Chronique

PNL
Deux frères

Believe - 2019

Dans leur dernier album, Ademo et N.O.S subliment le temps écoulé depuis Dans La Légende. Retour sur Deux frères, où les deux rappeurs régulent leur horloge interne à la perfection.

Il y a une certaine ironie à entendre Ademo chanter « bats les couilles d’l’Himalaya, bats les couilles j’vise plus l’sommet » dès le début de « Au DD », perché au second étage de la tour Eiffel. Comme chaque clip de PNL, celui de « Au DD » a été un événement, tout à la fois exercice de communication bien mené et nouvelle barre symbolique dépassée par le duo des Tarterêts. Le télescopage d’un point de distribution de shit dans un pilier de la fameuse tour de fer flatte l’oeil, mais détourne l’oreille et cache l’essentiel : quelque chose a en effet changé chez PNL. Placé dans le contexte de Deux frères, cette ouverture d’Ademo sur « Au DD », première piste de l’album, donne une parfaite indication de cette inflexion dans la trajectoire du duo. Ademo et N.O.S. étaient lancés en orbite depuis leur succès fulgurant avec la première trilogie QLF / Le Monde chico / Dans la légende. Mais à l’écoute de Deux frères, on perçoit que le centre de gravité des deux astéroïdes a changé. « J’ai envie d’rentrer à la maison », chante avec mélancolie N.O.S. sur « Autre monde », avant d’ajouter « le chemin n’est plus l’même maintenant qu’on a le monde ». Régulièrement sur ce quatrième disque, lui et son frère donnent l’impression d’être revenus de ce tutoiement des sommets, comme s’ils avaient changé d’itinéraire en cours de route.

Le titre de l’album est déjà évocateur : il ne s’agit plus de conquérir le monde ou de bâtir une légende. PNL revient sur Deux frères à la logique familiale chère au binôme, permettant de compléter un puzzle volontairement laissé en vrac. Les morceaux de PNL étaient jusqu’ici des textes à trous, où la moindre semi-confession précédait des réflexions sur leur passé de dealers (« le poids de mes erreurs, découpé constamment ») et des onomatopées qui leur sont propres, mais pas toujours à propos (« ounga ounga »« gala gala »« rom-pom-pom »). Ademo le disait dans « Tu sais pas » : « On a shlassé, tiré, vendu, pour manger, tu sais rien / fuck vos interviews, j’aurais pu passer dans vos reportages de chiens ». Ce mystère a été l’un des facteurs de l’attrait pour le duo, et a ouvert des exégèses parfois exagérés de ses textes. Cela a aussi conduit certains de nos confrères à enquêter sur son origine. Ademo et N.O.S. l’ont sans doute compris à leur dépend : à force de ne pas prendre la parole, d’autres finiront par raconter leur histoire à leur place. Avant la révélation de leur filiation avec René Andrieu, ancien braqueur devenu membre du système Dassault à Corbeil-Essonnes, aurait-on pu ainsi imaginer Ademo déclarer de manière si directe qu’il avait du « sang corse mélangé bougnoule »« moitié forza moitié tahia » ?

Changement de filiation

Sur Deux frères, les métaphores avec Le Livre de la jungle et Le Roi lion sont minimisées pour laisser place à des premiers pas autobiographiques. Sur le morceau titre évidemment, « Deux frères », mais aussi, et surtout, avec deux couplets poignants. Sur « Chang », N.O.S., cadet de la fratrie, exprime une saudade, une impression d’avoir une partie de lui encore cadenassée dans le passé, entre souvenirs d’enfance et éloignement ambigu avec le quartier. Sur « Zoulou tchaing », Ademo, généralement le plus orgueilleux des deux, exprime un amour filial sans pudeur à leur père, et une inquiétude impuissante face au temps qui marque son visage. Si QLF avait quelque chose de clanique, Deux frères revient à un aspect quasiment nucléaire de cette famille si souvent évoquée.

Inversement, la bicrave, thème qui était à la fondation de l’univers de PNL, est moins présente. En ce sens, le refrain de « Au DD » est presque un leurre. Le passé de dealers des frères est régulièrement présenté comme révolu, à travers des avatars : une casquette pour Ademo (« Blanka »), un vieux téléphone portable pour N.O.S. (« Cœurs »). Un « passé qui s’colle à [leur] derche » et qui a laissé plus que jamais des traces sur leur moralité, déformée sur « Blanka », leur humanité, asséchée dans « À l’ammoniaque », et leur sociabilité, hors-ligne sur « Déconnecté ». Il y a aussi un sentiment de recherche de rédemption plus présent, chez un groupe autrefois nettement plus fataliste, qui assurait être « voué[s] à l’enfer ». Mais Deux frères est rempli de ces répercussions de leurs actes passés, du spleen toujours plus tangible de N.O.S. à la misanthropie accentuée d’Ademo. Des sentiments d’autant plus perceptibles qu’ils ont travaillé leur interprétation, notamment N.O.S. – ses performances sur « Chang » et « Cœurs » hantent par la tristesse qu’elles dégagent. À les écouter, le monde qu’ils cherchaient à effriter dans leurs joints ou à écouler en barrettes était à chercher ailleurs : sur leurs épaules.

Méthode Pilates

Si le tandem a toujours su transmettre ce type d’émotions dans sa musique, il manquait de précision et d’engagement personnel dans ses textes. Peut-être parce qu’ils n’acceptaient pas encore tout à fait leur statut d’artistes, de rappeurs, enfin assumé – Ademo parle ainsi « d’attraper la prod » sur « Chang » et du « bénéf de la beuh » dépensé dans un micro dans « Deux frères ». Sur les premiers disques, aussi, leur écriture donnait l’impression de faire de la musculation : parfois m’as-tu-vu (le style haché d’Ademo sur « Da »), parfois grotesque (« nananère »), malgré des fulgurances indéniables. En trois ans, Ademo et N.O.S. lui ont fait faire du Pilates : elle dégage une force profonde, exprimée de manière différente chez l’un et l’autre. Ademo est devenu maître dans l’image symbolique : l’opposition des « rêves érotiques » et « cauchemars exotiques » sur « Au DD », celle du « visage brisé » face au « miroir net » de « 91’s », les sentiments coupés « à l’ammoniaque », le « seum qui fait peur aux riches ». N.O.S., lui, a développé un sens accru du détail de scénographie : l’éducation « tête contre tête » appliquée par leur père, le paillasson et la chaise restés dans le hall de leur bâtiment, l’oeilleton de l’appartement familial comme fenêtre pour le film de leur histoire. Malgré encore quelques mauvaises habitudes (le refrain de « Chang », rappelant le déjà maladroit « Tchiki Tchiki ») leurs textes sont moins inconsistants et ont atteint la force évocatrice de leur identité musicale.

Deux frères n’est pas pour autant une accumulation de pathos expédiée en thérapie – Ademo le dit, « on chante en public mais nos larmes sont privées ». Il y a aussi sur Deux frères, notamment dans sa deuxième partie, des instants plus légers montrant cet « esprit de gosse caché derrière le V » de leurs dos d’Atlas. Dans « Shenmue », sous l’accumulation de références à faire pâlir la Japan Expo, Ademo synthétise son passage des manettes de jeu de l’enfance, aux barrettes de shit de l’adolescence et à la tôle de l’âge adulte, de manière aigre-douce mais ludique. À fronts renversés, « Menace » et « Kuta Ubud » sont des soupapes de décompression, entre l’explosion d’énergie du premier morceau (intelligemment le plus court de l’album) et la détente lascive du second, sorte de « J’suis QLF » désabusé. Et il y a évidemment « 91’s », sorti au cœur de l’été 2018, sur lequel le producteur BBP garde son goût pour les ambiances aériennes en le transposant à un synth funk irrésistible, idéal pour les voix légèrement robotisées de PNL.

Lancé l’an dernier, « 91’s » et la chanson aux accents morriconiens « À l’ammoniaque » ont signalé les intentions des frangins d’explorer de nouvelles planètes sonores. Magnifiées sur ces deux premiers singles, elles sont aussi perceptibles en fin d’album, notamment avec le trio constitué de « Shenmue », sautillant et enjoué, « Kuta Ubud », construit sur un piano élégant, et « Menace », extatique. Si leurs influences sont perceptibles (on peut penser respectivement à du Pi’erre Bourne, du Zaytoven, du Mike Will), elles sont assez diffuses pour ne pas sonner comme de pâles type beats, plombant parfois, selon l’appréciation, les premiers albums du duo. Les ambiances plus ensoleillées, légèrement caricaturales dans « Luz de Luna » et « Bené » sur Dans la légende, sont ici plus finement traitées, entre les incursions orientales sur la rythmique reggaeton de « Hasta la vista » et l’air de guitare sud-américain de « La misère est si belle ». En combinant avec équilibre une même guitare latine à une nappe grave et à une sirène d’alerte, Joa et Nk.F synthétisent sur « Au DD » ces nouvelles directions avec les fondamentaux PNL.

Horloge interne

Car on retrouve évidemment sur Deux frères les caractéristiques qui dessinent l’univers du duo. À commencer par les ambiances atmosphériques et cosmiques, maximisées sur Dans la légende, jusqu’à l’impression de tourner parfois en rond. Elles sont ici plus délicates, comme des extensions de « Naha », « Onizuka » et « Jusqu’au dernier gramme » plutôt que de « Da » ou « Dans la légende ». BBP, Yann Dakta & Rednose, MSKB et Adsa Beatz, des fidèles du duo, ont affiné leur gestion de ces rythmiques lentes et espacées. Des instrumentaux parfaits pour laisser N.O.S. et Ademo chantonner leur blues sous effets vocaux sophistiqués. Sur « Autre monde », « Chang », « Blanka », « Celsius » et « Cœurs », la persistance d’une moindre note y résonne comme dans la nef d’une église, donnant plus que jamais un aspect confessionnel à la musique de PNL. « Déconnecté » pousse cette esthétique jusqu’à une synth-pop spatiale, comme si les pistes du « Tony’s Theme » de Giorgio Moroder s’étaient retrouvées envoyées dans le trou de ver d’Interstellar.

Dans le film de Christopher Nolan, il est beaucoup question du temps et de sa relativité. « Malgré tous ces billets j’attraperai jamais ce temps », chante Ademo sur « Zoulou tchaing ». Ce temps perdu mais aussi imprévisible est central dans Deux frères, et interroge la fratrie Andrieu tout au long du disque. En fermeture de l’album, sur la « La misère est si belle », N.O.S. met le doigt sur les maux du duo, en le posant sur le globe terrestre tournant et dans l’engrenage de la montre : « j’veux moins de monde, plus d’ceux qu’j’aime ». Cette échelle du temps permet aussi de mesurer le travail du groupe. Après trois disques en deux ans, PNL a pris trois années pour peaufiner un nouvel album, plus dense, plus abouti, plus singulier aussi, démontrant peut-être qu’ils sont parvenus à la maîtrise de leur propre horloge interne. Reste à régler celle de leur vie.

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