Chronique

Run The Jewels
Run the Jewels 2

Mass Appeal - 2014

On aimerait dire un peu de mal de ce Run the Jewels deuxième du nom, ne serait-ce que pour fissurer un peu le bloc d’une critique dont l’enthousiasme fut quasi unanime. Difficile de passer à côté : l’album s’est imposé dans de nombreux palmarès de fin d’année, régulièrement dans les premières places, parfois sur la première. Des sites spécialisés états-uniens jusqu’à la presse généraliste française (et de façon particulièrement notable dans celle-ci, qui a surtout voulu en voir la facette engagée), il a fait partie des disques les plus célébrés de l’année passée, tous genres confondus, en étant largement considéré comme supérieur à son prédécesseur. Mais on sait bien qu’il y a parfois des emballements collectifs qui retombent assez rapidement comme un soufflé. On a maintenant suffisamment de recul pour pouvoir apprécier ce Run the Jewels 2 un peu plus froidement.

Si l’on voulait trouver à y redire, ça donnerait ça : tous les morceaux ne sont pas aussi fameux. Et si l’on divise grossièrement l’album en deux, la seconde partie paraît, dans l’ensemble, moins prenante que la première, l’enchaînement « Love Again »/« Crown » créant un petit déséquilibre. Il faut dire que certains morceaux donnent tellement envie d’appuyer sur le bouton rewind qu’on peut avoir tendance à moins écouter les autres, quitte à les redécouvrir par la suite (« All Due Respect » et son sens du break). Mais est-il bien raisonnable de demander que les onze morceaux soient tous au niveau des excellents « Jeopardy » (marqué par la progression impressionnante du couplet de Killer Mike) et « Angel Duster », qui ouvrent et clôturent respectivement le disque avec maestria ? Par ailleurs, on a pu reprocher au disque un caractère excessivement viriliste collant mal avec l’ambition —  incarnée par la présence de Zach de la Rocha sur « Close Your Eyes (and Count to Fuck) » — de critique politique qu’il porte, visant notamment les représentants des forces de l’ordre et des chapelles de toutes sortes. Sur le plan visuel enfin, on peut éventuellement se montrer réservé devant l’illustration du nom du groupe, probablement pas la plus grande réussite esthétique de la discographie d’El-P.

« Trente-huit minutes de déluge sexuel et politique, frimeur et distancé, sérieux et je-m’en-foutiste, rentre-dedans et drôle, bourrin et fin, extraverti et introspectif. »

Mais rien n’y fait : tout ça pèse de peu de poids devant l’immense plaisir qu’on éprouve à l’écoute du disque, même (surtout) sur un mode intensif. Au fur et à mesure, l’album séduit deux fois. D’abord par l’énergie dingue qu’il déploie, même quand le tempo ralentit ; sur ce plan la présence de Killer Mike y est pour beaucoup. « Punches is thrown until you’re frontless. » Il y a deux types de boxeurs : ceux qui cognent fort d’entrée de jeu, et ceux qui distillent leur effort. RTJ2 fait les deux. Ensuite l’opus bénéficie de détails et de variations qui fourmillent de la première à la dernière piste. Un côté multicouches qui a parfois desservi El-P, qui en a parfois fait trop, mais qui trouve là une forme d’épure remarquable. De la trompette qui accompagne le début du couplet de l’ex-Company Flow sur « Jeopardy » jusqu’au piano désaccordé qui achève « Angel Duster » (et l’auditeur avec) en débutant au moment où l’on croit le disque terminé, en passant par les castagnettes de « Blockbuster Night Part 1 » ou les petits inserts vocaux et scratches disséminés çà et là, on se régale à redécouvrir RTJ2 en permanence. Sans parler de bifurcations inattendues, à commencer par le couplet final de Gangsta Boo sur « Love Again », qui renverse la perspective du morceau.

Peut-être qu’avec le temps, RTJ2 ne restera pas comme un « grand » disque. Nous verrons bien. Quoiqu’il en soit, pour l’heure, ce déluge de trente-huit minutes, à la fois sexuel et politique, frimeur et distancé, sérieux et je je-m’en-foutiste, rentre-dedans et drôle, bourrin et fin, extraverti et introspectif (et, ce qui ne gâche rien, gratuit !), réalisé par un duo aussi improbable qu’harmonieux, sort du lot et vous chope sans plus vous lâcher.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*