Chronique

Nas
Magic

Mass Appeal - 2021

Sur ce troisième album de Nas produit par Hit-Boy, tout est limpide et concis. Aucun numéro malvenu, aucune fanfaronnade indigeste : « No tricks, pure magic ».

Trente ans déjà pour la première prestation de Nas sur disque. C’était en mai 1991 sur « Live at the Barbeque » de Main Source et le rappeur de Queensbridge, alors âgé de dix-sept ans, y avait un swing bien à lui : « Verbal assassin, my architecture pleases / When I was 12, I went to Hell for snuffin’ Jesus ». Trois années plus tard naissait l’album qui allait à la fois exposer son don à la planète entière mais aussi devenir sa malédiction pour le restant de sa carrière. Illmatic sera le mètre-étalon auquel les prochains disques de Nasir Jones seront sans cesse comparés. Et ce quelle que soit leur qualité intrinsèque. Certains s’en rapprocheront, It Was Written ou God’s Son, d’autres s’en éloigneront, Nastradamus ou Untitled. Mais en trois décennies, jamais la perfection des dix titres sacralisés de ses débuts ne sera égalée.

Magic parvient-il à cet exploit ? La réponse est non. Pourtant, aucun autre de ses albums n’en a jamais été aussi proche. Et il y a sûrement deux raisons à cela. La première : Nas n’en peut plus de célébrer son chef-d’œuvre tous les cinq ans. L’icône de New York semble avoir définitivement tourné la page sur un classique qui n’a plus besoin de lui pour vivre. La deuxième, et la plus importante : sa rencontre avec le producteur californien Hit-Boy. Car depuis un an et demi, Nasir Jones et Chauncey Hollis, respectivement 48 et 34 ans, n’ont pas chômé. Et surtout, la qualité de leur musique augmente indéniablement au fil des albums. Si King’s Disease leur fait gagner le Grammy Award du meilleur album rap en mars 2021 (après onze nominations dans la carrière de Nas), King’s Disease II, sorti au mois d’août de la même année, surpasse encore son aîné. C’est encore le cas pour Magic, surprise de dernière minute déposée sous le sapin la veille de Noël. L’alchimie entre les deux prodiges devient une courbe exponentielle qui atteint des sommets sur ce troisième essai, transformant tous les espoirs que leurs talents pouvaient laisser supposer.

Derrière les machines, Hit-Boy fournit une expérience sonore oscillant entre samples de soul chauds et breakbeats dynamiques peaufinant la formule entamée sur leurs deux dernières collaborations. Une évolution du boom-bap original de 1994 qui n’est pas sans rappeler les travaux de Mike-N-Keys sur Victory Lap refondant complètement le son West Coast. Sauf que cette-fois ci, c’est le pendant new-yorkais que Hit-Boy revisite et s’approprie à sa manière. « Meet Joe Black » sonne comme le funk gras d’EPMD, de même que l’orgue triomphal de « 40-16 Building » rappelle les productions épiques de Just Blaze à l’aube des années 2000. Plus loin, les drums de « Wave Gods » empruntés au « Living Proof » de Group Home témoignent encore de cet héritage. Et le fait qu’ils soient légèrement accélérés pour mieux les dissimuler montre le sens du détail du producteur. Toujours sur ce même morceau, les hooks de Preemo reprenant des classiques de Mobb Deep, Kool G Rap, Pete Rock & CL Smooth sont une autre madeleine de Proust bienvenue dans un ensemble sonnant moderne et nouveau, étincelant comme du vieux chrome fraîchement poli. Dès les premières secondes de l’album, les arrangements de « Speechless » impressionnent. Le premier des neuf titres de cet EP (LP ?) prépare le terrain pour la suite. Comme sur Illmatic (oui, revoilà cette éternelle comparaison), l’énergie ne retombe que lors de l’ultime piste. « Dedicated », après un beat switch délicieux faisant basculer une atmosphère lumineuse dans un décor plus noir et pesant, achève les vingt-neuf minutes ultra-concises de Magic. Une écoute ininterrompue sans avoir eu l’idée de presser le bouton skip, ce n’était pas arrivé depuis… 1994. La malédiction du « Nas ne sait pas choisir ses prods » est rompue. Ici, tout est limpide et concis. Aucun numéro malvenu, aucune fanfaronnade indigeste : « No tricks, pure magic ».

« Magic est un album street d’une homogénéité exemplaire et épuré au maximum. »

Quant au talent de Nas derrière le microphone, après trente années de performances faites de grands morceaux et d’albums irréguliers, il démontre encore qu’il reste l’un des meilleurs MCs toutes périodes confondues. Avec Hit-Boy, c’est un nouveau Gang Starr qui est en train de voir le jour, comme il aime à dire sur le refrain de « Wave Gods », juste après les scratchs de Preemo. Une auto-comparaison qui fait d’autant plus sens à l’observation de la ligne directrice suivie par le duo. Pas de calcul pour essayer de rentrer dans les charts, pas de refrain chanté ou de tentative de single dans les tendances du moment. Magic est un album street d’une homogénéité exemplaire et épuré au maximum.

Alors, qu’est ce qui empêche ce dernier d’égaler Illmatic ? Après tout, le format est quasi identique, Hit-Boy est dans un run incroyable (rappelons nous de Burden of Proof pour Benny the Butcher en 2020) et le delivery du rappeur est encore olympien. La réponse est dans la question : trois décennies séparent le premier et le quatorzième album de Nas en solo. L’effet de surprise, le parfum d’une golden era et le récit de vingt et une années de vécu, de l’enfance à l’âge adulte, ne sauront se faire surclasser par ce dernier jet, aussi « magique » soit-il. Le seul bémol à mettre au compte de cette troisième collaboration est de ressasser des thèmes maintes fois abordés par son auteur : le chemin parcouru des projects de QB au sommet des billboards, les affres du ghetto et ceux de l’industrie musicale, les codes d’un business qu’il a su dompter avec le temps. Mais aussi, et c’est peut-être là où Nas excelle le plus, ce rap « canal historique ». Mettant à l’honneur ses pairs directement dans le titre-même de « Wu for the Children » ou sa propre histoire en rétrospective sur « 40-16 Building », Nas devient ce professeur dont l’autorité et le knowledge ne peuvent-être contestés. « I put the real in « real n***a » »,  « I put the New in « New-York » », rappe-t-il avec véracité sur « Hollywood Gangsta ».

Magic, après deux très bons King’s Disease, parvient à rallumer la flamme qui s’était peu à peu éteinte après Life’s Good. Il remet du piment dans les débats interminables autour du « G.O.A.T. » et refait pencher la balance de son côté dans son duel symbolique face à Jay-Z. Il ajoute encore du sel dans une compétition à distance avec Freddie Gibbs, respectueux mais revanchard après l’épisode des Grammy Awards et crée par la même une émulation bienvenue qui, espérons-le, prendra de l’ampleur en 2022. D’autant plus si, comme il l’annonce sur « Ugly », King’s Disease III est en préparation et que Magic est juste là pour alimenter le buzz. Juste-là-pour-alimenter-le-buzz. Bon, si c’est juste pour alimenter le buzz et nous mettre un petit Kinder sous le sapin, vu la qualité du produit, messieurs Jones et Hollis, disons-le franchement : on est pressé de voir la suite.

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