Abuz et les vies qui passent
Interview

Abuz et les vies qui passent

Il a été l’un des meilleurs rappeurs français des années 90. Abuz a laissé derrière lui des couplets mémorables et ce fameux album de rap libidineux jamais sorti. Disparu des radars depuis une quinzaine d’années, il sortira bientôt un nouveau disque. Avec les moyens du bord, et pour la beauté du geste.

et Photos : Valentin Cassuto

Moitié du groupe D.Abuz System avec le producteur Mysta D, Abuz a fait partie de nos rappeurs d’élite. Doté d’un sens de la formule redoutable, le rappeur du Val-de-Marne a été une constante du rap français des années 90, des mixtapes de Cut Killer aux légendaires compilations Guet-apens et L’Invincible armada. Notre dernier souvenir de lui, c’est pourtant une vidéo improbable, parue en l’an III avant YouTube (2002, donc). Un peu éberlués, on y découvrait Ricardo Malone, son alter ego lubrique. Le morceau s’appelait « Cocotte », les images étaient dignes des meilleures pubs du dimanche soir sur M6, et le refrain plein de promesses graveleuses.

Et après ? Rien. Ricardo Malone est resté une bizarrerie sans lendemain, et Abuz n’a plus donné de signe de vie. Il est réapparu il y a quelques mois, toujours par vidéo interposée, mais dans un registre plus grave, avec un titre intitulé « La vie qui passe ». Le clip, réalisé avec quelques bouts de ficelle, met en scène des photos-souvenirs, avec un Abuz qui raconte face caméra les étapes majeures de son existence. Sorti dans une confidentialité totale, « La vie qui passe » renforce l’idée qu’Abuz, en dépit d’une carrière honorable, n’a jamais accédé au statut de légende du rap français. Injuste ? Sans doute, mais Abuz ne s’en porte pas plus mal. Nous l’avons rencontré, un soir de juin, sur les bords de la Marne, pour reparler de son parcours, de ses années libertines et des vertus de l’anonymat. Une rencontre aux allures de retrouvailles.


Abcdr du Son : Tu as expliqué à des confrères que dans ton parcours, ce sont avant tout les concerts qui t’ont permis de te faire connaître…

Abuz : À l’époque, la question de savoir si la scène te motivait ne se posait même pas. C’était l’étape obligée dans ton parcours. Si tu n’étais pas un artiste confirmé, tu n’accédais pas à la radio, donc à une quelconque diffusion. Évidemment, il n’y avait pas Internet. Du coup, qu’est-ce qu’il te restait ? La scène ! C’était vraiment l’arme de l’artiste du début des années 90.

A : Où avaient lieu ces concerts ? 

A : Il y a tout eu. On a joué dans des MJC, mais aussi dans des bars, des soirées… Toutes les formules de concerts possibles et imaginables, du petit truc bidon aux grosses premières parties. Je me souviens d’un Zénith où on a ouvert pour Terence Trent D’Arby. Il y avait aussi un truc, Du rap au jazz, à Bercy je crois. On a également fait le Printemps de Bourges. Beaucoup de gros festivals.

A : Comment trouviez-vous vos dates ?

A : On avait une équipe, et on a fait des rencontres. Au début c’était seulement Mysta D et moi. Babé est arrivée très tôt. C’était la vague acid jazz, donc ça le faisait d’avoir une chanteuse. Elle chantait super bien, on avait un super feeling, et en plus c’était dans l’air du temps. On a eu rapidement des managers. D’abord Tepa, le frère de Mysta D. Puis en vendant des billets au marché noir à Roland-Garros, j’ai croisé Choukri, qui faisait partie des IZB [NDLR : association pionnière dans l’organisation de concerts de rap en France]. Lui et son frère Faouzi se sont occupés de nous. Ils organisaient les gros plateaux de l’époque. Grâce à eux, on a eu accès à pas mal de belles dates.

A : Mysta D apparaît quand dans ta vie ? C’est un ami d’enfance ?

A : Non. Je rappais depuis six mois, un an. Le grand frère de Mysta était l’ami d’un ami. Il m’a dit : « mon frère est DJ, il débute, ce serait bien que vous vous rencontriez. » On m’a donc présenté Mysta, et on a réalisé qu’on en était au même stade, avec les mêmes motivations. On avait envie de bosser, de pousser la passion à un niveau plus intéressant. Le courant est super bien passé. On avait 20 ans, et on s’est mis à travailler ensemble.

A : Tu débutes en 1989/1990. Quelles sont les influences d’un rappeur à cette époque où tout est à faire ?

A : À l’époque, le rap arrivait, donc tu avais une culture musicale qui dépassait le rap, voire qui l’ignorait presque. J’étais un fou de musique depuis très longtemps, très branché funk et soul. J’enregistrais des émissions spé’ sur cassette. Je ne pensais d’ailleurs pas faire de la musique. J’étais complètement dans mon truc de passionné.

A : Le sampling de Mysta D est marquée par des sons plutôt chauds et organiques. Quelle était la connivence entre vous sur ces goûts ?

A : [Hésitant et souriant] À la limite, ce que je te dirais, c’est que si à l’époque on définissait deux grandes écoles, l’une Prince, l’autre Michael Jackson, moi j’étais plus Prince et lui plus Jackson. Mais je ne pense pas que l’alchimie se soit faite à ce niveau-là. C’était avant tout humain. Il scratchait depuis peu quand je l’ai rencontré, mais je sentais qu’il était doué. Moi j’étais un jeune rappeur aussi. On a pu construire notre identité musicale ensemble. On avait la même envie d’aller plus loin.

D.Abuz System - « Pong » (1994)

A : Sur un titre comme « Pong », on devine des influences ragga. Je crois savoir qu’à tes débuts, tu as réalisé plusieurs enregistrements dans un studio reggae à Londres…

A : Oui ! Pour être exact c’était le studio de Dennis Bovell, le bassiste de LKJ, et un très gros producteur de reggae. C’était une expérience de malade, dans une ambiance à la jamaïcaine. Ils ne faisaient pas les mixes comme les ingés que l’on avait pu voir avant. À l’époque, le credo, c’était l’originalité. Chacun devait avoir son style, et je mettais un point d’honneur à ce qu’on ait une identité originale. Évidemment, on a pris des influences de l’époque, en plus je venais du hip-hop/ragga. Puis le rap a fini par réussir à construire sa propre identité.

A : Quand on revient sur les débuts du rap, il est souvent question de Paris, Stalingrad, le terrain de vague de la Chapelle, les Halles… Toi qui était aussi à Londres à ce moment-là, quelles différences percevais-tu entre les deux villes ? 

A : À plusieurs reprises, j’ai vécu dans le quartier jamaïcain pendant quelques mois. J’ai fait plusieurs fois le Carnaval [à Notting Hill, NDLR], c’était juste fou. La grosse différence entre Paris et Londres, c’est les Jamaïcains. Là-bas, leur présence est naturelle. Ils ont une vraie influence. D’ailleurs, t’as qu’à voir le rap anglais, à chaque fois c’est une tarte. De toute façon, les Anglais, en terme de culture musicale, ils sont plus loin. En studio, c’était vraiment mortel de bosser avec des mecs du reggae. Au même moment, en France, le rap était nouveau et c’était plutôt des gars du rock. À Londres, on se sentait plus en osmose en tant que rappeurs. Tout était mixé en live, ça fumait des spliffs en studio, c’était vraiment une expérience.

A : Musicalement, ça t’a construit ? 

A : Non. En fait, en tant qu’artiste, tu es comme un sportif : si tu veux aller au bout des choses, tu es obligé d’avoir un minimum d’ego pour croire en ton truc et le pousser plus loin. Cette qualité, c’est aussi un défaut, car si d’un côté tu es assez sûr de ton truc, de l’autre tu es plus hermétique à d’éventuelles influences. Enregistrer à Londres, c’était une très bonne expérience, mais musicalement, ça ne m’a pas emmené sur d’autres chemins que ceux que j’avais en tête.

A : Tu parles de certitudes. Que ce soit aujourd’hui ou plus tôt dans ta carrière, les as-tu vues bousculées à un moment ? 

A : Aujourd’hui, bien sûr, mes certitudes de l’époque n’ont plus cours. Vous verrez quand vous allez prendre de l’âge ! [rires] À un moment t’es un jeune con, et au fur et à mesure ça file, il y a des choses qui te rattrapent. Pourtant, ces certitudes te sont utiles pour avancer. Sans certitudes, tu ne peux pas arriver et balancer des choses naturellement, avec du charisme. Si tu es trop humble par rapport à ce que tu fais, tu n’y arrives pas. C’est ce qui fait que durant mon parcours de rappeur, je n’ai pas vu mes certitudes se casser la gueule.

A : Même quand l’aventure D.Abuz System s’est arrêtée ?

A : Oui, parce que « ça » ne s’est pas arrêté, c’est moi qui me suis arrêté. C’est très différent. J’ai arrêté après Le Syndikat, un album qui a vendu 55 000 exemplaires, ce qui n’est pas un échec, même si à l’époque ce n’était pas un carton non plus. En plus, je connais quelques raisons pour lesquelles l’album n’a pas été ce qu’il aurait pu être : on n’était pas sur le bon label, le mec qui nous avait signé s’est tué en moto [un dirigeant de Mercury France, NDLR] et les autres n’en avaient rien à foutre de nous. On n’a pas eu Sky’, on n’a pas été travaillés, on n’a pas eu les réseaux qui nous auraient permis d’aller plus haut. En même temps, on a eu un bon succès d’estime. À l’époque, j’aurais évidemment préféré faire disque d’or, je trouvais que l’album avait sa place par rapport à ce qu’il y avait sur le marché. Mais je n’ai pas d’amertume. On a tous un karma, et avec le recul, je me dis que ça devait être comme ça.

« Tu sais, l’anonymat c’est beau. On ne s’en rend pas compte mais c’est une liberté incroyable. »

A : Je vais te faire une confession d’auditeur : je t’aurais toujours bien vu dans le Saïan Supa Crew.

A : C’est marrant que tu me dises ça parce qu’un jour Leeroy est venu me voir après un concert et il m’a parlé du fait qu’ils étaient en train de monter un truc. Ce truc, c’était le Saïan. [rires] Je ne sais pas si c’était une perche, mais il m’en a parlé avant que le Saïan existe officiellement. D’ailleurs, le morceau que j’ai fait avec eux, je trouve que c’est l’un de mes meilleurs featuring. Les mecs ont une telle technicité que tu sens que tu dois te surpasser. J’ai fait des featurings avec beaucoup de gens, et cette sensation, je ne l’ai pas eue systématiquement. La fois où j’ai vraiment ressenti la pression, c’est quand j’ai fait un morceau avec Kery James. Il devait être sur Le Syndikat mais il a été effacé malencontreusement par le mec qui faisait les backup au studio. Il y avait aussi Rim’K sur ce morceau. Voilà pour la petite histoire. [rires] Ce feat là, c’est l’une des très rares fois où je me suis dit : là j’ai intérêt à envoyer. Kery met une telle intensité… Mais sinon, j’étais assez en confiance quand je me posais sur un truc, j’avais rarement ce sentiment de pression.

Saïan Supa Crew ft. Abuz - « Blasphème »

A : Le Syndikat sort en 1999, juste après deux années de succès pour le rap français.

A : C’est vrai. Mais honnêtement, avec du recul, je suis content de ne pas avoir cartonné.

A : Pourquoi ?

A : Ce n’est pas la même vie ! Tu sais, l’anonymat c’est beau. On ne s’en rend pas compte mais c’est une liberté incroyable. Quand tu commences à être grillé partout, c’est difficile. Et encore, quand tu fais une carrière, il y a quelque chose de plus tranquille que quelqu’un qui connaît subitement la notoriété pendant deux ou trois ans avant de retomber tout aussi subitement dans l’anonymat. Ce n’est pas évident. Tu prends des tartes. J’en ai vu des groupes qui se la racontaient à la signature, mais une fois que l’album avait fait un bide, il fallait redescendre sur terre. C’est dur, très dur. Moi, ce qui m’a sauvé, c’est que c’est moi qui ai décidé d’arrêter. À un moment, je me suis dit : vas-y, je suis un peu écœuré de tout ça. Du coup, j’ai amorti le choc. Ma vie a pris d’autres directions, et je me suis fait une raison.

A : Toi qui reviens tranquillement aujourd’hui, as-tu l’impression que ton rapport à la pression s’est inversé ?

A : Quand j’ai fait cet album que je vais sortir un de ces quatre, je n’étais pas du tout focalisé sur la technique. Autant à l’époque, je voulais aller dans des performances, autant aujourd’hui, j’ai plutôt envie du mot juste, et de toucher le cœur des gens. Je cherche moins l’effet, et plus la densité, la profondeur. En plus, je n’ai pas calculé que j’allais revenir. Un beau jour j’ai rallumé mes machines. Je sortais d’une période super noire, et je me suis mis à faire un morceau par jour. J’ai fait un album très personnel, sans vouloir spécialement me montrer, juste en essayant de m’amuser. Aujourd’hui, le niveau du rap est très élevé. Par contre, il n’y a plus de prises de risques. Je ne sais même pas la dernière fois que j’ai vu un rappeur vraiment sortir des sentiers battus et prendre le risque de déplaire à son public. Tenter des choses, c’est à faire. OK, on fait plein de bons albums de rap, mais ce serait bien qu’ils ne ressemblent pas à 70 % de ce qui se fait. Toujours un peu les mêmes flows, toujours un peu les mêmes instrus. J’aimerais bien voir des rappeurs aller vers des horizons différents. Moi quand j’ai commencé, j’étais libéré de tout ça, mais ce n’était pas la même époque.

A : Qu’est-ce qui t’a fait reprendre le rap ? Y a-t-il eu un déclencheur ?

A : Ma fille, je ne vois que ça. Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Ça été tout bête. Je n’avais pas écrit depuis très longtemps. J’ai eu mes machines débranchées pendant plusieurs mois. On a fait des travaux pour le bébé, j’ai été vivre chez mes parents. Je n’avais plus de machines, plus rien. Quand je suis revenu chez moi, j’ai tout rebranché et j’ai fait un morceau par jour. Depuis, je n’ai jamais refait un titre entier. J’ai dû écrire deux seize et un huit mesures.

A : Tu as ressenti un manque durant toute cette période d’arrêt ?

A : Quand j’ai arrêté, je me suis dit que j’allais m’amuser. Ça a été le projet Ricardo Malone, et l’air de rien, ça a pris du temps puisque je produisais tout tout seul. Je me disais que sans clips, les gens comprendraient encore moins. J’ai sorti le clip de « Cocotte » et les gens m’ont pris pour un malade. J’avoue que j’étais trop loin dans ma tête à ce moment-là, j’étais vraiment dans des délires. Et puis le temps a passé, j’ai commencé à remixer le projet, revoir les sons, puis j’ai eu d’autres problèmes un peu plus personnels, et là j’ai tout mis de côté. J’ai tout arrêté en ayant ce projet qui restait en plan. Quand tu as un projet que tu ne sors pas, ça se transforme en énorme frustration. Je me suis un peu enterré avec ce truc-là.

A : Tu dis que étais trop loin dans ta tête. À quoi fais-tu allusion ?

A : J’étais à fond dans les clubs libertins. Ce n’était pas de la fiction. Si j’ai fait Ricardo Malone, ce n’est pas par hasard. J’avais deux passions : niquer des meufs et faire du son, alors je me suis dit que ce serait bien de les regrouper. [rires]

« J’avais deux passions : niquer des meufs et faire du son, alors je me suis dit que ce serait bien de les regrouper. »

A : On avait prévu de te demander si Ricardo Malone, c’était un alter ego, un fantasme. Mais en fait, c’était toi.

A : Oui, tout à fait moi. Bon, heureusement, je suis revenu de ça.

A : À quoi ressemblait cet album ? On ne connaît que le morceau « Cocotte » finalement.

A : C’est un album sur les rapports hommes/femmes. Du coup, même si c’est très axé sur le libertinage, tu as deux ou trois titres plus romantiques. Le reste, c’est de la blague. C’était le premier album que je faisais tout seul. Les sons, c’était les miens. J’ai pris des parti-pris tout de suite. C’était un peu la fin du boom-bap, le son du Sud pointait le bout de son nez. Je kiffais les Hot Boys, des trucs comme ça. Je suis parti dans un truc, aux balbutiements du Dirty South. Après tu sais comment c’est. Les sons, ça vieillit. J’ai remixé l’album en 2003/2004 en le recentrant plus sur de beaux samples soul. En fait j’ai deux versions de l’album : une en studio qui n’est pas masterisée mais mixée, et l’autre où j’ai repris les a capella que j’ai remises sur des sons faits à la maison, donc pas mixés. Je pense que je les ressortirai tels quels, comme des maquettes. Franchement, il y avait de très bons titres.

A : Le libertinage, ça t’es venu tard ou tu as toujours été comme ça, même ado ?

A : Non, j’ai toujours été un putain de pervers. [rires] Honnêtement. Vous pouvez l’écrire, j’assume. Quand j’ai commencé à connaître ce truc-là, ça a été une cour de récré géante. Je suis resté quelques années à fréquenter ce milieu.

A : Tu emploies le mot « pervers » qui est un mot quand même assez négatif. Qu’est-ce que cette expérience t’a apporté humainement parlant ?

A : [Il expire] Franchement, ce sont de bonnes années, j’ai vraiment kiffé, je ne vais pas vous mentir. C’était vraiment cool. Une fois que tu commences à mettre les pieds dans des trucs échangistes, tu finis rapidement par ne plus trop mettre les pieds dans les endroits normaux. « On s’emmerde ici ! » [rires] J’étais plus jeune, je cherchais des boîtes où il y avait des cochonnes. C’était aussi durant les années où l’échangisme et le libertinage explosaient en France.

A : C’est aussi une époque où tu côtoyais la Mafia K’1 Fry, Express D… J’imagine que ce ne sont pas des choses très faciles à partager dans le milieu du rap, si ?

A : Je ne suis pas trop du genre à raconter ma vie. Mais les gens apprennent à te connaître. Je suis parti à New York avec Express D par exemple, et je me souviens plus ou moins bien d’une scène où je me suis retrouvé à attraper une meuf au milieu du truc. Après, Mafia K’1 Fry, moins, parce que c’était plus une relation studio, mais tous les gens qui me connaissaient savaient qui j’étais.

Ricardo Malone – « Cocotte » (2002)

A : J’imagine que c’est un milieu très codé. As-tu eu des initiateurs ?

A : Non, pas du tout. La première fois que je me suis retrouvé dans un lieu libertin, c’était par accident. J’ai un ami motard qui a dépanné un autre motard. Le type lui a dit : vas-y, je travaille à tel endroit où je suis barman, viens. On s’est retrouvé là-bas, et je me suis dit que c’était vraiment sympa comme ambiance. [sourire] Après j’ai été plus loin dans le truc, j’ai découvert tous les endroits. Ensuite, j’ai commencé à travailler dans le porno. J’ai rencontré un journaliste qui était aussi là-dedans. Il m’a demandé des sons pour des films de cul. Je l’ai accompagné dans beaucoup de reportages, j’ai découvert le Cap d’Agde et toutes les conneries comme ça.

A : Qu’est-ce qui t’a fait arrêter de fréquenter ce milieu ?

A : À un moment, j’ai eu des sentiments pour quelqu’un, et j’ai bien dû me demander ce que j’allais faire de cette vie de ouf. Quand tu rentres dans une relation que tu sens devenir sérieuse, il y a un moment où tu es bien obligé de choisir. Parce qu’en fait je ne suis pas un vrai libertin. Un vrai libertin, c’est un mec qui va là-bas avec sa femme. Moi, j’avais du mal à capter comment tu peux regarder la femme que tu aimes se faire défoncer devant toi tout en lui tenant la main. J’ai pu capter le délire parce que j’ai parlé avec beaucoup de gens dans ce truc-là, mais je ne me voyais pas là-dedans.

A : Comment produit-on une bande son de film de cul ?

A : Je vais être honnête : je faisais beaucoup de musique et je prenais dans mes stocks. Je voyais ce qui collait sur les images. C’était du gonzo hein, pas du haut de gamme. Mais le mec bossait beaucoup, il avait toujours six ou sept DVD en même temps dans les kiosques. Après j’ai commencé à monter des films.

A : Tu n’es jamais passé devant la caméra ?

A : Non.

A : Ça t’a tenté ?

A : J’ai failli rendre service, mais non.

A : Un morceau pour un film de cul, on l’enregistre à la SACEM ? 

A : Non. Si j’avais dû déclarer toutes les prod’ que j’ai faites ! Non, on s’arrangeait. Ce sont des petits cachets, ça ne m’a pas rendu riche. C’est une expérience. Quand j’ai arrêté la musique, j’ai continué à monter des films. Après je me suis retrouvé à filmer des mariages. Tu me diras que ça n’a rien à voir, mais quand tu as eu la vie d’artiste, tu prends des mauvais plis et c’est difficile de reprendre un emploi. J’ai eu ce plan pour filmer des mariages. Ça payait bien, en deux jours de boulot, je faisais mon mois. J’ai fait ça pendant très longtemps. J’ai arrêté depuis peu car quand je me suis retrouvé seul avec ma gosse, ça a été compliqué d’aller travailler le samedi. Voilà mon cursus professionnel. [rires]

A : Dans le rap, il y a un rapport à la femme qui a toujours été compliqué. Avec Ricardo Malone et le clip de « Cocotte », t’es-tu interrogé sur cette place donnée à la femme dans le rap ?

A : La question que j’aurais dû me poser, c’est quel rôle moi je donnais à la femme à ce moment-là ! Ce n’est pas au rap que je devais poser la question mais à moi. Je ne me la suis pas posée car j’avais la tête dans le guidon. Je pensais plus à niquer qu’à tomber amoureux. Chacun son vécu. Le mien m’a sûrement amené à ça. Dans Ricardo Malone, j’avoue, j’ai des clips bourrés de femmes objets. Si c’était à refaire… [Il hésite] Il faut de tout pour faire un monde. Mais j’ai aussi toujours parlé d’amour. Dans « Laisse nous faire », dans « Ça fait oui »… Je n’ai jamais été dans la fiction. J’ai simplement collé à qui j’étais.

A : Pourquoi ce disque n’est pas sorti ?

A : Parce que j’avais peur de me sentir incompris. Vraiment. Quand j’ai sorti « Cocotte », j’ai vu que ça avait retourné les têtes : il a pété les plombs. Mais franchement, j’aurais tout de même dû le sortir.

A : Tu n’assumais pas ?

A : Ce n’est pas que j’assumais pas, c’est que je voulais sortir le disque comme il faut, c’est à dire de faire le nécessaire pour que ce soit compris. Il fallait cliper les morceaux pour que les gens comprennent le second degré, sinon ils allaient me prendre pour un ouf. Le rap, ce n’est pas le milieu le plus ouvert, mais à l’époque, les codes étaient encore plus fermés que ça, plus rap-ghetto. Mais évidemment que j’aurais dû le sortir ! Après, ça a traîné. Ensuite je me suis mis en couple. J’ai eu une enfant à la maison. Je me suis remis en question. Ce que je devenais me faisait culpabiliser.

A : Le rap est très paradoxal. C’est une musique très morale, parfois même moraliste, d’autres fois très décadente. T’es tu senti confronté à une forme de puritanisme ? 

A : Non. C’est vrai qu’il y a une grosse hypocrisie, mais il faut tout de même aussi se dire qu’il y a un monde entre aimer le cul et entrer dans des délires de libertinage. Tout le monde va peut-être fantasmer sur un plan à trois. Mais quand tu pousses le truc plus loin, que tu rentres dans le vrai libertinage avec de vrais libertins, ça peut vite être glauque. C’est un peu une escalade. Genre tu rentres dans une pièce et t’as cinq cents personnes en train de baiser partout… Faut l’encaisser le truc, tu sais. Mais ce n’est pas le poids moral qui m’a retenu de sortir le disque. Moi de toute façon j’étais dedans.

A : Quel est ton regard sur quelqu’un comme Roll-K, qui a peu près à la même époque, a complètement assumé ? D’ailleurs, elle s’est souvent faite traitée de « pute », alors qu’on ne dirait jamais ça à un homme. Tu le dis toi-même, on a dit de toi que tu avais pété un câble, pas autre chose.

A : C’est l’éternelle différence de l’inégalité entre les sexes, que la société porte et crée. Pour une femme, c’est vrai que c’est beaucoup plus compliqué.

A : Elle a été jusqu’au bout, dans le sens où elle a sorti ces projets.

A : Oui et je pense qu’elle a eu raison. Je crois qu’elle a aussi fait du porno avant. C’était son personnage, mais ce n’était pas une puritaine qui a joué la chaudasse. C’est une vraie chaudasse qui a été au bout de son délire. Je respecte ça. Après, musicalement, ce n’est pas fou. Le concept ne me dérange pas mais qualitativement, ça n’a pas trop suivi. Si derrière tu ne proposes pas de la bonne musique, ça ne sert à rien.

A : Un morceau comme « Cocotte », avec une fille qui twerke, des sons très Nouvelle Orléans, quelque part ça ressemble presque un single de rap français d’aujourd’hui.

A : Complètement.

A : Cette évolution du rap, comment la perçois-tu ?

A : Je reste un mec de l’ancienne école, tu sais. En même temps je suis bon public. J’écoute Générations dans ma voiture. Je n’aime pas tout mais j’entends ce qui se fait. Par contre, il y a un truc qui m’a toujours dérangé dans cette musique : on sait que c’est un art qui vient de la rue, du coup, OK, tu auras toujours une couleur brute, forcément. Mais entre l’apparition du gangsta rap et maintenant, il y a trop de glorification du truc. Les gens ont beau dire que ça n’a pas d’influence sur les jeunes, que c’est comme un film d’action, mais ce sont des conneries tout ça. Bien sûr que ça a de l’influence. Je peux assumer Ricardo Malone sans problème, mais je ne sais pas si j’aurais assumé de dire aux gamins que c’est cool d’être un brigand. La vie ce n’est pas ça non plus. Bien sûr il faut se débrouiller, il y a du système D, mais entre raconter ce que tu vis et glorifier ça, il y a une marge. Je ne suis pas client de tout ça.

« Les gens ont beau dire que le rap n’a pas d’influence sur les jeunes, ce sont des conneries tout ça. Bien sûr que ça a de l’influence. »

A : C’est ça qui ferait la différence entre un groupe de rap caillera avec lequel vous avez beaucoup bossé, Expression Direkt, et les groupes de rap caillera d’aujourd’hui ? Les premiers racontaient, les seconds glorifient ?

A : Oui. Pour moi la différence est là.

A : On sait pourtant que chez Express D, ça ne déconnait pas.

A : Oui, mais moi ce n’est pas ça que je retiendrai d’eux. Pour moi ce sont des mecs super sympas avec du talent. Dans « Dealer pour survivre », ils ne disent pas que c’est bien de dealer. Ils disent bien dealer pour survivre. C’est important d’équilibrer les choses. À un moment, on a  vu tous les jeunes devenir des cailleras. C’est pas normal ça ! Bien sûr qu’il y aura toujours des   cailleras, mais que ça devienne un effet de mode, ce n’est pas normal.

A : Avant de démarrer cet entretien on parlait de la chronique de L’Invicible armada, réalisée par Bax dans notre émission. Il parle de ce décalage entre ton message qui a toujours été plutôt fédérateur, et celui d’Express D qui était vraiment dans le dur. Comment vivais-tu ce décalage ?

A : J’ai aimé cette analyse car c’est quelque chose que je n’avais jamais vraiment envisagé. J’ai trouvé ça bien vu. Mais Express D, c’était mes potes avant tout. Après je me rappelle d’une fois où on était sur un festival et où Busta Flex – je crois – avait pris une correction par Rohff, je sais plus qui, Kertra et tout. Je leur disais : « mais c’est quoi votre délire ? » Parce que pour moi, Busta Flex n’était pas quelqu’un qui méritait de prendre une raclée. Mais on est tous dans nos délires. C’est aussi ce qui fait que c’était intéressant ce qu’on faisait ensemble. On ramenait des trucs différents mais en étant ensemble.

A : Kertra ou Delta sont un peu de la même génération que toi ?

A : Non, ils sont plus jeunes. Ils ont au moins trois ans de moins. Mais moi, quelque part, j’ai commencé à rapper tard, vers mes 20 ans. Notre génération, on a écouté les KRS-One, les trucs comme ça. Tu avais la notion de savoir ce qui comptait, cette idée de ramener des choses. Et puis mon éducation a compté aussi je pense. J’ai été éduqué avec des valeurs.

A : Tu es un Zulu ?

A : Non, je ne suis pas un Zulu. Mais ça ne m’a pas dérangé de mettre le logo Zulu Nation sur mon dernier clip, vu que le réalisateur est King Zulu. Je cautionne. Je ne suis pas dans le genre mouvement politique, association. Mais quand j’étais gamin, Peace, Havin’ Fun, ça avait du sens. C’était un truc mortel, ça partait d’un vrai truc positif. Mettre tout le monde à l’amende, ça m’aurait moins parlé.

A : « La vie qui passe » est un morceau qui parle de vieillir, chose assez rare dans le rap. Penses-tu qu’un morceau comme ça peut être entendu ?

A : Par des vieux, oui. Par des jeunes, je pense que non. Enfin pas tous, parce que des fois j’ai des jeunes qui viennent me parler, et je suis surpris qu’ils soient revenus sur des trucs qui ne sont pas de leur génération. Mais ce que je vais faire maintenant, ça ne pourra être reçu que par une niche, c’est évident. Tu sais, dans le rap, tu ne choisis pas vraiment ce dont tu vas parler. Je suis dans l’humain, pas dans la grande philosophie. Ce sont les émotions qui m’intéressent, et si les gens s’y retrouvent, c’est cool. Mon album sera un album de vieux, pour les anciens. Et encore, j’ai mis beaucoup d’Auto-Tune. Quand des artistes font des trucs comme ça alors qu’on ne les attend pas là, c’est super critiqué. Mais je n’écoute pas du boom-bap des années 90 moi. J’écoute ce qui se fait actuellement, même si j’aime bien les trucs à l’ancienne. Drake sort un album, j’écoute. Future sort un album, j’écoute. Je me tiens au courant.

Abuz – « La vie qui passe » (2015)

A : Pour revenir sur « La vie qui passe », on sent une paix intérieure chez toi, mais on devine aussi beaucoup de cicatrices. Es-tu heureux aujourd’hui ?

A : Oui, ça va. J’ai trouvé un bon équilibre. J’ai ma fille. Je suis assez content de la vie que j’ai.  Mais c’est vrai que je suis passé par des moments difficiles. Il fallait que j’évacue des trucs. Maintenant j’ai retrouvé une bonne sérénité. Les années où j’ai arrêté le rap, ça a été compliqué, et sans aucun rapport avec le rap. Ça a été un peu hardcore. Quand t’en sors, forcément, ça se ressent.

A : Pour faire un titre comme celui-ci, tu as été inspiré par la chanson française ? Tu en écoutes ?

A : J’en écoutais quand j’étais gosse, par le biais de mon père. Inconsciemment, je pense que la chanson française a eu une influence sur moi. Dans le rap, tu as de très beaux textes, mais dans la chanson française, tu as encore des textes qui sont au-dessus. Il y a des plumes mortelles. Aznavour a des textes incroyables. D’ailleurs, le temps qui passe est un thème qu’il a beaucoup abordé. Un titre comme « À ma fille »… Si tu as une fille, tu as ton cœur qui va se serrer en écoutant ce titre. Dans le rap, des textes comme ça, il y en a, mais ce n’est pas monnaie courante. C’est quelque chose qui m’a attiré dans cette forme d’expression. Tu peux aller vers des choses plus profondes.

A : Tu as grandi dans quel environnement familial ?

A : Ça va. Classe moyenne, parents ensemble, pas divorcés. Voilà. Je suis né à Montreuil, après j’ai habité dans pas mal de villes dans le coin, Neuilly Plaisance, Le Perreux… Je suis ici, à Nogent-sur-Marne, depuis quinze ans.

A : Tu as dit tout à l’heure que tu n’étais pas politisé. 

A : Faut le dire vite. Disons que je ne suis pas là pour refaire le monde.

A : Dans la nébuleuse D.Abuz System, il y a quelqu’un qui aujourd’hui est très politisé, c’est Tepa. Tu le côtoies encore ? 

A : Non.

A : Tu suis ce qu’il fait ? 

A : J’ai regardé plusieurs de ses émissions, oui.

A : Qu’en as-tu pensé ? 

A : Tepa est un ancien pote. On a vécu de belles années ensemble, Il a toujours été réfléchi dans ses textes, et assez politisé, mais je sais pas… Je suis tombé sur quelques émissions, et ça m’a calmé. Franchement, j’ai vu des trucs… Il est sincère et il va au bout de ses idées, mais c’est pas mon délire du tout. Tout comme Dieudonné c’est pas mon délire. Tout comme Soral c’est archi pas mon délire. Après, il y a des trucs intéressants chez les gens qu’il fait venir, mais j’ai entendu des trucs, et j’ai pas kiffé. Ça m’a rendu assez amer. Ça m’a fait même flipper. Tu sais, moi j’ai des origines mélangées. La division, ça ne m’intéresse pas. Je ne suis dans aucune communauté, aucune religion, mais je vois toute cette haine, ça me désole. Parfois, je vois des trucs sur Facebook, j’ai l’impression de voir le FN à l’envers. C’est affolant ! Moi, j’ai aimé le hip-hop parce que ça rassemblait les gens au lieu de les diviser.

A : Tu penses que le hip-hop ne rassemble plus aujourd’hui ? 

A : Je pense que l’idée de communauté est beaucoup plus présente, dans le rap et dans la société en général. Je me trompe peut-être, mais aujourd’hui, on dirait qu’un rappeur qui est blanc ne pourra plus être écouté que par des blancs. C’est dommage. Tu vois, cette discussion me rappelle le morceau qu’on avait fait avec M. Group et Doudou Masta, entre autres. On y parlait de nos origines, et aucun d’entre nous ne le faisait en incluant mille questions ou débats autour. Là c’est pareil : je n’ai pas envie de mettre mes origines en avant. La notion de communauté, je ne la calcule pas. Je rappe pour tout le monde, je ne me pose pas ces questions-là. Et heureusement d’ailleurs. Ce qui serait grave, c’est si je finissais par me sentir obligé de me les poser.

M. Group ft. Abuz, Doudou Masta, PM, K2C - « Représente les tiens » (1997)

A : On parle de Tepa, mais pas d’Aniès. Ensemble ils ont fondé Les Spécialistes. Je crois qu’Aniès était venue frapper à votre porte avec des maquettes. Toi qui était d’une autre génération, as-tu été un « père rapologique » pour eux ? Voire un manager ? 

A : Un père rapologique, oui je crois. De toute façon, c’était la famille. Alors il y avait du conscient et de l’inconscient. J’ai été leur plus grande influence au niveau du rap, mais comme chaque jeune, ils sont aussi allés prendre leurs influences ailleurs.

A : Quand ils ont signé chez IV My People, où tout ne s’est pas bien passé, est-ce qu’ils se sont tournés vers toi ?

A : Je ne sais plus trop. Je ne pense pas. Ils ont su prendre leur indépendance, leur chemin, notamment à ce moment-là. Aniès avait son manager, son DJ.

A : Les Spécialistes pour toi, c’est un groupe qui a été gâché ? 

A : Ils avaient un potentiel qui aurait dû les amener plus loin, particulièrement Aniès. D’ailleurs, leur album a quand même laissé une belle trace, il est encore reconnu aujourd’hui. Un gâchis… [il réfléchit] Il y en a eu tellement des gâchis dans le rap français.

A : Comment D.Abuz System s’est arrêté ?

A : Je ne veux pas qu’on croit que j’ai le moindre regret sur l’histoire du D.Abuz, ni quelque aigreur que ce soit envers les gens qui ont fait cette aventure. Mercury nous a rendu le contrat, un an après Le Syndikat. Là, il y a eu plusieurs sentiments mélangés. J’ai commencé à ne plus reconnaître le label que j’avais fondé. Les envies musicales n’étaient plus les mêmes aussi. Je pense que L’Invincible armada, entre autres, nous avait amené au bout de quelque chose.

A : En 2008, on avait interviewé Tepa. Il racontait que Mysta et toi étiez très en avance, que vous avez exploré des trucs en premier qui se sont institutionnalisés ensuite. Y a t-il eu en conséquence ce sentiment d’être incompris, de ne pas être là à la bonne heure ?

A : Bien sûr. Ça ne sert à rien d’être en avance, ni en retard. Il faut être on point, sinon ça ne sert à rien. Même avec le EP Ça se passe, je me sentais déjà incompris. J’ai toujours eu l’impression qu’il fallait un peu de recul aux gens pour vraiment être dans ce qu’on faisait. Si ça me frustrait ? Évidemment. J’avais de l’égo, bien sûr, mais je trouvais vraiment qu’on n’était pas à notre place par rapport au niveau qu’on ramenait.

A: D’ailleurs le rap français a aujourd’hui ses mythes : Time Bomb, les X, La Cliqua. Mais il n’y a pas de mythe D.Abuz System.

A : C’est vrai. Ou alors dans une toute petite niche. Je ne peux pas te donner l’explication. Quand je parlais avec Arnaud de Booska-P, sa théorie c’est qu’on n’a pas eu classique, un titre comme « Retour aux Pyramides » pour les X. Je ne sais pas. Maintenant, avec du recul, je le vis bien. Je me dis que c’est le karma. Et quelque part je suis presque content d’être affranchi d’un éventuel classique.

Da System - « J’avais rêvé » (1997)

A : On a assez peu parlé de l’album Le Syndikat. C’était une expérience plaisante, l’enregistrement de cet album ?

A : Oui et non. Non car c’était une galère technique. Le label nous a pris la tête, fait des histoires. Je me souviendrai toujours qu’on a fait les prises avec une machine de synchro qu’on devait récupérer au mix. Or on ne l’a jamais récupérée. Ce qui fait qu’on a dû tout re-synchroniser en manuel. Évidemment, ça nous a fait exploser le budget, perdre du temps. Ça ça a été relou. Mais le mix, paradoxalement, c’était super cool. On l’a fait dans un super studio à Toulouse. C’était mortel.

A : On sent qu’il y avait des moyens pour cet album.

A : Oui, carrément. La flûte traversière sur « Trafiquants ». La chorale sur « Je vis dans le pêché », la guitare. On a eu, entre guillemets, ce qu’on voulait.

A : D’un point de vue sonore, on sent la transition entre L’Invincible armada et Le Syndikat. L’un sonne beaucoup plus produit. Vous avez été guidé sur ce chemin ?

A : Non, c’était notre truc. Il n’y avait pas de direction artistique imposée. Si, le seul truc qu’on a voulu nous imposer, c’est la pochette, mais au final, c’est mon idée merdique qui a pris le dessus. [rires]

A : Tu étais bien inspiré par les pochettes de Pen & Pixel ? 

A : Exactement. [rires] J’étais le seul dans le groupe à être branché sur ces trucs Dirty South, Master P, tout ça. Je voulais une pochette qui rappelle ça. C’est marrant parce que j’ai eu plein de propositions faites par des super boites de design payées par Mercury, des trucs super beaux, des ambiances films mafieux. Mais à la fin, j’ai dit : « Non ! Je veux un truc comme ça. » J’aime ce côté too much, qui ne cherche pas à être crédible, l’hélicoptère derrière, l’anti-sobriété. Moi j’ai adoré cette pochette, mais je sais que beaucoup ne l’ont pas aimée. On me l’a encore dit il n’y a pas longtemps : « Putain, heureusement que je suis pas tombé sur l’album à travers sa pochette, car je n’aurais pas eu envie de l’écouter ! »

« Je vais me prendre des cailloux virtuels avec mon nouvel album, je le sais. Mais il faut faire ce que tu as envie de faire. »

A : Penses-tu que le public rap français de l’époque ne voulait pas de cet album ? Qu’il ne voulait pas de flûte traversière, juste du piano-violon ?

A : C’est une évidence. Moi, je suis encore fier de cet album, et c’est le principal. L’album que je vais sortir là, ça va être encore pire, Je vais me prendre des cailloux virtuels, je le sais. Mais il faut faire ce que tu as envie de faire. Si c’est le public qui t’impose ce que tu as envie de faire, tu n’es plus l’artiste. Je sais pertinemment avec quoi je devrais revenir si je ne voulais pas qu’on me jette des cailloux. Je sais aussi que ce que j’ai fait, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire quand on revient.

A : Je t’avoue que quand j’ai vu le clip de « La vie qui passe », où on te voit avec la cravate, le béret… C’est un clip qui a été fait avec peu de moyens, j’imagine…

A : Ça tu peux le dire ! Zéro moyen puisque j’ai tourné devant ma fenêtre avec une caméra DV. Même pas HD ni rien, une DV !

A : … En voyant le clip, je me suis dit : ça va être dur.

A : Ouais. J’ai hésité avec ce clip, parce que j’en ai deux, trois faits maisons, mais j’en ai aussi d’autres qui sont plus professionnels. J’ai sorti « La nuit » en premier parce que le clip me semblait plus pro. Ça a été bien accueilli, mais j’ai déjà dû eu le truc de l’Auto-Tune. C’est le gros retour que j’ai eu. Je me suis dit : le prochain clip, il faut que je donne plus la couleur de l’album, c’est à dire un truc un peu plus classique, qui va moins déstabiliser les gens. J’ai choisi ce son avec ce clip fait maison. Et je ne suis pas fort en clip, je le sais. [rires] Je n’ai pas forcément les moyens d’investir. Ni l’envie.

A : On dirait aussi que tu n’as plus du tout envie de t’entourer.

A : Je ne suis pas du tout entouré.

A : Mais en as-tu envie ?

A : Je ne sais pas. Je ne crois pas. Là j’ai tout fait tout seul, du début à la fin, à part les mixes. Tu sais, je me suis déconnecté de tout ça pendant longtemps. Quelque chose que j’aurais aimé pour ce nouvel album, c’est avoir une bonne attachée de presse, pour défendre le truc comme il le mérite. Là je sais qu’au final, ça va être un truc super artisanal, qui ne va être que sur Facebook. Je ne sais même pas si je vais presser cet album, et si je le fais, ce sera cinquante ou cent exemplaires. Je n’ai pas les réseaux. Tu te doutes que je suis passé par différents stades avec ce projet. J’ai fait tous les morceaux il y a cinq ans. J’étais à fond à ce moment-là, hyper enthousiaste. Quand j’ai reçu les mixes, je me disais vraiment : ça va être mon meilleur album. Puis au fil du temps, j’ai réalisé que beaucoup de gens ne capteraient pas le truc. Je suis trop loin de certains délires. Mais je l’ai fait sans calcul. Même là, j’ai mixé dix-neuf titres, mais je devrais en mettre onze ou douze pour limiter la casse. J’étais aussi dans une couleur de son à l’époque. J’ai mis beaucoup d’Auto-Tune, mais si je devais le refaire aujourd’hui, je n’en mettrais plus du tout.

A : Alors, question : pourquoi Abuz, rappeur de 46 ans, utilise l’Auto-Tune ?

A : Parce qu’au moment où j’ai composé les morceaux de cet album, j’écoutais beaucoup de cainris qui ramenaient quelque chose avec l’Auto-Tune, notamment Lil Wayne à la période où il était au-dessus, les débuts de Drake, toutes ces ambiances. J’étais dans ce mood. Quand j’ai commencé à tester l’Auto-Tune, j’ai fait les prises directes avec, je ne l’ai pas rajouté après. Ça m’a donné la légèreté de tenter des choses que je n’aurais pas fait sans. J’ai aussi écrit en chantonnant et en rappant, je n’écrivais pas tout avant de commencer à enregistrer. L’Auto-Tune m’a permis d’explorer des trucs auxquels je n’aurais pas pensé. Maintenant, j’aurais la confiance pour faire sans.

A : Est-ce que ce recours à l’Auto-Tune, n’est pas l’antithèse du D.Abuz influencé ragga hip-hop dont on parlait au début de l’entretien ?

A : Pas forcément. Le ragga lui-même est tombé dedans à un moment. La technologie marque beaucoup les sons, l’époque. Quand une boîte à rythme est inventée, le son change. Pour les gens qui sont bloqués sur le D.Abuz de 1990, évidemment c’est l’antithèse. Mais moi je suis le D.Abuz de 2010, je n’ai pas envie de rester bloqué sur telle ou telle époque. L’album, je l’ai fait écouter à peu de personnes. L’une d’entre elles est un mec qui m’a fait deux clips et la pochette. C’est un fan de l’époque du Syndikat. Il estimait me retrouver.

A : Quelle place occupe le rap dans ta vie aujourd’hui ?

A : Je suis encore un auditeur. Je reste un pied dedans. Mais concrètement, niveau travail, j’ai dû faire trois productions dans l’année. Pour être honnête, je refuse beaucoup de petits featuring, et quand je fais quelque chose, je dois me forcer. Après, une fois que je suis dessus, c’est vite fait. Ce n’est pas que je ne sais plus écrire, c’est plus une question de motivation. Paradoxalement, je suis conscient que l’envie de refaire un album peut me tomber dessus. Si celui-ci est mal accueilli, ça va peut-être me motiver à en faire un autre, pour rectifier le tir et parce que je peux encore amener du level et que j’ai des trucs à donner. Mais je n’ai plus rien à prouver, je suis passé dans une autre vie, je m’occupe de ma gosse. Ce n’est plus pareil. Si je le fais, c’est parce que ça m’apporte du plaisir. La flamme peut encore être là, mais ça ne prend plus une grande place.

A : Oxmo a fait sa première apparition discographique en ta présence. Est-ce que par rapport à son parcours, tu as tendance à te faire une projection, te dire « et si ? » J’aurais également pu citer Disiz, qui je crois était fan de toi à l’époque.

A : Oui, c’est vrai, peu de gens le savent mais Disiz m’appréciait beaucoup. Oxmo, je le respecte beaucoup. C’est une vraie plume du rap français. « L’Enfant seul », qui d’autre dans le rap français aurait pu écrire ça ? Je ne suis pas fan de toutes les directions qu’il a prises, mais je suis fan du fait qu’il les ai prises. Il est sorti d’un cliché, il a été couillu. Je me serais bien senti dans ce genre d’approche.

A : Toi aussi tu as été couillu avec Ricardo Malone !

A : Oui mais je n’ai pas été au bout. Pas par manque de couilles mais parce que la vie en a décidé autrement. Ramener quelque chose, prendre des risques, c’est ce que j’aime dans la carrière d’un artiste. Disiz a tenté Peter Punk. C’est un bon rappeur, c’est pas un mec bête, et il est toujours là. Quand tu regardes, c’est tout de même une putain de carrière. Je crois que son dernier album ne fait pas l’unanimité, mais il a une fraîcheur, dans le sens où ce n’est pas le rap du tout-venant, il ramène quelque chose à lui. Il a beaucoup de qualités, et surtout il a tenté. Par contre moi, je crois que Nouvelle Donne, je les avais un peu choqués.

A : Comment ça « choqués » ?

A : À parler de boites à partouzes, tout ça. D’ailleurs mon texte n’est pas le plus mémorable. Mais je crois que je les avais choqués.

D.Abuz System - « Syndikat du rap » (1999)

A : Dans le titre « Syndikat du rap », tu parlais d’un « rap français sans pitié. » Qu’est que ça signifiait exactement ?

A : Une histoire de concessions, dire que le rap doit être fait comme les gens qui le font le sentent. C’était aussi prôner un rap avec un level. Je suis vraiment content de cet album, il a bien vieilli. Et je ne suis pas déçu d’avoir arrêté, même si ça se paie cher. Pas déçu parce que dans la vie, il faut grandir, mettre la tête ailleurs. Et je ne renie rien, ne regrette rien, puisque j’y suis quand même revenu. Parfois c’est dur quand t’as été que là-dedans pendant des années. Mais j’aime bien avoir plusieurs vies dans une vie. J’aime cette idée. Je me sens encore MC dans un petit bout de moi, même si je n’ai plus envie d’aller poser en radio, ni faire des freestyle à droite ou à gauche. Par contre, faire une œuvre, même un album instrumental ou un disque comme celui que je vais sortir, ça me plaît. J’aime cette idée d’œuvre, d’artiste. Je suis un musicien malgré tout.

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5 commentaires

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  • patrick,

    salut mec … je ne te connaissais pas en tant que rappeur (on en parlait quasiment pas) toi a la caméra moi a la photo mais put1 on se marrait bien le samedi … profite bien de ta vie et un bisous a ta puce

  • Easta,

    Bravo pour cette interview.
    L’homme est posé et réfléchi et ca me rappelle l’époque fin 90 ou le rap avait des vraies valeurs qui ne sont plus malheureusement.
    Vous ne lui avez pas parler du son « j’aurais du être la » qui est pour moi un classique de Syndikat.
    Il faut mettre plus de old timer français sur votre site pour les anciens comme moi 🙂

  • Sony75020,

    Nan mais faut pas deconner, « Le syndicat » est un classique de chez classique, du haut niveau. Les morceaux n’ont pas pris une ride !!! Quand j’ecoute traficant, c’est comme au premier jour. On oubliera jamais le DAbuz. Pierre d’angle du rap français. #lesvraissavent

  • Graouu,

    Merci pour cet Interview et merci a Abuz pour cet entretien sincère. Pour ma part j’attends cet album et suis curieux d’écouter cela. Merci.

  • mackey 49,

    « ou ca se passe » putain de classique ce morceau quand meme !!!