary « défoncent » le métro Louvre-Rivoli, alors réputé « intouchable ». Cet épisode, qui fera la une des journaux télévisés et pour lequel Brian fera de la prison, est considéré aujourd’hui encore comme l’un des moments les plus marquants du graffiti en France.]

A : Tu te souviens de l’émoi que ça a provoqué ?

D : Oui, parce qu’on s’autocensurait quand même à l’époque. Les tagueurs ont toujours été un peu respectueux, ils s’attaquaient aux murs morts, palissades, ainsi qu’aux armoires électriques du métro. Et puis les armoires ont été peintes en noir pour qu’il n’y ait plus de tags. Un jour, Sheek arrive à la boutique : « Putain, vous avez pas vu ce qu’ils ont fait ces bâtards de la RATP !? Ah ouais ils croient que c’est comme ça et ben on va voir, on va les mettre sur les plans maintenant, on verra s’ils pourront les enlever. » C’est là qu’est arrivé le massacre, avec les tags directement sur les panneaux où était marqué le nom des stations. La guerre contre la RATP a commencé à ce moment. Mon premier vendeur, Muck, était tagueur aussi. Il avait cartonné parce qu’il était en roller. Il avait massacré partout. Comme Boxer. Un jour, on a demandé à Boxer : « Putain, mais t’en as mis combien dans Paris pour cartonner comme ça !? » Il a répondu : « J’en ai pas mis énormément, je les ai tous bien placés. » [sourire]

A : C’est comme la mixtape, il fallait la placer chez Ticaret pour qu’elle parte !

D : [rires] Ouais, voilà. En, tout cas, ça officialisait, crédibilisait. A l’époque, pour tous les concerts de rap, j’avais 100 ou 200 places à vendre. Et, esprit Ticaret oblige, sans commission. C’est pas moi qui remplissais les salles mais quand il y avait marqué « vente à Ticaret », ça signifiait que le concert était vraiment rap, authentique et vrai. Et les IZB [NDLR : premiers organisateurs de concerts rap en France] insistaient pour me donner des places à chaque fois, ça leur permettait de mettre le nom « Ticaret » sur l’affiche.

A : Tu as évoqué pour un de nos articles tes souvenirs concernant le premier enregistrement de Booba. Dedans, tu confiais notamment qu’il avait fait un stage à Ticaret…

D : Ouais, et c’est marrant parce qu’il habitait à Boulogne, il devait mettre au moins une heure et demie pour monter à Stalingrad. Un jour, je reviens de New York, il est assis où il y a les disques, il me voit et se lève pour faire style il est en train de bosser. Je lui dis : « Nan, Booba, laisse tomber, reste assis, écris. » On avait déjà enregistré le son avec La Cliqua. Il était en stage mais je m’en foutais, c’était histoire qu’il ait son diplôme mais il n’a pas vraiment bossé. Il grattait déjà ses textes. Il devait être dégoûté parce que lui était en haut et il voyait tous les mecs descendre enregistrer alors qu’il les mettait déjà à l’amende pour la plupart et les gens ne le savaient pas. La musique tournait tout le temps vu que je vendais des disques, donc il écrivait dessus. Il était vraiment à fond dedans. Dès la première fois que je l’ai entendu, c’était déjà Booba pour moi. Il était au-dessus du lot. Quand l’album de Lunatic est sorti, moi, j’avais tellement un vice commercial que j’avais envie de le ressortir en enlevant toutes les parties d’Ali. [sourire] Franchement, quand Ali prenait le micro, il y avait un relâchement et on attendait que Booba revienne. On était tous aux anges quand il a sorti son album deux ans après. Il y a des mecs qui écrivent bien mais dont on n’accroche pas à l’univers. Moi, que ce soient IAM, Assassin ou Ali, même s’ils disent les mêmes choses autrement, je n’accroche pas. J’aime certains titres d’IAM mais la plupart ne me parlent pas, je ne me reconnais pas dans les codes, le vocabulaire, les métaphores, la construction des morceaux… Alors qu’avec Booba ou La Rumeur par exemple, j’ai kiffé de suite. Booba, c’est quelqu’un que je porte dans mon cœur et qui, pour moi, n’a pas changé. C’est un mec authentique. Je l’ai revu dans une soirée après la sortie de Temps Mort. Il m’avait dit : « T’inquiète pas Dan, c’est pas fini, j’ai encore faim. »

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2 commentaires

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  • dandeticaret,

    Merci

  • Zantilar,

    Bravo, point barre. Merci à Dan pour tout ça aussi, juste.