Chronique

DJ Jazzy Jeff & The Fresh Prince
Code Red

Jive Records - 1993

Avant d’être Jazz et de se faire balancer dans les escaliers par l’Oncle Phil, Jeff Townes était Jazzy Jeff, le DJ. Avant d’être Hancock, Muhammad Ali, Jim West et d’autres, Will Smith était The Fresh Prince, le rappeur. Ensemble, les deux natifs de Philadelphie ont constitué quelques années durant un binôme plutôt prolifique et efficace : cinq albums sortis entre 1987 et 1993, et quelques disques d’or à la clé. Un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, voire se figurer, et on ne leur en voudra guère. En effet, la renommée atteinte aujourd’hui par Will Smith en tant qu’acteur est telle qu’il doit être difficilement imaginable qu’il y eût un avant Hollywood (et Bel-Air) déjà couronné de succès pour lui.

1993. Rétrospectivement la plus belle année de l’histoire. Du moins pour ceux qui n’avaient alors qu’à caler leurs fesses dans le canapé et demander « qu’est ce qu’on mange après ? » en rentrant chez eux le soir. L’OM règne sur l’Europe, le CSP Limoges aussi, les Bulls réalisent leur premier Three-peat, les Boyz II Men et Dorothée sont au top. Rayon rap, « Enter the Wu-Tang » bien sûr, « Midnight Marauders »« Doggystyle ». Et « Code Red ». Alors bon, à côté de ça c’est la crise économique, c’est vrai. Les adultes sont préoccupés et ont mauvaise mine. Ils retrouvent toutefois le sourire en fin d’après-midi, en assistant aux frasques télévisuelles du Cousin Will et de son pote Jazz. Un humour un peu potache, de la bonne humeur, de la morale, et le tour est joué. DJ Jazzy Jeff & The Fresh Prince avaient auparavant déjà fait le choix d’adapter la recette à leur carrière musicale. « Code Red », leur dernier album commun, ne déroge pas à la règle. Le binôme se situe à l’exact opposé d’un autre rappeur de West Philly apparu au milieu des années 1980, Schoolly D. Le duo sera d’ailleurs tout au long de son histoire une cible de choix pour les gangsta rappers, N.W.A. en tête.

Beaucoup de party-joints et d’histoire de meufs. Voilà donc à quoi s’attendre quand on insère « Code Red » dans la platine CD. On pense bien évidemment au plus grand carton du combo, ‘Boom ! Shake the Room’, tube quelque peu opportuniste mais ô combien efficace. Un break de batterie puissant, des cuivres torturés, une sirène en arrière-fond qui rappelle fortement ‘Jump’ de Kris Kross, et le Prince qui prend une voix plus dure et rauque qu’à l’accoutumée. Parce qu’il est venu pour retourner la salle et que visiblement c’est du sérieux. Le morceau est en cela symptomatique du léger changement de cap opéré par le groupe : toujours des ambiances smooth, toujours de la bonne humeur, toujours l’envie de faire la fête, mais une attitude légèrement plus hardcore et des instrus piochant dans la soul et dans le jazz. Histoire de mieux coller aux tendances, imposées alors par la Grosse Pomme. Les présences de Pete Rock ou Teddy Riley dans les crédits sont en ce sens plutôt révélatrices.

On aurait bien tort de réduire, même partiellement, « Code Red » à ‘Boom ! Shake the Room’. Car l’album contient deux autres pépites, moins tape-à-l’œil, mais encore plus remarquables pour quiconque prendra le temps de s’y attarder. Tout d’abord, ‘Somethin’ like Dis’, produit par le Soul Brother #1, qui exceptionnellement est moins allé chercher une boucle exceptionnelle qu’un breakbeat qui tape fort et une grosse ligne de basse. On ajoute à cela quelques cuivres, les scratchs de Jazzy Jeff, des potes qui gueulent derrière et assurent les « lé lé lé » du refrain, et le tour est joué : on a l’impression de se retrouver en plein milieu d’une soirée surchauffée, pile après que la salle eût déjà été retournée. Bien entendu, le maître de cérémonie est The Fresh Prince, et il entend profiter de l’évènement pour faire étalage de ses qualités : tours de passe-passe avec son DJ, jeux avec la foule, puis une grosse accélération pour achever son troisième couplet. ‘Somethin’ like Dis’ possède à bien des égards l’allure du morceau parfait, capable de vous redonner la patate en toutes circonstances.

Autre joyau de l’album, ‘I wanna rock’. Pas d’atmosphère façon crazy house party cette fois, mais une ambiance de salle de concert. Et The Fresh Prince qui annonce d’entrée la couleur : « Aight Jeff, back to the old-school, let’s do it ». Cette fois, c’est au tour de Jazzy Jeff de montrer ses skills : le MC est là pour vanter les mérites de son DJ et le mettre en valeur, comme aux premières heures du Hip-Hop. Jazzy Jeff lance un beat échevelé (celui de ‘It takes two’ de Rob Base and DJ E-Z Rock) qu’il dépouille progressivement, au fur et à mesure qu’il scratche la phrase « I wanna rock right now » de plus en plus lentement. Une fois celle-ci totalement décomposée, une section rythmique live démarre. Suite à quoi le Prince lâche un couplet à la gloire de son compère, appuyé bien évidemment par les scratchs de Jazzy Jeff. Un exercice de style pas évident, s’étalant sur plus de six minutes mais qui paraît en durer deux tant le moment est agréable. Le duo s’en sort en tous cas avec brio, et signe ici un morceau original et intemporel.

On a évoqué trois titres de l’album, mais « Code Red » en contient neuf autres, alternant entre le très bon et l’agréable mais pas indispensable. A la première catégorie appartiennent le jazzy ‘Twinkle Twinkle (I’m not a Star)’ et son refrain imparable, l’explosif ‘Code Red’ produit par Pete Rock, le rugueux ‘Scream’ et l’intimiste ‘Ain’t no Place like Home’. Parmi les morceaux pas franchement inoubliables, on comptera ‘I’m looking for the One’ et ‘Can’t wait to be with You’ : les deux titres font un peu doublon et ont plutôt mal vieilli, vestiges de ce sous-genre ancêtre du r’n’b actuel, la New Jack. Notons aussi un remix de ‘Boom ! Shake the Room’ en dernière plage, loin d’arriver au niveau de l’original ou même de donner un nouveau relief au morceau.

Le principal grief qu’on pourra formuler à l’encontre de « Code Red », à l’exception de ces temps morts tout relatifs, c’est la discrétion de Jazzy Jeff. L’appel à des beatmakers extérieurs l’a poussé sur la touche au niveau des prods : lui qui signait neuf instrus sur douze lors du précédent album « Homecoming » n’en réalise ici plus qu’un (‘Twinkle Twinkle (I’m not a Star)’) et en co-produit deux. A côté de cela, il pose des scratchs sur une petite moitié des titres, assure les additional vocals sur certains morceaux et appuie les refrains sur d’autres. On aurait toutefois aimé qu’il soit plus présent sur l’ensemble de l’album. Côté Fresh Prince, c’est la grande classe : une présence immense au micro, une technique remarquable, des paroles simples mais qui rentrent dans les caboches pour ne plus en sortir. Will Smith n’a pas simplement été un rappeur avant d’être un immense acteur : il a clairement figuré parmi les meilleurs de la discipline. Sans même être fan des passages du rap au petit ou grand écran, on peut considérer qu’il aurait été plus que dommage qu’un tel charisme soit cantonné au simple domaine musical.

« Code Red » marqua donc de la plus belle des manières la fin du duo DJ Jazzy Jeff and The Fresh Prince. Une rupture en douceur, sans accroc ni phrases assassines. Will Smith continua son chemin, avec le succès qu’on sait. En marge de sa carrière cinématographique, il sortit néanmoins trois opus en solo, plus ou moins réussis. Pour Jazzy Jeff, même si les chances de faire aussi bien étaient moindres, la suite n’a pas manqué d’intérêt : deux albums plutôt efficaces, des collaborations avec de nombreux rappeurs, et des productions pour des chanteurs de r’n’b ou de new-soul. Preuve que la séparation s’est faite dans de bons termes, Jazzy Jeff donna un  sérieux coup de main à son ancien collègue lors de ses escapades musicales. Le binôme se reforma même le temps de quelques concerts, notamment en 2005 à Philly et en 2008, à l’occasion de l’avant-première de « Hancock ». On aurait aimé y être, pour savoir si la magie opérait toujours autant que quand Jeff Townes n’était que le DJ, et Will Smith le rappeur.

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