Nos 25 morceaux du second semestre 2020
Rap anglophone

Nos 25 morceaux du second semestre 2020

Chaque semestre, L’Abcdr propose son panorama du rap anglophone. Avant de plonger dans l’année 2021, retour en vingt-cinq titres sur ces six derniers mois.

Photographie de une : Kaylinn Gilstrap

$ha Hef – « Numb »

Dans « Numb », il y a un instant suspendu de quelques dizaines de secondes : tout au début, quand la boucle arrive, légère, fragile et aérienne, comme une anomalie dans l’univers impitoyable et tout en nuances de gris de $ha Hef. Face à une telle incongruité, la basse et les drums semblent même ne pas trouver tout de suite leur place. Cependant, tout rentre très vite dans l’ordre avec les premiers mots du rappeur : « All this money shit it make me go numb/Fuck it my niggas go dumb« . Puis $ha Hef enchaîne comme à son habitude avec des histoires de drogues, de flingues et de vengeance, cette boucle pleine de délicatesse toujours en fond. Il ne fallait donc pas se méprendre : le rappeur du Bronx reste le super villain qu’il a toujours été, il donne simplement plus d’épaisseur et de complexité à son personnage en s’aventurant sur des terrains où il est moins attendu. Son dernier album, également titré Numb, consacre cette volonté de se diversifier, ajoutant une belle pièce à une discographie mésestimée mais solide. — Kiko

Saba – « Mrs. Whoever »

Saba occupe un curieux positionnement. D’un côté, trop confidentiel pour être perçu comme une future star. De l’autre, reconnu et respecté par ses pairs. Un signe qui résume bien ce sentiment : sa double invitation sur les albums compilations du label de J. Cole, Revenge of the Dreamers III et Revenge of the Dreamers III: Director’s Cut. Suite à ses apparitions, nombreux ont été les auditeurs à l’entendre pour la première fois. Face à ses réactions, Cole avouera ne faire que son travail et mettre en avant des artistes doués. Originaire de Chicago, l’artiste peut même être mis dans la case de cette “nouvelle avant-garde”, un terme maladroit que beaucoup aiment employer. En réalité, Saba se sent surtout bien à sa place. Dans le clip de « Mrs. Whoever », il se retrouve seul avec sa radiocassette sur les oreilles. Isolé, il sautille, danse, s’évade, son casque sur les oreilles et à cet instant précis, il ne se soucie pas de nous. Les attentes et les étiquettes, il s’en contrefiche, sa musique prévaut et passe avant toute chose. Écrire de bonnes métaphores. Composer des choses fidèles à ses idées – il produit lui-même le titre en question. Et progresser dans son approche artistique. Passé ces trois règles, le reste ne compte pas. Dans « Mrs. Whoever », une forme de sérénité se dégage. Sûr de sa force. Loin des amitiés superflues. Impénétrable face au succès qui lui tend les bras. Prendre de la hauteur ne lui fait pas peur tant qu’il continue à faire ce qui lui plaît. — ShawnPucc

Benny the Butcher – « Trade It All »

Dans sa chronique de WWCD, premier album officiel de Griselda, notre collègue Kiko avait d’emblée appuyer une évidence : le groupe de Buffalo semblait, avant ce disque éclatant, « tourner en rond sur leurs récents projets, comme prisonniers d’une formule de plus en plus prévisible », et surtout que « la grande forme de Benny the Butcher n’avait pas suffi à mettre les doutes de côté ». Burden of Proof, deuxième album du boucher, est la parfaite illustration de ces deux évaluations. D’abord parce que la production du disque assurée par un Hit-Boy pentathlonien cette année (également à l’oeuvre pour Nas, Big Sean, Dom Kennedy et lui-même) quitte un peu plus encore le son asthmatique de Daringer, qui a fait l’identité ad-nauseam de Griselda. Hit-Boy embrasse ici une subtile nostalgie Roc-A-Fella période 2000-2004. Sur « Trade It All », ses samples de cuivres ardents et de voix soul posés sur des caisses claires bégayantes rappellent le Bink! d’il y a vingt ans, mais avec une légère touche personnelle : un orgue difforme mais enveloppant, des tintements métalliques rouillés. Un écrin idéal pour Benny, racontant son ascension sociale et les épreuves qui l’ont usées pour y parvenir, incarnées par les fantômes de certains de ses proches dont son frère. Pourtant, rien de larmoyant dans cet instant introspectif et virtuose – le début du premier couplet montre un sens de la rime magistral. Lorsqu’il se dit prêt à tout rendre pour repartir à zéro avec ses gars défunts (« I’d trade it all to get my niggas back, how real is that? ‘Cause fuck it, we gon’ grind together just to get it back »), il ficèle avec talent à la fois son ambition et son sens de la famille. C’est sans doute le plus bel hommage qu’il puisse leur rendre. — Raphaël

Aminé – « Roots » feat. JID et Charlie Wilson

Y a t-il quelque chose que Aminé ne sait pas faire ? C’est la question que l’on se pose à l’écoute de Limbo, second ouvrage du rappeur de l’Oregon, plus inspiré que jamais, notamment sur “Roots”, point culminant de l’album. A l’image de Limbo dans sa globalité, “Roots” est un savant mélange entre rap et sonorités plus chaudes, notamment grâce à la voix du chanteur soul R’n’B Charlie Wilson et à une couleur musicale volontairement nostalgique, qui se prête parfaitement à la personnalité d’un Aminé aussi désabusé que drôle par rapport à lui même et au monde qui l’entoure (“If bein’ ugly was pretty, I’d be the shit”). Entre arrangements soul, violons mélancoliques, interventions pertinente de JID et Charlie Wilson, “Roots” est un beau symbole du dernier album de Aminé : un mélange fourni d’envies au service de la mélancolie profonde de son auteur. — Brice

Curren$y – « Mugello Red » feat. Rick Ross

Il le fait remarquer sur « Cutlass Cathedrals » un peu plus tôt dans son caniculaire The Outrunners, nouvel EP en compagnie de Harry Fraud : « I went to Rozay crib, this n***a rich / He got whips in garages organized by colors and shit / I was inspired by this. » Depuis ses débuts, Curren$y affiche son amour pour les belles cylindrées. Sur “Gold & Chrome”, la transmission de cette passion à son fils est même assurée. Des valeurs de famille qui complètent celles de mérite présentes sur le somptueux “Mugello Red”. L’écrin façonné par le désormais expérimenté producteur new-yorkais sied comme un gant au phrasé laid-back de Spitta, et avec évidence au style fastueux de Rick Ross, personnage central de ce titre où la Maybach Music est à son paroxysme. Les BPMs tournent au ralenti, une ligne de basse et des percussions se positionnent devant quelques notes d’instrument à vent feutrées que vient effleurer un piano princier et aérien. Les deux rappeurs naviguent à vue dans une mer de nuage sous un ciel bleuté et un calme vertigineux. Un sommet atteint grâce à un hustle permanent et une vision large et précautionneuse. Les deux lascars sont des marathoniens avisés (“Showed you how that money pile, but didn’t show you how, that ain’t your friend”) et s’échange les politesses (“Get six figures a verse, never charge a true G. Show you just how this works, it’s a wonderful thing”). Ponctué par des passages de journaux télévisés mettant en scène une disparition mystérieuse, “Mugello Red” pourrait faire penser à une suite de “Scottie Beam” où la star de Miami était cette-fois conviée par Freddie Gibbs. Rozay qui parsème cette année 2020 de featurings d’une facilité déconcertante, laissant traîner un parfum régalien chez Anderson .Paak, 2 Chainz ou encore Benny The Butcher. — JuldelaVirgule

The Koreatown Oddity – « The World’s Smallest Violon » feat. Jimetta Rose et Corrine Atkinson

“Quand j’étais gamin, j’ai eu deux graves accidents de voiture qui ont changé le cours de ma vie.” Sur ses mots imprégnés sur la pochette de son quatrième album (Little Dominiques Nosebleed), le rappeur The Koreatown Oddity reste une fois de plus un ovni dans le paysage. Connu pour rapper avec un masque de loup sur le visage, il est aussi un pur produit de la scène musicale de Los Angeles : éclectique, un peu barré mais attachant. Dans son opus, Dominique Purdy – son vrai nom – s’attache à se remémorer la mémoire de sa ville mais aussi – et surtout – documenter l’histoire de sa famille. À ses cinq ans, il se rompt un faisceau nasal. Conséquence directe des écoulements de nez à flot et des hospitalisations récurrentes. Par la suite, second accident. Une jambe cassée et des saignements du nez intensifiés. Toutes ces expériences altèrent sa vision du monde et de tous ces nouveaux super pouvoirs, son rapport à la spatialisation de son espace est extra-lucide. Dans « The World’s Smallest Violon », il écrit ne pas se sentir étranger dans une ville où pourtant les communautés sont dispersées en fonction de leur mélanine. Lui, vient de partout et le vrai problème reste la gentrification, ses opportunités lucratives et son impact direct sur les résidents. Dans ces métaphores sur fond d’aménagement du territoire qui peuvent paraître lourdes, toute la maestria de l’intéressé se retrouve sur la deuxième moitié du titre, à la fois chanté et rappé sur des boucles de piano et trompettes oscillant entre l’ambiance jazz “piano-bar” et la soul, un mélange imparable. — ShawnPucc

Marlowe – « Later With It »

Difficile de sortir un morceau plus remarquable qu’un autre sur Marlowe 2, le second album commun du beatmaker L’Orange et du rappeur Solemn Brigham. Mais s’il faut convaincre que jeter une oreille au disque ne peut être une perte de temps, « Later With It » est ce qui se rapprocherait le plus d’un argument massue. La production de L’Orange, nerveuse et hypnotique, associe un saxophone torturé à une ligne de contrebasse insaisissable, s’agitant frénétiquement comme une mouche sur une fenêtre. Dans cette atmosphère pétillante, Solemn Brigham étale ses qualités de vocaliste. Tout d’abord en chantant sur le refrain puis en débitant ses couplets d’un flow élastique, alternant parties chantonnées, accélérations et phrases interminables livrées en apnée. Ça pourrait ressembler à une démonstration de force un peu gratuite, mais il n’en est rien : sur Marlowe 2, ce niveau de maîtrise et de virtuosité est la norme, malgré des ambiances très variées et de vraies prises de risque artistiques. — Kiko

Headie One – « Only You Freestyle » feat. Drake

Si le monde entier aura rappé en 2020 sur de la drill syncopée en faisant des petits mouvements de pied avec une cagoule sur la tête, c’est sans doute – beaucoup – grâce à Pop Smoke et – un peu – à cause de Drake. En mettant un coup de projecteur sur le genre à l’hiver 2019 avec “War”, la plus grosse star de la musique mondiale va alors populariser auprès du grand public le genre musical, alors en plein bouillonnement du côté de Brooklyn. Et si on peut à raison critiquer son côté aspirateur de tendances, Drake continue de prouver deux choses avec “Only You Freestyle” : d’abord, il est parfaitement à l’aise sur des rythmiques drill et livre ici un des ses couplets les plus réjouissants depuis quelques mois. Ensuite, malgré son opportunisme évident, le rappeur canadien continue de mettre la lumière auprès du grand public sur des talents plus confidentiels. En dehors de l’Angleterre, Headie One n’était jusque là par le nom le plus évident pour ceux qui suivent de loin le rap anglais. Avec ce “Only You Freestyle” de haute facture, tant du côté de Drake que de l’Anglais il est difficile de passer à côté d’un des meilleurs représentants de la drill à l’anglaise. C’est aussi ça l’intelligence de Drake : utiliser sa lumière pour la projeter sur d’autres (tout en leur chipant quelques faisceaux lumineux). — Brice

Rio Da Yung OG – « Accidental Shit Talking 2 »

Il a fini 2019 sur un rythme effréné. En 2020, c’est pire : Rio Da Yung OG a abreuvé Youtube de couplets interchangeables mais d’une invariable qualité. Propulsé par Peezy, il est devenu une valeur sûre au sein de cette constellation de rappeurs qui, à Detroit et aux alentours, rivalisent de dancemoves burlesques et de menaces au goût de métal. Il est partout, à tel point qu’il donne l’impression de ne jamais s’arrêter de rapper. Le jeune Rio parle et, quand un micro se trouve là et découpe arbitrairement sa parole par tranches de 2 ou 3 minutes, ça fait des morceaux, qui font un album. Accidental shit talking : une prise, pas de refrain (« You heard what the fuck I said, I don’t repeat myself »), et une succession d’anecdotes qui disent à l’auditeur qui passe par là, sur le vif, la brutalité d’une vie polarisée par la confection, la vente et la consommation de drogues. Comme chaque chanson de Rio, « Accidental Shit Talking 2 » se coule nonchalamment sur une instrumentale dont la recette est désormais connue : de lourdes basses funk, un piano refroidi ou un synthé hostile chevillés à une rythmique montée à la chaîne, et peu de variations. Largement suffisant pour déblatérer quelques couplets virtuoses, où la violence confine à l’absurde, encore plus quand elle est mise à distance par la voix traînante et l’humour noir du rappeur (« Tryna cook a whole brick with that same pot you used to deep fry turkey »). Sans jamais sembler devoir forcer pour franchir l’écart séparant la rue du studio (« Peezy called me and said rap and I just stopped workin’ »), Rio prolonge sa conversation sans fin, brillante et misérable. — Léon

Rico Nasty – « Girl Scouts »

Beaucoup de rappeuses ont tiré leur épingle du jeu en 2020, avec parfois une certaine uniformité dans l’univers proposé. Rico Nasty, elle, se distingue de la masse avec une identité marquée. Pas de risque qu’on la confonde. Sur son album Nightmare Vacation, elle conserve sa colère explosive, sa voix qui déraille et son énergie punk. Dans la lignée d’une Missy Elliott, ses clips explorent des visuels hauts en couleurs à la limite du fantastique, la dimension dérangeante en plus. Ici, tout est en angles aigus et en rebords tranchants. Le résultat final n’est pas parfait, mais il a du caractère. Un sale caractère même. Sur une production industrielle à la mélodie de jouet cassé, concoctée par le duo Take a Daytrip, « Girl Scouts » montre la maîtrise de Rico dans ce registre fun et menaçant, entre le coup de gueule, le rire hystérique et le cri existentiel. C’est sans doute ce que le monstre à tête de triangle de Silent Hill écoute le week-end pour se détendre. — David

reggie – « SOUTHSIDE FADE »

Les informations à son sujet sont rares. Tout d’abord, son surnom s’écrit en minuscule : « reggie ». Son apprentissage de la musique ? À l’église. Dans une interview – sa seule – donnée au site américain DJ Booth, il affirme “J’étais à l’église depuis le berceau et j’ai toujours eu un lien avec le chant.” Avec de telles déclarations, l’esprit qui se dégage de ce tout jeune auteur de vingt-cinq ans est un peu plus palpable. Dans « SOUTHSIDE FADE », un freestyle enregistré à Houston – sa ville natale -, des convictions se manifestent dès les premières mesures. Dans un premier temps, il y a sa voix. Elle laisse transparaître des facilités pour un style rapper, mais penche avec beaucoup plus de plaisir du côté chant à travers des mélodies captivantes sur un ton résolu et un discours nostalgique. Et dans un second temps, une sensation d’aboutissement se dégage. Si Reginald Helms Jr – son vrai nom – est un jeune artiste, sa manière de composer son titre semble déjà mature même si celui-ci n’est qu’un « freestyle ». Le refrain, le pont, le sens de la répétition, tout y est, même des petits sifflements en arrière-plan qui naviguent d’une oreille à l’autre. Ces détails ne sont pas anodins, ils témoignent d’une pratique intensive de la discipline et son récent déménagement à Los Angeles afin de poursuivre sa carrière en dit long : reggie est certainement déjà très bien entouré. —  ShawnPucc

Sa-Roc – « r(e)volution »

Modèle de résilience qu’elle a sublimée il y a deux ans dans son titre « Forever », Sa-Roc a publié son troisième long format cet année. Sharecropper’s daughter est titré en référence à l’enfance de son père, qui a grandi sur des bouts de parcelle agraire où le tabac était cultivé contre un loyer fourni au propriétaire terrien. Cette pratique économique est issue de la culture ségrégationniste américaine. En interview, l’artiste signée chez Rhymesayers a d’ailleurs ces mots : « Mon disque et son titre mettent en lumière ce vécu si familier pour les noirs de ce pays. Ces histoires sont vraiment familières pour nous, elles sont racontées de génération en génération, et elles sont pour ainsi dire comme transférées génétiquement, avec leurs douleurs, leurs traumatismes, leurs tragédies, mais aussi leur résilience et leur beauté. Elles sont de ces choses qui ont abouti à faire ce que je suis. » Dans une année 2020 marquée par la reconnaissance médiatique et populaire des actes racistes et de l’un de leur principal vecteur – les violences policières – il serait  alors tentant de faire de Sa-Roc une figure de ces mobilisations. Engagée dans de nombreuses causes depuis plusieurs années, son titre « r(E)volution » a tout pour en être symbole. Sur un sample d’une chanson du groupe de rock russe Aquarium, qui dénonçaient eux-mêmes un système corrompu et injuste, la rappeuse envoie deux couplets à l’élocution déclamatoire portée par une voix puissante et au timbre ultra concerné. Si évidemment il y a le propos essentiel dans ce morceau, le cœur et la conviction mis par Sa-Roc rappellent à quel point un message n’est rien sans énergie ni vécu. Alors le rap ferait bien de profiter de cette artiste qui a décidé de sortir de sa légendaire timidité et discrétion pour transcender l’histoire avec ce retour aux affaires. D’ailleurs, il se murmure qu’elle a également profité de l’occasion pour poser sur un beat d’un autre discret au style imparable : Evidence. — zo.

Cardi B – « WAP » feat. Megan Thee Stallion

L’un des grands hits du rap US cette année (quatre semaines au top du Billboard, tous genres confondus), « WAP » n’a dans la forme rien d’inédit. Le beat réduit à l’essentiel et le sample pioché dans la house des 90’s rappelle l’intention du bien moins réussi « I Love It » de Lil Pump et Kanye West. Les punchlines à pouffer de rire sont une discipline que DaBaby a de nouveau rendu hype ces deux dernières années, tandis que le rap féminin sexuellement explicite est une grande tradition du rap US. Pourtant, il y a quelque chose d’inédit dans le succès de « WAP ». Voilà deux rappeuses déjà populaires qui, pour leur rencontre, ne s’embarrassent pas d’un refrain chanté accrocheur, mais au contraire riment pendant deux minutes quarante sur trois minutes et quelques de ce morceau. Et pas sur n’importe quel thème : l’humidité de leur appareil génital et leur appétit sexuel, avec un second degré irrésistible si tant est qu’on est amateur de ce genre d’humour – mention spéciale : « in the food chain, I’m the one that eat ya, if he ate my ass, he’s a bottom-feeda ». Ce qui frappe autant dans « WAP », c’est la maestria dans l’exécution du morceau, à hauteur de celle dont Cardi B et Megan Thee Stallion se vantent de leurs prouesses pornographiques. Avec deux manière différentes : Megan joue l’horizontalité, changeant avec agilité de cadences de son léger accent texan ; Cardi, la verticalité, modulant par moment l’intensité de sa voix rauque. Dans une année électorale où tout est devenu un sujet politique outre-Atlantique, « WAP » a vêtu malgré lui un symbole de parole libérée des femmes racisées sur leur corps. Mais c’est avant tout un morceau jouissif pour son efficacité sans artifice. Une mise à nude. — Raphaël

DOM KENNEDY – « BOOTLEG CABLE »

Avec Rap’N’Roll, Dom Kennedy vient souffler la dixième bougie de son label indépendant O.P.M. (Other People’s Money). Un album de dix-sept titres où Dominic Hunn revient au niveau de son Get Home Safely de 2013 avec un son très Westside, sa version laid-back des années 2010’s entre les sonorités du label T.D.E, Mike-N-Keys, ou de l’ensemble 1500 or Nothin’. Dom y ajoute sur cet album une touche soul chaleureuse sur quelques morceaux forcément délicieux : « Love Is Gangster », « Raymond Wahington » ou « Saint Ermias ». « Bootleg Cable » quant à lui est le morceau le plus G-funk de cette galette. Le producteur Troy NōKA ralentit la sirène de “The Thug In Me” de Spice 1 et Dom Kennedy remonte le temps jusque dans les mid-nineties avec des références au « Black Mercedes » de DJ Quik (« I brought the first Puerto Rican here and put her in the club… »), au « Big Poppa » de Biggie, à Jodeci, Lil Cease ou au poème « The Rose Grew From Concrete » de 2Pac. Un retour au temps du câble pirate et des livres-CDs dont le clip au cœur d’un liquor store enfonce le clou. Les détails fourmillent entre le format fish-eye, les CDs de DJ Quik et les vinyles disséminés aléatoirement sur les étagères, les billets de 20$ à l’effigie de Harriet Tubman, le billet de 100$ à celle de Nipsey. Les clins d’œil fusent et ne cessent de flatter le spectateur. « Bootleg Cable » est une des plus belles, et aussi une des plus pointues, madeleines de Proust de cette année. Mais une question demeure à la vue et à l’écoute du morceau prônant quelque part, sans le vouloir, un retour au concret (« I’m good with the weed I don’t need wax ») : pourquoi, Mr Kennedy, ne pas sortir ce magnifique disque en CD ou en vinyle ? — JuldelaVirgule

Kay Young – « Cruisin »

Généralement, quand Jay Electronica aime bien votre musique, c’est plutôt bon signe. Alors si il vous met en plus en lien avec Jay Z pour signer chez Roc Nation, c’est qu’il y a quand même quelque chose. Bienvenue dans la vie de Kay Young, jeune rappeuse et productrice londonienne, dont le premier EP Middle Matters confirme tout le potentiel. Dépouillée et fragile, la musique de Kay Young est un rap aux touches soul et R’n’B qui semble tout droit sortie du creux d’une chambre londonienne, pour s’échapper loin des soucis et des interrogations de son auteure. C’est un peu ce que raconte, dans ses textes et sa musique “Cruisin”, titre aérien à la production à la fois artisanale et remplie de finesse. Sensible, Kay Young, alterne entre chants et pensées qui se mélangent dans sa tête, tout en posant sa voix de manière plus ou moins pressée, comme si l’anxiété et la solitude de la nuit avaient définitivement une emprise sur elle. Le résultat : un morceau faussement artisanal, qui transpire la sincérité. Si Jay Electronica a cru en elle, ce n’est vraiment pas pour rien. — Brice

Flo Milli – « Pockets Bigger »

Flo Milli est impertinente, arrogante, sans-gêne. Flo Milli se fiche de ce que tu penses d’elle, et de toute façon elle le sait : tes messages sont dans ses DMs. Flo Milli ne rappe pas, elle te toise si tu n’es pas de son calibre. Flo Milli ne regarde pas non plus les prix sur l’étiquette. Si elle aime une veste, elle l’achète, c’est avant tout une histoire de « sensation ». Ses rajouts et ses faux ongles sont toujours au point. Ses talons ? Assortis à ses pièces. Flo Milli est une attitude. Désinvolte, exubérante, explosive, ces traits de caractère associés à sa facette de kickeuse place la belle demoiselle tout droit dans la case : jeunes talents à suivre absolument l’année prochaine. Tout ce savant mélange est distillé dans sa mixtape Ho, Why Is You Here? sortie l’été dernier. Composé par le producteur J. White Did It (« Bodak Yellow » de Cardi B ou encore « Savage » de Megan Thee Stallion), « Pockets Bigger » contient tout le délicieux mélange de la recette Flo Milli. Vingt ans mais des ambitions énormes, l’année dernière elle décroche une place de numéro deux dans le Top « Viral 50 » US avec une stratégie de promotion sur Tik Tok bien ficelée. Aujourd’hui signée chez RCA Records, la native de l’Alabama monte croquer la Grosse Pomme. — ShawnPucc

Young Dolph – « Hold Up Hold Up Hold Up »

En une dizaine d’années, Young Dolph s’est installé en légende de l’indépendance, en baron de la trap sans compromis. Fidèle à ses racines, il a continué dans sa voie sans s’en écarter. Certes, sa musique a peu évolué et son catalogue forme un monolithe imposant, mais la qualité reste au rendez-vous au fil des sorties. Un pied dans South Memphis, un pied à Atlanta, il incarne le rap de rue non dilué. Son jeu sur les intonations qui montent crescendo, entre nonchalance, coups de sang et gimmicks marquants, a fait tout son succès. « Hold Up Hold Up Hold Up » donne le départ de Rich Slave, son dernier album. C’est un hymne à la flambe sous lean, un conte d’ascension fulgurante, de la rue à la gloire en 1’10. Des ingrédients classiques, en somme, mais assemblés avec une exécution parfaite et une constance qui force le respect. — David

IDK – « Bulletproof » feat. Denzel Curry et Maxo Kream

IDK, Maxo Kream et Denzel Curry réunis sur un même morceau, c’est une sorte d’all-star 2020 de ce que le rap post-« blog era » de 2019 a produit de mieux. Trois artistes responsables d’albums brillants l’an dernier, intelligemment réuni par IDK sur sa compilation IDK & FRIENDS 2. Plutôt que de les emmener dans ses morceaux concepts poussés, le rappeur du Maryland leur propose avec « Bulletproof » un banger macabre, mi-apologie du 2e amendement américain, mi-hymne à l’amitié inconditionnelle. Denzel l’enragé chante avec ferveur au refrain ses potes tombés, IDK le cérébral prévient calmement ses adversaires de la dangerosité de son entourage, et Maxo la crapule les menace froidement. Le service est minimum, mais de l’instrumental strident du duo FnZ aux performances sans ratures des trois rappeurs, l’efficacité est maximale, assez bien résumée par Maxo Kream : « don’t know the alphabet but he could load a hundred ». Une autre manière de dire « quand on tire, on raconte pas sa vie ». Quand on rappe comme on défouraille, non plus. — Raphaël

DJ Muggs & Al Divino – « Mr. Dynamite »

Comme son nom l’indique en partie, « Mr. Dynamite » est une référence à James Brown et est construit autour des introductions du Soul Brother No. 1 par ses maîtres de cérémonie. Enfin, « construit » est un bien grand mot pour un morceau d’Al Divino. L’instru lourd et dépouillé de Muggs se retrouve vite enfoui sous des couches d’adlibs/onomatopées, de bruits de laser et de sirènes. Sur ce brouhaha, le rappeur du Massachussetts vient poser son coke rap halluciné débité par un flow gueulé et off beat. Les gimmicks « Mr. Dynamite ! » et « Are you ready for some super dynamite soul ? » reviennent comme des mantras incontrôlables, tantôt en plein milieu des couplets, tantôt durant les longs blancs laissés par Divino. Ça a l’air péniblement foutraque présenté comme ça, pourtant la musique de Muggs et de son compère a quelque chose de puissant et de fascinant. De cette science du bordel et du chaos, étalée sur les douze pistes de l’album Kilogram, « Mr. Dynamite » est l’application la plus « aboutie », parfaitement servie par un clip bien barré. — Kiko

Felt – « Never’s Enough »

Sur son site internet, le label Rhymesayers jure sur ses grands dieux que Murs et Slug ont changé. Et c’est vrai. Pourtant, ils n’avaient rien à se faire pardonner, les précédents volumes de Felt – le groupe qu’ils composent ensemble – non plus d’ailleurs. Reste que Slug est aujourd’hui autoproclamé parrain du dad’s rap, loin de l’étiquette emo qu’il a à la fois cultivée (pour ne pas dire inventée ?) et parfois traînée. Murs, lui, n’a plus rien à prouver. Si sa productivité le rend parfois difficile à suivre, il s’est affranchi de tout et de tous, y compris de l’héritage Living Legends. Quant à leur association commune, elle a délaissé les références aux topmodels et actrices dans ses titres pour se consacrer à ce que Rhymesayers décrit comme « un pas de côté pour s’éloigner d’un regard peut-être trop masculin ». À dire vrai, Felt 4u est à mi-chemin entre le meilleur Atmosphere de ces dernières années (notamment le très bon Southsiders) et le génial boulot de Musab et Inkwell au sein de Mink : un mélange de rap aussi humble que connaisseur, bienveillant mais piquant avec maturité les réalités politiques de ce monde. En ouverture, « Never’s Enough » et son ambiance eighties tapent fort. Dédicace à Prodigy, promesse que ce soir les flics ne frapperont pas à la porte, et conscience du temps qui passe : Murs et Slug déroulent un refrain chanté avec l’appui de Kim Manning sur des synthés dignes d’un film d’Eddy Murphy, pour paraphraser le site blatantlyblunt.com. C’est d’ailleurs ce type de réalisation sonore qui rend encore plus agréable ce quatrième volume du binôme Felt : depuis plusieurs années, le niveau de production d’Ant a atteint des sommets. S’il y a évidemment eu plusieurs déclics au cours des plus de deux décennies depuis lesquelles Atmosphere officie, les jalons de 2008 et 2014 semblent évident. When Life Gives You Lemon, Paint That Shit Gold, avait vu la production d’Anthony Davis s’éclaircir et s’émanciper de son côté lo-fi, à mi chemin entre abstract hip-hop et boom bap. Puis en 2014, Southsiders et ses procédés de fabrication (jouer deux fois la production, une fois entièrement sur machine, puis ensuite avec un tapis composé de musiciens) avaient donné au son d’Atmosphere une ampleur rare, entre chaleur ronde et ambiances capables d’embrasser tous les espaces. Autant que l’album dont il est issu, « Never’s Enough » est l’incarnation de toutes ces évolutions. Une trajectoire remarquable pour une seule et simple raison : ni Murs, ni Slug, ni Ant n’ont décrété qu’ils en avaient eu assez en 25 ans de rap. — zo.

Cyrus Malachi – « Sicarios » feat. Ray Vendetta, Lone Ninja & Teslas Ghost

Aux débuts des années 2010, on attendait beaucoup de Triple Darkness, impressionnante concentration de talents venus de l’est de Londres. Le leader de fait de l’équipe, Melanin 9, s’étant depuis mis en retrait, ces espoirs se sont doucement envolés. Aujourd’hui, la plupart des rappeurs qui composaient le collectif poursuivent des carrières peu exposées mais cohérentes dans les directions artistiques. Et en premier lieu, Cyrus Malachi, qui sort avec The Blind Watchmaker son quatrième album solo. Au détour duquel il réunit justement quelques-uns des survivants de Triple Darkness pour un posse cut, « Sicarios », au charme délicieusement frugal. La production, signée par l’éternel Evil Ed, est minimaliste, faite d’un breakbeat lourd et lent, de quelques notes de guitare, ainsi que de cymbales et de xylophones effacés ; dans cette ambiance de calme avant la tempête, de danger rampant, les sicarios se relaient pour poser de leurs voix caverneuses des egotrips menaçants : « Split wigs, bloody puddles, soak’em up/Medal of valor, the smell of cadaver/Building on my body count, full mount/Rain down elbows, as hell froze/I’m in the hood like hellholes« . Hackney et ses coupe-gorges comme si vous y étiez. — Kiko

Conway – « Forever Droppin Tears » feat. El Camino

La plume de Conway the Machine est pétrie dans le trauma. Poignante, endeuillée, funèbre, elle reste à jamais marquée par le retentissement d’une gâchette face à un être bien-aimé. Une vie partie trop tôt. Le cercueil avant le mariage. Et l’histoire est même plus triste en réalité, son écriture s’embellit à mesure que l’artiste confond les sessions d’enregistrement en studio avec le sofa du thérapeute. Cette capacité à plonger l’auditeur dans une intense mélancolie, l’auteur de From King to a God n’en est pas à son premier coup. « The Cow », « Proud of Me », « Pavement » ou encore « War Paint”, tous ses couplets en témoignent et le hissent à un rang au-dessus de ses partenaires du label Griselda Records. Dès les premiers mots du titre « Forever Droppin Tears », le ton est donné : « Pain in my heart… So much pain in my heart. » Lettre en hommage à Damani et DJ Shay, deux membres proches partis trop tôt, le deuxième couplet dédié au dernier regorge d’une émotion particulière :  » wrote this while gettin’ dressed for your funeral. » Décédé suite à la Covid-19, Demetrius Chawton Robinson (alias DJ Shay) était une figure centrale à Buffalo, ville dans laquelle il s’est efforcé à mettre la lumière sur ses talents bruts comme Benny the Butcher ou encore Armani Caesar à travers ses mixtapes Unsigned City. Produit par Rockwilder et Erick Sermon, chaque ligne s’écoute religieusement et pose la question suivante : la victoire est-elle toujours aussi belle sans les nôtres ? — ShawnPucc

Ché Noir -« Hustle Don’t Give » feat. Black Thoughts

Il est beaucoup question du destin sur le bien nommé As God Intended de Ché Noir. Comme celui qui fait basculer un soupçon d’adultère au meurtre. Mais aussi la providence divine des moins fortunés, celle qui fait redoubler d’efforts pour transformer l’adversité en carburant. « Hustle Don’t Give » est un moment de grâce sur As God Intended, presque de transcendance. Il y a déjà cette production implacable et envoutante d’Apollo Brown, où la mélodie formée de samples découpés est un travail de joaillier, avec ses instants de calme et ses envolées. Sur cette partition, Ché Noir rappe la détermination et l’autodétermination (« I controlled and decided », appuie-t-elle au milieu de son couplet), les souligne avec des images évocatrices (« I could rob a village while it sleeps even if I was blind with a elephant ») et brille tellement de sa verve qu’elle éclipse son invité, Black Thoughts, pourtant en grande forme cette année encore. Dans une année où 50 Cent a rappelé de manière grotesque le sens de sa maxime « get rich or die tryin' » à la lumière de la mort tragique de Pop Smoke, Ché Noir en offre une variante plus subtile : « try climbin’ ’cause I’d rather die tryin’, ’cause it’s, it’s hard to give up ». C’est parfois moins la finalité matérielle que le parcours initiatique qui en constitue l’aboutissement. Les trois disques sortis par Ché Noir cette année en sont une belle preuve. — Raphaël

Big Sean – « Deep Reverence » feat. Nipsey Hussle

Il est arrivé comme ça, à la fin de l’été, sans trop prévenir : le 25 août dernier, Big Sean dévoile un nouvel extrait de son album Detroit 2 avec un featuring en compagnie de Nipsey Hussle. Si le principe des collaborations posthumes peut poser des questions éthiques sur leurs intentions, ce “Deep Reverence” ne fait pas de doute : c’est un véritable hommage. Sans doute parce qu’en arrière plan il y a Hit Boy à la production, l’homme qui a co-signé “Racks In The Middle” le dernier morceau sorti du vivant du hustler de Crenshaw, récompensé d’un Grammy Awards quelques mois plus tard. Sur “Deep Reverence”, Hit Boy co-signe à nouveau la prod du morceau tandis que Big Sean a lui l’intelligence de se mettre en retrait pour laisser Nipsey démarrer le morceau dans un de ses couplets work hard play hard dont il avait le secret. Sur le rythme à la fois menaçant et céleste (les voix samplées y sont pour beaucoup) Nipsey et Big Sean se répondent alors sur leurs chemins semé d’embûches pour arriver à leurs objectifs. Et ça paye : “Deep Reverence” vient d’être nominé pour les Grammy Awards 2021. Le marathon continue.  — Brice

Sheff G – « I’ll Be There »

Sheff G a été en 2017 l’un des précurseurs de la drill new-yorkaise, avec notamment son fameux « No Suburban » et son beat importé d’Angleterre (plus précisément du catalogue d’AXL Beats). Depuis, il a tracé progressivement une trajectoire originale, à l’écart de la comète Pop Smoke dont l’héritage a déjà donné lieu à des récupérations peu enthousiasmantes (CJ et son « Whoopty »). Avec son comparse Sleepy Hallow, Sheff G peaufine sa formule patiemment, en préférant aux hits enfiévrés de la plupart des autres rappeurs brooklynois des blues en sourdine dans lesquels il déploie sa mélancolie pesante au fond d’une caverne où flotte sa voix de baryton. Là, d’une mesure à l’autre, il passe du rap au chant avec une aisance envoûtante. Une virtuosité vocale plutôt bien accompagnée par le travail de Great John, son compositeur attitré, et les mélodies de guitare qu’il préfère aux traditionnels pianos frénétiques. Sur « I’ll be there », les cordes claquent et résonnent avec la reverb d’une maison hantée. Ici, plus grand-chose de la drill, sinon des lambeaux : des menaces, des lamentations, quelques souvenirs et peu de regrets. « Love don’t live here, baby girl, that space is vacant, huh, huh ». Une certaine forme d’épure, et une écriture désincarnée qui, si elle gagnerait parfois à dévoiler d’avantage de la personnalité de son auteur, sert l’ambiance générale. « I’ll be there, know you not alone », répète-t-il à qui veut l’entendre, comme pour se rassurer lui-même dans cette solitude incommensurable. – Léon


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