Chronique

El Fudge
Chronic Irresponsibility

Groove Attack - 2001

1997. Un label au logo symbolisant une lame de rasoir prend de plus en plus de poids au sein du paysage rapologique new-yorkais : Rawkus est né de la conviction que la musique Hip-Hop doit être bouleversée pour échapper à une funeste destinée. L’écurie réunit donc certains des jeunes artistes les plus créatifs de la grosse pomme pour leur donner l’opportunité de s’illustrer dans un cadre leur offrant une réelle liberté artistique. Parmi eux, on retrouve El Fudge, MC d’origine dominicaine issu de Washington Heights, Manhattan. Son maxi Liquid lui permet de devenir une des têtes d’affiches de Rawkus, au même titre que Mos Def, Talib Kweli ou Company Flow.

2001. Le vent a rapidement tourné : Rawkus est devenu un label inintéressant et la plupart des grandes figures d’hier sont allées voir ailleurs. Certains ont rejoint des enseignes plus prestigieuses, d’autres ont opté pour des chemins plus sinueux. El Fudge fait partie des seconds. Entre mixtapes, compilations et maxis sur d’obscurs labels, il se fera oublier mais trouvera néanmoins refuge chez les Allemands de Groove Attack pour y signer Chronic Irresponsibility, son premier et unique album.

Chronic Irresponsibility compte parmi ces LP regorgeant de pépites passées totalement inaperçus aux yeux du grand public. Tout juste celui-ci aura-t-il croisé ‘Rockin’ It’ ou son ancêtre ‘A Conversation with Hip-Hop’ au détour d’une mixtape. Pourtant, El Fudge et le producteur anglais Joe Buhdha se livrent à une véritable leçon de rap et de musique Hip Hop. On passe du mélancolique ‘Bad Habits’ au grandiloquent ‘Worldwide’, du sautillant ‘Star Wars’ au ténébreux ‘Face Off’, sans que jamais aucun des deux protagonistes n’apparaisse hors sujet ou mal adapté aux nombreuses atmosphères explorées. Les morceaux s’enchaînent, chacun différant du précédent, avec pour seul fil rouge la voix nasillarde du MC. On aurait juste apprécié un brin de flexibilité en plus au niveau du flow, afin de marquer encore plus strictement les ambiances.

De cette hétérogénéité découle pléthore d’excellents titres : tout d’abord, le massif ‘Worldwide’ et ses cuivres sur lesquels Fudge et Mr 45 se livrent à un egotrip prétentieux à souhait, sur fond de rêve de grandeur. Ensuite, l’oppressant ‘New York Minute’ où sont recensés tous les évènements pouvant survenir en 60 secondes à NY. ‘Star Wars’ s’avère être l’instant le plus jouissif de l’album : sur de joyeux violons, Elvis, Bill Clinton, Russell Simmons ou encore Keith Murray se foutent gaiement sur la tronche. ‘Realise’, ‘Beware’ ou ‘One Fudge’, permettant à Fudge de sortir par la grande porte, sont autant de réussites. Mais le meilleur moment du disque reste le classique du gouffre ‘Rockin’ It’ : avec une ligne de basse bien ronde, quelques notes d’orgues et les scratchs de DJ Crossphada, on ne peut s’empêcher de se dire que l’instru à laquelle on a à faire ici méritait d’avoir une audience bien plus large. Voilà en tout cas un morceau cool et relaxant, où le MC nous donne sa vision de ce que le rap devrait être, en toute sobriété : « Instead of bein’ caught in the spotlight and glamor, I stay true to the game, by flippin’ english grammar, a distinguished anthem that’s comin’ to realisation by, keepin’ the stakes higher than that of today’s inflation ».

El Fudge propose tout au long du LP différents concepts laissant place à l’humour et à la sensibilité, comme en témoignent ‘Talk to the Hands’ ou ‘Beware’. Il nous expédie également à une époque où il était encore possible de parler de rue sans bruits de guns à tout va et sans déclinaison d’une véritable mythologie du gangstérisme. Cette écriture habile est parfaitement servie par les instrus de Joe Buhdha : il paraît relativement difficile d’identifier à quoi se résume la patte de celui-ci, mais force est néanmoins de constater qu’il livre quatorze productions de très bonne facture, sans aucun maillon faible. On remarquera également la place importante laissée au DJs, la plupart des titres contenant des phases de scratchs, assurées par DJ Crossphada, DJ Ivory ou encore DJ Noize.

2004. Les temps ont changé, mais pas suffisamment pour que les éloges nourrissent leurs hommes. Si les rares à avoir écouté Chronic Irresponsibility l’ont salué à juste titre comme un excellent album, cela n’a pas contribué à donner à El Fudge la renommée qu’il aurait dans un monde merveilleux où il serait possible d’être entendu, même lorsqu’on évolue en dehors des sentiers battus. Tout juste l’a-t-on vu intégrer les Demigodz, collaborer avec Mr Complex et poser sur une mixtape des producteurs français Get Large. Inutile de dire que c’est trop peu aux yeux de ses fans…

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