Ben Dorado, parcours non tracé
Interview

Ben Dorado, parcours non tracé

Graphiste attitré d’Ateyaba pendant dix ans, Ben Dorado a signé des pochettes pour Hamza, La Fève ou Ikaz Boi avant de partir vivre aux États Unis pour travailler pour Drake. Retour avec lui sur son art et son parcours riche en rebondissements.

Il est de ceux qui ne parlent pas beaucoup, tout en publiant sporadiquement ses dernières réalisations, sans grands commentaires ou emojis d’auto-congratulation. Malgré son CV impressionnant, Ben Dorado cultive depuis dix années une discrétion assez rare dans le milieu du graphisme français et international. Pourtant, le monde du rap au sens large a pu voir ses réalisations, sans toujours savoir que son nom se cachait derrières quelques unes des pochettes (Kyoto, Tokyo, Ateyaba, Dark Lane Demo Tapes, Honestly Nevermind, Her Loss, Sincèrement, 24) visuels de tournées (It’s All A Blur de Drake) et pièces de merchandising marquantes (celles du dernier album de Hamza) de ces dernières années. 

Ben Dorado ne travaille pas depuis quinze ans dans le monde du graphisme et du design en France et aux États Unis pour prendre la lumière. Au contraire : le Français se sert de ses inspirations et de son talent pour les faire rejaillir sur les artistes qui lui font confiance. Un leitmotiv qui se comprend mieux lorsque l’on découvre son parcours tout entier. Élevé dans la région nantaise, ce fan de rap américain de longue date, pas vraiment fait pour l’école, a dû s’accrocher pour vivre aujourd’hui de ce qui l’anime. Un parcours notamment marqué par deux passages à l’armée (au point de presque tout lâcher dans le graphisme) des moments de doute et de compte en banque dans le rouge, et une rencontre essentielle : celle avec Ateyaba, qui lui fera confiance dès ses débuts en 2011.

Vrai tremplin dans la carrière de Ben Dorado (qui ne cessera de souligner tout ce qu’il lui doit durant notre discussion) celui qui se nommait encore Joke à l’époque va ainsi voir en premier ce que beaucoup d’autres vont comprendre par la suite : la singularité et la précision de ce graphiste français qui, après dix années de charbon et de galères dans l’ombre, va finir par être récompensé. Et pas n’importe comment : en partant vivre aux États Unis pour travailler à plein temps pour Drake, son label OVO, et ses différentes marques. Une consécration et un moment charnière dans sa carrière qui, après des années dans l’ombre, a donné envie à Ben Dorado de raconter sa trajectoire pour la première fois à l’Abcdr du Son. Pas pour s’auto-satisfaire, au contraire. Mais plus pour, comme il le dira en fin d’entretien, inspirer d’autres profils comme lui, à y croire et à s’accrocher. Parce que, même sans montrer son visage et sans avoir eu un parcours typique pour se faire une place dans les arts visuels, Ben Dorado a fini par faire précisément ce qu’il voulait, comme il voulait. C’est tout le sens de cet entretien.

I. LES DÉBUTS 

Abcdr du Son : Quelle est ta première passion ? Le graphisme ou la musique?

Ben Dorado : Bonne question. Je dirais la musique en premier, peut-être. Le graphisme, je n’ai jamais été… En fait, j’étais toujours un peu fan, mais pas du graphisme spécifiquement, plus du style, de l’image. Après, j’ai commencé à m’intéresser au design puis à l’art en général. Mais c’est la musique qui m’a quand même introduit là-dedans.

A : Où est-ce que tu as grandi, et qu’est-ce que tu écoutais ? En voyant ton travail, on sent une influence américaine.

B : Je suis d’Aix-en-Provence, mais je suis arrivé à Nantes à 7-8 ans. J’ai passé la plupart de mon temps à Nantes. Je retournais l’été dans le sud pour voir ma famille, et pendant les vacances scolaires. Et oui, mes goûts musicaux étaient très axés US. Je suis allé aux États-Unis très vite étant petit parce que mon père, son rêve, c’était de vivre là-bas. Mes vacances, c’était soit dans le sud chez mes grands-parents, soit aux Etats Unis parce que mon père nous emmenait là-bas une fois tous les ans ou tous les deux ans. Donc j’ai très vite entendu du rap américain. Je me suis alors aussi mis à aller sur des forums de musique en ligne, à télécharger de la musique sur Rapidshare, Megaupload…  Et à l’époque, pour entrer dans certains forums, il fallait connaître quelqu’un qui pouvait te faire entrer. Parce que c’était des trucs fermés. J’avais rencontré un gars sur internet sur MSN et il m’avait alors mis en contact avec un gars que vous connaissez peut être, qui s’appelle Frencizzle. C’est lui qui m’a alors permis de rentrer dans un forum. Et comme il était un peu plus vieux que moi il avait une culture rap US qui était calée à fond.

A : C’est quelqu’un qui t’as aidé ?

B : Oui, on parlait sur MSN, et c’est lui qui me disait « télécharge cet album ». Et quand je téléchargeais un album qui était récent, il me disait « ouais, mais ces gars, ils ont déjà fait deux albums avant ». Et du coup, j’allais écouter les deux albums d’avant. Mais je te parle de ça, j’étais vraiment jeune, j’avais 13-14 ans, c’est vraiment au début. Frencizzle faisait des prods et je me souviens que j’avais téléchargé Fruity Loops à l’époque pour essayer d’en faire aussi. À l’époque il fallait acheter un clavier pour composer, je n’avais pas de thunes, j’étais jeune. Donc, j’ai finalement téléchargé Photoshop et ça a commencé comme ça. 

A : Qu’est-ce qui t’a poussé à essayer Photoshop après les prods? 

B : Franchement ? J’étais nul en prods. [rires] Je n’étais pas bon. Parallèlement, Frencizzle avait besoin de visuels, et j’avais une vraie sensibilité pour ça : il y avait quand même une grosse esthétique à cette époque avec les Cam’ron, les Dipset et tous les clips. C’était vraiment brut et frappant. C’est comme ça que je me suis dit, « tiens, je vais essayer des trucs ». [Il réfléchit] C’était aussi le début des mixtapes sur internet, avec DatPiff, toutes les pochettes de Lil Wayne, et j’avais envie de refaire les même effets visuels que ces pochettes. Aujourd’hui on trouve que c’est dégueulasse mais à l’époque, c’était cool. 

A : Donc tu es vraiment un enfant des années 2000 ?

B : Oui, je suis né en 1990, donc j’avais 10 ans au début des années 2000. J’étais à fond sur le Dipset, mais leurs grandes années commençaient à passer. Et 50 Cent est arrivé. Et il a tout raflé. Je l’ai vraiment écouté à fond. 

A : Comme beaucoup de gens,  je suppose que tu as trouvé une version crackée de Photoshop et tu as appris tout seul?

B : Oui, il n’y avait pas de tutoriels à l’époque, ni YouTube. Je me souviens c’était galère, j’étais sur Photoshop CS2 et pas d’Illustrator, rien. Que Photoshop. Je faisais des montages dégueulasses en mode mixtape, je découpais des voitures. Des trucs clichés, quoi. Je faisais ça pour Frencizzle et pour des potes qui faisaient du rap à Nantes. Ca m’a vraiment permis de me faire la main. 

II. JOKE ET L’ARMÉE

A : Cette période où tu apprends à faire des visuels tout seul pour des potes, combien de temps est-ce que ça a duré ?

B : En fait, je ne pratiquais pas vraiment, c’était plus quelque chose en plus. J’étais jeune, j’étais au lycée, j’avais 14-15 ans, je jouais au foot, j’avais ma vie, et je faisais ça à côté. Et surtout, je n’étais pas un bon élève à l’école. Donc après le lycée, j’ai décidé de partir à l’armée. L’armée, c’était un bon plan, il y avait du sport, j’étais bon en sport… Donc j’ai passé des tests et j’ai fait des prépas militaires. Mais finalement, j’ai décidé d’arrêter. L’armée cherchait à l’époque des pilotes d’hélicoptères et j’étais très bon au simulateur. Mais j’avais des mauvaises notes à l’écrit. On m’a alors proposé de faire professeur de pilotage mais je n’aurais pas pu voler. Ou alors en faisant 4 années d’études à côté. Ça me paraissait hyper long, et j’ai décidé de partir. 

A : Qu’est-ce que tu fais à ce moment-là ?

B : J’ai commencé à travailler comme livreur à Nantes et j’ai pris un crédit étudiant pour aller dans un BTS en communication tout en continuant à faire des visuels sur mon temps libre. À l’époque, Frencizzle buzzait bien et j’avais eu des touches avec des artistes comme Singuila, c’était quand même des gros noms au final à cette période. Et c’est comme ça que j’ai commencé.

A : C’est à ce moment-là que tu rencontres Joke [Ateyaba aujourd’hui, ndlr] ? 

B : Oui, je l’ai rencontré pendant mes études, à 18-19 ans. En fait, on s’est rencontrés… tiens, ça me revient, c’était à La Baule à côté de chez moi. J’avais un pote en commun avec lui qui s’appelait Joey, il faisait des prods [Joatouch, aujourd’hui producteur pour Shay, Niska, Lefa, ndlr] et il avait produit le morceau « Gotham » pour Joke. Il me parle alors de sa musique. Un peu au même moment, Frencizzle qui l’avait aussi vu passer m’en parle aussi. Et j’aimais vraiment son univers, ça me parlait vraiment. Un jour, Joke fait un showcase à La Baule. Je suis allé le voir en boîte, et je lui ai montré des trucs que je faisais. Et il m’a dit « Vas-y, on va tester ». Et notre première collaboration ensemble a été la pochette de « Gotham ». Un peu plus tard, on monte les deux à Paris pour rencontrer Oumar [Samaké, son manager, ndlr] pour parler du projet Kyoto. On va alors dans un KFC, et j’avais un Polaroïd sur moi. Je me mets alors à le shooter. Et la photo était incroyable : il avait ses doigts comme ça, son t-shirt Last Orgy… La photo était dingue en fait. Et tout est parti comme ça. 

« Joke m’a énormément aidé. Ça a été comme un grand frère. Vraiment.  »

A : Donc, Joke a été vraiment ta deuxième rencontre importante après Frencizzle ?

B : Oui. Il m’a emmené partout, je lui dois beaucoup pour ça. Je suis parti en tournée avec lui, j’ai tout appris sur le tas. Quand j’arrive et que j’apprends qu’il va signer chez Def Jam je me dis « mortel », je vais apprendre, rencontrer des directeurs artistiques. Surtout que je me suis fait toute une culture artistique que je n’avais pas et qui n’avait rien à voir avec le hip-hop durant mon BTS. Et là, déception totale. Je ne vais pas faire le cliché des maisons de disques mais tu n’y apprends rien créativement. Le meilleur qu’on avait à nos côtés, c’était Oumar, mais Oumar c’est un manager. Donc en fait je me suis senti hyper seul à ce moment-là. Et le gars avec qui j’avais le plus d’osmose c’était Joke. Et heureusement que c’était avec lui, qui était hyper ouvert, hyper visionnaire. Au final, il m’a fait de plus en plus confiance et on a construit quelque chose. 

A : À cette époque, vers 2014-2015, tu commences aussi à collaborer avec Ikaz Boi, Bon Gamin… 

C’est par rapport à Joke, en fait. Il me dit, « Je connais des gars à Nantes qui font des prods pour moi ». C’était Ikaz et Myth Syzer. Et je les capte et ça se fait comme ça. Joke, vraiment, sur cette interview, tu peux lui jeter ce genre de fleurs : il m’a énormément aidé. Ça a été comme un grand frère. Vraiment. 

III. RETOUR À L’ARMÉE ET SPIRIT OF ECSTASY

A : Après la sortie de son premier album, Joke ne sort plus de musique pendant plusieurs mois. Qu’est-ce que tu fais ?

B : Quand il part en tournée, c’est cool. Mais quand on s’arrête, il n’y a plus rien. Et même quand je partais en tournée avec lui, je ne gagnais pas d’argent, je vais être honnête avec toi. Il n’y avait pas de covers tout le temps, et quand il y en avait, c’était des budgets ridicules. J’étais au chômage, en fait. Je travaillais l’été à la plage à La Baule, et je touchais le chômage le reste de l’année. Et j’en avais marre de tout ça. Joke a alors un enfant et je comprends qu’il va prendre plus de temps pour lui. Donc il va falloir que je fasse quelque chose de mon côté. C’est dur, parce que je n’étais personne, et je n’avais que Joke qui me tenait. Je perds alors confiance en moi et je n’ai pas forcément de plans. Je commence à un peu bosser pour des artistes jamaïcains comme Chronixx, Koffee, mais ils n’étaient pas encore aussi connus qu’aujourd’hui. Donc j’ai commencé à galérer. J’aurais pu aller en agence de comm’, mais on te bride tellement là-bas que je ne préférais même pas y penser. Je ne trouvais pas de job, et je repense alors à l’armée. Et je décide de retourner là-bas. L’armée me dit alors « On peut rouvrir le dossier, et vous pouvez tenter le concours pour devenir officier”. Moi, je me dis « bingo, je tente ». Parce que je vois aussi ça comme une revanche sur mon premier passage à l’armée où on ne m’a pas laissé la possibilité de devenir pilote d’hélicoptère. Je tente le concours et je suis pris. [rires] Ils me prennent en officier. Donc je suis allé à Saint Cyr en Bretagne, j’ai fait mes classes, et je suis devenu officier. 

A : À partir de ce moment-là, tu décides de complétement arrêter le graphisme ? 

B : Un peu oui. Au moment où je retourne à l’armée, Ikaz me contacte et me dit : “J’ai des potes qui font de l’electro, ça marche à fond, ils tournent à l’international. Ce sont des gros DJs, ils cherchent un gars comme toi. Tu auras un salaire et ça t’évitera de tout quitter”. C’était Amine Edge & Dance [duo de producteurs electro français mondialement connus, ndlr]. Sauf que j’avais déjà signé mon contrat à l’armée. Donc je me dit “C’est le destin, c’est comme ça que ça doit se faire”. Au même moment, je continue à parler avec Joke qui commence à travailler sur Ultraviolet. Et je me dis aussi “C’est comme ça, c’est la vie, j’aurais essayé de faire mon maximum. Mais à un moment il faut grailler”. Donc je passe ma première année à l’armée en tant qu’officier. Sauf qu’au début, les contrats avec l’armée ne durent qu’un an. Et quelques mois avant la fin du contrat je réfléchis à nouveau. Et je décide d’écrire à Amine Edge & Dance : “Vous cherchez toujours quelqu’un ?” Et là il me disent oui. Je ne resigne pas l’armée, et je retourne chez moi, mais avec un petit salaire. Et je refais du graphisme. 

A : Donc tu te mets à travailler à temps plein pour Amine Edge & Dance ?

B : Avec eux et d’autres artistes. Ils me font bosser sur leur label, et ils tournent tout le temps, ils sortent beaucoup de choses, donc ça me donne du travail. Et je recontacte aussi les artistes jamaïcains avec qui je travaillais. Chronixx est devenu entretemps énorme en Jamaïque, donc ils me donnent aussi pas mal de travail. 

A : Et Joke ?

B : Pareil, je rebosse aussi avec lui. Je sors à peine de l’armée, et on part faire le shoot pour la cover de Ultraviolet. C’était avec le photographe Fabien Montique qui travaillait pour Virgil Abloh chez Off White. Joke me refait une ouverture de fou, il me laisse gérer avec lui la direction artistique, il me donne son avis et on est repartis : on shoot la cover, on fait aussi « Vision » à ce moment-là, et ça re-décolle de fou. Et je me dis, « Putain, c’est le destin ». Pendant un an, je m’absente, lui vit sa vie de famille et enregistre, je reviens, et boom les projets enchaînent. C’était la meilleure période, en fait. J’avais 25 ans, j’avais déjà fait plusieurs allers-retours entre le graphisme et l’armée, en ayant quand même pas mal galéré, et je suis en mode : « C’est bon, là, j’y vais, on va tout niquer ».  

A : C’est à ce moment-là que vous vous lancez à fond sur le label et la radio Spirit Of Ecstasy ?

B : Oui et j’en suis vraiment content. Ça a vieilli, mais à l’époque, en vrai c’était cool. Qui faisait ça en France ? C’est comme aller chercher Fabien Montique, photographe de mode pour ta pochette d’album de rap français, personne ne le faisait. Pareil pour l’idée de la radio, on n’était pas beaucoup. C’était moi qui travaillais sur les visuels, les morceaux c’était lui et moi, et Leknifrug faisait le mix. Je faisais les covers et il y avait dans les lives des animations 3D, on essayait des concepts, avec par exemple un bruit de machines à sous quand c’était une exclu Ateyaba. On n’a jamais réussi à le pousser aussi loin qu’on le voulait, parce qu’à côté je travaillais dans le graphisme. Mais l’ambition était d’en faire quelque chose d’encore plus global avec des soirées.

IV. DRAKE ET OVO

A : Le dernier épisode de la radio Spirit Of Ecstasy sort en mars 2020. Un mois après tu signes alors une pochette pour… Drake. Comment est-ce que tu t’es retrouvé à travailler pour lui et son label ?

B : Sur la fin de Spirit Of Ecstasy, Joke a un peu ralenti le rythme de la musique et je rencontre un gars qui veut travailler avec moi. Il s’appelle Pablo Jomaron, et il a une structure qui s’appelle Red Lebanese, qui publie beaucoup de fanzines, et qu’il a montée avec son pote Quentin, alias Mad Rey, qui est DJ. Il voulait me faire travailler sur un projet pour Mad Rey et on a fini par se rencontrer sur Paris. On se raconte nos vies, il a vraiment un parcours super artistique, j’accroche direct et on devient potes. Et un jour il m’appelle et me dit qu’il a un plan pour bosser avec Drake. 

A : Mais comment est-ce qu’il est entré en contact avec OVO ?

B : C’était via un pote à lui, dont la copine était styliste pour Drake, une Américaine. À l’époque, ils cherchaient des artistes, et ils lui ont montré ce que Pablo faisait parce que son travail est vraiment super créatif. Et Drake et son équipe ont dit, « Vas-y, on essaye, on teste là-dessus » et là, il m’a mis avec lui. C’était la pochette et la back-cover de Dark Lane Demo Tapes. Il fallait le rendre dans deux jours ou trois jours et on l’a fait ensemble en mode trois nuits blanches. On a plié le truc et ça a commencé comme ça. 

« Avec Drake, tu es dans une machine où tu n’es plus tout seul. Il y a le monde entier qui propose. Donc il ne faut vraiment jamais rien attendre quand tu rends quelque chose.  »

A : Et donc ensuite vous gardez contact avec l’équipe de Drake ?

B : Pablo a ensuite signé un contrat de direction artistique pour Certified Lover Boy de Drake, et il m’a intégré dans le projet. La machine s’est un peu enrayée sur cette pochette, ça a été un projet un peu difficile. On a fait des tests qui partaient dans tous les sens, et ça s’est essoufflé. Drake a finalement fait quelque chose de totalement différent avec un autre artiste. On a beaucoup travaillé et ça ne s’est pas fait. Mais moi, je connais ça, j’ai bossé avec Joke. Donc j’ai été formé à la bonne école. [rires] C’est pour ça que je lui dois beaucoup. Grâce à lui, je n’ai jamais eu d’ego, je n’ai pas été frustré lorsque les projets ne sortaient pas, et j’ai appris à voir les choses différemment. J’ai alors commencé à travailler avec Oliver El Khatib sur un visuel de OVO Radio. Et il m’a recontacté une deuxième fois, une troisième fois, une quatrième fois, et ça s’est installé. Et au final ils m’ont fait travailler sur plein de trucs. Aujourd’hui je travaille pour Drake, pour OVO, et sa marque Nocta. 

A : Donc là, tu entres dans une grosse machine. 

B : Oui, dans une machine où tu n’es plus tout seul. Il y a le monde entier qui propose. Drake a des designers qu’il paie à plein temps et qui travaillent sur Nocta et ses autres marques, Ils font sûrement appel à d’autres freelances, des artistes, des peintres, des plasticiens. Donc il ne faut vraiment jamais rien attendre quand tu rends quelque chose. 

A : Pourtant, ils ont quand même fini par te donner la pochette de Honestly Nevermind

B : C’est vrai qu’ils m’ont donné ça. [rires] C’était aussi un process qui avait un côté semblable à ce que je faisais avec Joke. Tu testes 150 visuels, et c’est celui que tu fais 4 jours avant qui est retenu. Après, j’ai  la chance de travailler directement avec Oliver [El Khatib, associé de Drake, ndlr] qui est un vrai directeur artistique. Il me donnait des directions et des retours vraiment précis. Il doit connaître Drake par cœur, donc ça te donnes un gros avantage si tu es un designer. Oliver a été vraiment impliqué avec moi. C’est grâce à lui, tout ça.

A : Qu’est-ce qu’on te donnes comme indication du coup ?

B : Au début peu de choses : « Drake prend des risques donc il faut que ça soit un peu risqué ». Après je savais qu’il aimait les typographies gothiques, il portait beaucoup de Chrome Hearts à ce moment là, donc je suis allé vers ça. À l’époque je m’étais acheté un airbrush [pistolet de peinture de la taille d’un stylo, ndlr] et je me suis dit que j’allais tester avec. Et ça a donné ce résultat. Pour les couleurs, c’est venu après, il n’y avait que la typo à la base. Oliver m’a dit « Il faudrait peut être une sorte d’aura autour de la typo » donc j’ai utilisé l’airbrush mais en couleurs, en dessous de la typo, et je leur ai renvoyé ma proposition. Et la veille de la sortie ils m’ont dit : « Ok, c’est ça ». Boom. Et là ça devient un véritable rush pour rendre le visuel dans tous les formats. 

A : Tu as aussi fait la pochette de Her Loss avec 21 Savage. Mais je suppose que tu as eu moins de travail, étant donné que c’est une photo. 

B : En fait, ça a été autant de travail, parce qu’on a fait des tags pour le faux Vogue Magazine pour la promo de l’album. C’est moi qui ai fait ces tags, et ils devaient aussi être sur la pochette au début. Au final ils les ont enlevés trois jours avant. [rires] Mais j’ai fait la pochette arrière et tout le Vogue. Et il y a eu 15 millions de tests, toujours avec Oliver.

A : Et donc, au bout d’un moment, l’équipe de Drake a fini par te dire « On veut t’embaucher » ?

B : Oui ça s’est fait petit à petit. Ça faisait trois années que l’on travaillait ensemble, et au même moment j’avais moins de nouvelles de Joke. Je pense qu’il voulait tester autre chose et c’est normal, on n’est pas liés à vie. Mais c’est vraiment quelqu’un que j’aime comme un frère. Je sais que si j’en suis là aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à lui, il fait partie de mon histoire. Pour en revenir à Drake, son équipe cherchait des designers, vu qu’ils ont plusieurs pôles, que ce soit OVO, Nocta, la musique, et je bossais de plus en plus avec eux. Et ça s’est fait : ils m’ont envoyé une offre pour venir vivre aux Etats Unis pour bosser avec eux, et vu que j’ai une famille je leur ai dit « Je ne viens pas tout seul ». Ils ont accepté et on est partis vivre à Los Angeles en juin 2023. C’est vraiment une nouvelle aventure qui commence pour moi. 

V. HAMZA, LA FÈVE ET HANABI

A : Au milieu de tout ça, tu trouves le temps de faire la pochette du dernier album de Hamza, Sincèrement

B : C’est un peu lié avec mon départ aux Etats Unis. Quand j’au accepté le job, je me suis dit : « Je vais partir pour une nouvelle aventure dans un autre pays, et je n’ai pas fait beaucoup d’autres choses en France à part Joke ». Hamza m’a alors contacté via Instagram en me disant qu’il voulait que je travaille sur son album. J’ai répondu que j’étais chaud, par contre je voulais travailler en direct avec lui. Avec Drake je sais que c’est impossible, même si c’est presque pareil en échangeant avec Oliver. Mais quand Hamza m’a proposé, j’y tenais. Si je n’ai pas de contact direct avec l’artiste, en général je ne le fais pas. Je recherche l’alchimie, une relation donnant donnant. J’ai rajouté Pablo Jomaron avec moi, et après avoir écouté l’album, on a fait une présentation à Bruxelles pour proposer une direction artistique. Lui à la base avait l’idée de l’écriture manuscrite, le côté lettre. Et nous on s’est dit « Vas-y on va partir sur un truc vraiment sincère. Il est tout le temps en lunettes : là, pas de lunettes ». Et on a mis une ambiance un peu ancienne. L’inspiration, c’était les vieux portraits photo que faisaient les hommes avant de partir à la guerre au XXème siècle. 

« Quand regardes la cover de Sincèrement sur ton téléphone, tu ne vois rien. Mais si tu zoomes, tu as tout. Les photos, ce sont des polaroids. Et la boîte dorée, c’est une vraie boîte  »

A : La force de cet album, c’est aussi son physique. Notamment l’édition avec un fourreau. 

B : À fond. Le problème actuellement, c’est qu’une cover sur Spotify, quand tu la regardes sur ton téléphone, tu ne vois rien. Mais si tu zoomes celle qu’on a fait pour Hamza, tu as tout. Les photos, ce sont des polaroids qu’on a scannés. Et l’habillage de boîte dorée autour de la photo sur la cover, c’est une vraie boîte qu’on a aussi scannée. Les gens ne s’en rendent pas compte, sur un téléphone. Pas autant qu’en vrai. Et il n’y a qu’un vinyle ou un physique qui peut t’amener ça.

A : Hamza t’as aussi permis de faire ton premier clip avec « Drifté ». Comment est-ce que ça s’est fait ?

B : À la base, on travaillais avec Pablo Jomaron sur la pochette et le merch autour du morceau. Et en parlant avec Hamza et son équipe, ils nous ont dit qu’ils voulaient faire un clip à Los Angeles mais ils ne trouvaient pas de script qui leur plaisait. Donc on leur a proposé de nous laisser un weekend pour leur soumettre une proposition. On a écrit un script, en restant assez simples, et c’est passé. De fil en aiguille j’ai trouvé une boîte de prod qui fait plein de clips, et on a tout tourné en une journée. J’avais déjà accompagné Joke sur plusieurs tournages de clips, donc je savais comment ça se passait. J’avais vu les moodboards des réals, je faisais plein de dossiers pour la direction artistique de ses clips, donc je savais ce qui était attendu. Ce que j’ai appris par contre, c’est l’aspect « humain » et tous les détails auxquels ils faut penser quand tu diriges une équipe sur un tournage. C’était assez sport mais ça s’est bien déroulé. On a filmé avec du 16mm, du digital, une grosse caméra de cinéma Alexa, on a mixé les médias et on s’est amusés. Mais l’idée générale, c’était de mélanger différents types d’images vidéos, qu’on traitait ensuite avec Pablo, en gardant un peu l’esthétique d’un film home made de vacances, comme si Hamza filmait lui même. Mais c’était une super expérience, Hamza nous a fait confiance de A à Z.

A : Quelques mois plus tard, tu t’occupes de la pochette d’un album d’un autre artiste francophone très attendu : La Fève. 

B : Oui j’ai fait ça avec Pablo Jomaron à nouveau. On avait fait l’édition physique de ERRR et ça s’était super bien passé. La Fève m’a appellé un dimanche à la fin de l’année dernière, et il fallait rendre ça le vendredi d’après. Il avait l’idée, il savait ce qu’il voulait, les lunettes étaient déjà faites, et Pablo est allé le voir à Paris pour shooter. Il voulait une photo avec ce background un peu bleu, un peu comme sur les photos d’université. Et de mon côté j’ai fait le graphisme autour de la pochette, la back-cover, le livret… Notre référence, ça a été un livre de photos sur la scène rap d’Atlanta, un peu dans la même veine que celui sur le rap de Houston par Peter Best, Houston Rap. On a remarqué qu’il y avait quelque chose autour du graffiti, donc on est vraiment parti vers ça, avec le logo 24, le tag etc. L’idée c’était vraiment aussi de coller visuellement à ce qui se faisait autour de la trap d’Atlanta pour les pochettes. Et on a aussi travaillé sur le site, avec un design un peu années 2000 qui change un peu. En tout cas on est super contents de ce qu’on a pu faire, c’est cool de pouvoir être cohérent visuellement sur un projet de A à Z. Tout est lié.

A : Vous travaillez énormément ensemble avec Pablo Jomaron, et vous avez même annoncé en début d’année le lancement de votre structure nommée Hanabi. Qu’est-ce que ça va être exactement ?

B : Avec “Drifté”, on a géré une campagne de A à Z avec Pablo, que ça soit le clip, la pochette, les photos promo, ou même le merchandising. Et on s’est dit qu’on avait fait le travail d’une agence, mais juste à deux. Et ça nous a fait nous dire qu’il faudrait peut être qu’on monte une structure ensemble, pour prendre des plus gros projets, en gérant tout l’aspect visuel. On ne le voit pas comme une agence, parce qu’on ne veut pas se qualifier comme ça, mais plus comme un bureau de consulting, qu’on a nommé Hanabi. C’est le nom d’un livre de photos qu’on a sorti en 2022, qui était très personnel, et que les gens ont appréciés. On s’est dit que ça nous représentait bien tous les deux. Et donc c’est comme ça qu’on a créé tout ça. Tous les projets qu’on a faits avec Pablo, même aujourd’hui, ça coule naturellement. Et c’est l’un des rares gars… [Il réfléchit, ndlr] J’ai essayé de bosser avec plein de gens, et ça n’a jamais fonctionné. À un moment, il y a toujours quelqu’un qui veut s’approprier le projet, qui veut dire, « Moi, j’ai fait plus que toi » ou qui reprend tes trucs dans ton dos. Lui, c’est le seul avec qui ça fonctionne. On ne se met pas de pression, on se dit les choses, si on ne veut pas faire un truc ou si on n’aime pas quelque chose, on se le dit, on ne le prend pas mal, on accepte, on respecte l’autre. Voilà. Et récemment, Hamza et son équipe nous ont proposé qu’on les accompagne jusqu’à la fin de l’année, donc ça va être notre première mission avec cette structure ensemble. On est content parce que c’est ce qu’on cherche, bosser avec des gens avec qui on a une bonne relation humaine, un peu comme j’ai pu le faire avec Joke. C’est comme ça que tu arrives ensuite à avoir une bonne relation artistique.

VI. LE STYLE BEN DORADO

A : Pour terminer, j’aimerais parler de ton style un peu plus en détail. En voyant ton travail, j’ai vu pas mal de choses liées à la culture américaine. Il y a aussi quelque chose un peu en lien avec l’art contemporain. Et aussi autour des fanzines, des flyers, de l’underground, avec pas mal de typographie. Est-ce que tu as des piliers dans ce que tu fais, des choses qui sont importantes ?

B : Je n’ai pas de piliers, c’est plus un mélange de plein de choses. Mais c’est vrai tout ce que tu dis. Par exemple, la typographie, je m’y suis très vite intéressé. Mais je me suis vite dit que je ne pouvais pas me plonger à 100% dedans. Parce que si je voulais vraiment devenir expert il faudrait ne faire que ça. Par contre je me suis vraiment entraîné et documenté visuellement sur plein de choses et je me suis créé une sorte de bibliothèque personnelle que je réutilise dans mon travail. Et le fait que je fasse aussi beaucoup de choses à la main, ça donne cet aspect fanzine. Pour l’art contemporain aussi, je m’intéresse à pas mal de choses c’est vrai. Donc oui je regarde un peu tout. Même des choses qui n’ont rien à voir. Je suis dehors, je regarde la nature, et je peux voir des combinaisons de couleurs qui m’inspirent. 

A : Dans ton travail sur la photo, j’ai l’impression que tu aimes bien aussi modifier la photo, que ce soit au niveau des couleurs, passer en négatif, ou détruire un peu la matière. 

B : Oui, j’ai commencé à faire ça avec Joke aussi. À l’époque, j’avais un petit appareil argentique, et je développais des trucs. Et une fois sur cinq, c’était foiré, mais ça faisait des images intéressantes. Je scannais des négatifs, et puis, j’étais devant le truc, et je trouvais ça cool. Mais je me considère comme un photographe du samedi. Pas du dimanche mais du samedi. [sourire] Mais je m’intéresse au truc, tout comme je m’intéresse au design et à plein d’autres domaines. Quand on te donne la direction artistique d’un projet, tu es obligé d’aller chercher des photographes, des typographes, des mecs qui font de la 3D. Et il faut quand même que tu saches de quoi tu parles. Donc c’est important de travailler et de tester un peu tous les différents domaines artistiques. 

A : On parlait d’art contemporain. Tu vas aussi au musée ?

B : Oui, et Pablo, qui est un gars qui a une grosse culture, m’a envoyé plein de choses à regarder, à bouquiner. Et après tu fais ton truc tout seul, tu vois un artiste, tu en trouves un autre. Les films, beaucoup aussi… Et les dessins animés. Je vais te faire rigoler, mais pour un des visuels de OVO Radio, je me suis par exemple inspiré du dessin animé Batman quand j’étais petit dans les années 90. Les couleurs ça m’avait marqué, ça colle un peu à Toronto pour moi. Donc j’avais mis des bâtiments en mode Gotham City, avec des photos de bâtiments que j’avais pris à Tokyo.

A : Tu parlais de directeur artistique et tu t’intéresses à beaucoup de domaines différents. Tu te verrais bien driver des gens à l’avenir ?

B : Je ne sais pas trop, ça change tout le temps. Je viens de partir à Los Angeles, je travaille pour Drake, pour OVO, et en fait je me dis que peut-être je vais rester là-dedans, parce que ça me plaît. J’ai envie de continuer à progresser artistiquement et peut être aussi faire des nouveaux projets comme des choses en galerie, aller aussi un peu en dehors de la musique, parce que je suis très identifié dans ce domaine.  Je sens qu’ à côté de ce que je fais, j’ai peut être envie d’aller faire des choses pour moi, faire mes trucs tout seul.

A : Et exprimer des choses personnelles ?

B : Oui, c’est ça. J’ai envie de me mettre beaucoup plus à la photo, peindre des choses, dessiner. Et toujours rester un pied dans la musique, ou la mode. J’arrive aussi à un âge où je vois que d’autres personnes commencent à s’inspirer de ce que j’ai pu faire et je trouve ça trop bien, c’est vraiment le but de ce que je fais. C’est comme dans la musique : il y a par exemple des « enfants de Joke », mais ils vont faire quelque chose qui ressemble tout en étant un petit peu différent, qui va inspirer d’autres mecs, qui font quelque chose d’encore un peu différent. Et c’est comme ça que l’évolution se fait et qu’on pousse les choses encore plus loin. Le fait que les générations interagissent, c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse. Et cette interview elle tombe à pic pour ça, parce que j’avais envie de laisser peut-être un petit mot et dire : « Je n’ai pas un parcours classique, je n’ai pas le profil de l’étudiant passionné de design tout tracé, j’ai un cheminement totalement différent… Et au final j’ai pu partir aux États Unis pour un des plus gros artistes de la planète. » C’était surtout pour dire que tout est possible en fait. 

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