Chronique

Sheff G
One and Only

Winners Circle / EMPIRE - 2020

Au cœur d’un Brooklyn en pleine ébullition drill depuis fin 2016, Michael « Sheff G » Williams occupe une place à part. Loin d’être une superstar à la Pop Smoke, le jeune homme de 22 ans n’est pas non plus un hitmaker confirmé comme Fivio Foreign. Il est pourtant un des précurseurs de cette scène avec son disstrack macabre « No Suburban » qui participe à ouvrir la voie dès 2017 au recours à des beatmakers britanniques. AXL Beats, Yamaica et 808 Melo sont autant de noms qui se retrouvent aujourd’hui à la production d’une grande partie de la musique émergeant des rues de Flatbush, Brownsville ou Canarsie. La quadrilogie « Panic » de Sheff G peut même se targuer d’avoir atteint le statut de classiques locaux, leur auteur fournissant à de nombreux homologues – au premier rang desquels Pop Smoke – des cadences et des placements à réutiliser jusqu’à la nausée. Voilà pourquoi le parallèle avec « Kill Shit » de Lil Herb, inspiration majeure de Sheff G, mérite d’être dessiné toutes proportions gardées dans leur apport respectif à l’esthétique de Chicago pour l’un et de Brooklyn pour l’autre. Pourtant, dès novembre 2018, « Flows » est un contre-pied à l’univers dessiné jusque-là. Son ambiance moins agressive, et définitivement mélancolique, marque la volonté de son auteur de se démarquer du reste de la meute bien avant l’explosion de la scène aux yeux du grand public. Une direction affirmée à l’été 2019 avec The Unluccy Luccy Kid, première mixtape à l’atmosphère pesante.

C’est sur cette base que Sheff G construit son premier album au titre évocateur et ambitieux : One and Only. Des fondations posées quasi exclusivement par Great John, un beatmaker du New Jersey qui marie des éléments rythmiques propres à la drill made in UK avec des mélodies lancinantes. Sur une symphonie nuancée de noir et de gris, le natif de Flatbush met à profit sa voix de crooner profonde mais encore juvénile. L’enchaînement des six premières pistes semble se faire sans interruption, aidé par un format très court qui se résume souvent à deux refrains encadrant un unique couplet, comme autant de balades qui racontent la solitude, la paranoïa et l’adversité. Le propos n’est certes pas novateur mais a le mérite d’être amené avec une cohérence musicale évidente. C’est que Sheff G alterne avec une fluidité assez fascinante entre le chant et une voix plus rugueuse et tranchante. Une pleine maîtrise de son art et de son organe vocal qui prend toute sa mesure sur un « Michael » aux allures de marche funèbre. Une respiration apeurée y devient un élément à part entière de lyrics fredonnés, puis assénés avec violence dans la même mesure. Les mots sont en fait presque secondaires tant l’emphase est mise sur ces variations vocales fréquentes et subtiles.

« Une symphonie de noir et de gris »

Le champ lexical et l’univers que Sheff G dépeint ne sont de toute façon pas très originaux, bien qu’incontestablement sincères : un jeune homme ayant vu trop tôt ses amis arrachés par la mort ou la prison, et pour qui la violence devient une catharsis autant qu’une épée de Damoclès. Les drogues sont présentes à bien moindre dose que pour nombre d’autres rappeurs, laissant toute la place à un spleen sobre et lucide. « Once I’m Gone » met le plus à profit cette écriture simple, chantée avec précision sur un air de flûte vacillant comme la flamme d’une bougie déposée sur le trottoir. Seuls « No Suburban 2 » et « Lil Big Bro Shit » adoptent une approche plus frontale comme pour rappeler que Sheff G peut toujours remettre le masque et les gants et partir en chasse dans la quartier rival. À ce titre, le morceau suivant, « Tonight 2 », peine à reproduire l’urgence oppressante qui entoure l’heure du crime comme le faisait si bien la première itération sur The Unluccy Luccy Kid. Sa guitare sèche, son refrain un brin fainéant et son couplet faiblard constituent sûrement la seule fausse note de l’album. Ce qui n’empêche pas le souhait que le spectacle monochrome offert par Sheff G se poursuive encore quelques instants lorsque les vingt-cinq courtes minutes de ce disque arrivent à leur terme.

Malgré toute cette maîtrise, un sentiment continue pourtant de planer, aussi frustrant qu’excitant pour le futur : celui que la musique de Sheff G pourrait offrir beaucoup plus si son auteur livrait plus de lui-même et laissait sa personnalité s’affirmer. L’empreinte vocale subtile et précise n’en serait que plus envoûtante si elle était mise au service d’une écriture plus tranchante avec plus de reliefs. Le jeune homme ne sort malheureusement presque jamais de sa coquille comme si la lumière l’effrayait. Aussi talentueux soit-il, Sheff G n’a pas la présence captivante de feu Pop Smoke ou d’un 50 Cent dont les intonations semblent une source d’inspiration évidente (encore moins d’un Notorious B.I.G. auquel il multiplie les clins d’œils visuels depuis quelques mois). Il est une figure plus distante, plus éthérée qui prend lentement forme et matière. L’identité sonore, façonnée depuis bientôt un an en compagnie de Sleepy Hallow, est patiemment en train de devenir incontournable chez la nouvelle génération d’artistes new-yorkais. Ainsi, lorsque Lil Tjay invite les deux comparses pour « Wet Em Up Pt 2 » sur sa mixtape State Of Emergency, l’artiste du Bronx, plus habitué aux comptines sucrées d’un A Boggie with da Hoodie, emprunte leur formule quasiment à la lettre. Difficile de séparer l’effet d’opportunité de la véritable inspiration, mais c’est un signe incontestable que Sheff G construit son socle dans son coin, déjà préparé à l’étape d’après quand l’engouement sera retombé et qu’il faudra bâtir sur le long terme. Sur des fondations déjà solides, il pose peut-être avec One and Only les premières pierres d’un édifice unique chez ses contemporains.

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