1990 – 1994 : nos dix morceaux de rap français
Sélection

1990 – 1994 : nos dix morceaux de rap français

Pour accompagner la sortie du livre « 1990-1999, une décennie de rap français », l’Abcdr propose des sélections de morceaux commentés. Première salve : 1990-1994.

Defi J – « Fly girl » (1990)

En 1990, les termes b-boy et b-girl sont sur toutes les lèvres. Moins connu, celui de fly girl, qui décrit une femme jolie, indépendante et attirante, insaisissable aussi. Mis en musique sur le premier disque de rap belge – sorti avant même Rapattitude – le terme devient une histoire de crush amoureux qui tourne mal et vexe son narrateur. Entre coup de foudre, orgueil blessé, et fierté d’appartenir au mouvement, Defi-J raconte ici son obsession pour une femme qui le rejette et le renvoie à sa marginalité hip-hop. Et sur des accords de claviers dansants, habillés en fermeture par une superbe séquence de scratchs de Daddy K, « Fly Girl » rassemble tout ce qui a fait le son hybride mixant house du début des années 1990 et rap. C’est de toute façon l’ADN de la compilation B.R.C., portée par ce titre clipé et sorti en single. Pierre fondatrice du rap en Belgique – et aussi un peu du rap en français – les dessous de ce disque sont pourtant un peu moins beaux que ce qu’il a représenté dans la timide éclosion du mouvement outre-Quiévrain. Si Defi-J ne reniera jamais cette première gravure du rap belge, conscient de son importance dans l’histoire et du vécu humain qu’il représente, il ne se privera pas de raconter ses coulisses. Il le fera avec des mots lourds, parlant d’un « escroc » qui orchestre la réalisation du projet, décrivant une bagarre entre interprètes et producteurs pour remplacer les « skons » caractéristiques des rythmiques acid house par des bonus beats à la Simon Harris, et rappelant même que les textes ne sont pas toujours ceux que lui et toute la clique B.R.C. auraient aimé écrire. Il n’empêche, « Fly Girl » reste la première approche d’un b-boy aux yeux de la Belgique, et son attitude est le reflet de toute une époque. Trente-trois ans plus tard, la technique de drague est sûrement un peu lourde aux yeux des auditeurs. Elle n’en reste pas moins une grande histoire de première impression. – zo.

Assassin – « Kique ta merde » (1992)

« La Formule secrète », « Note mon nom sur ta liste ! », « Shoota Babylone »… Assassin s’est de tout temps fait une spécialité des entrées en matière percutantes. « Kique ta merde ! », qui ouvre le second volume de Le Futur que nous réserve-t-il ? ne déroge pas à la règle ; le style est simplement un peu moins grandiloquent que dans les trois autres morceaux cités. En effet, la production de Doctor L est assez épurée pour les standards de l’époque, reposant essentiellement sur un sample de basse trouvé chez The 24-Carat Black. Avec deux résultats : le titre a mieux vieilli que bien d’autres présents sur l’album et le MCing est davantage mis en avant. Celui-ci est assuré par Rockin’ Squat en solo (donc sans Solo… c’est un peu compliqué), qui déroule le programme habituel : Assassin se bat ardemment pour le futur, malgré les manigances du pouvoir en place. Plein de conviction, il délivre au passage quelques phrases qui feront date ( « La censure est présente pourtant l’information circule »). Un exercice entre egotrip et rap conscient, qui a donné à Assassin ses meilleurs morceaux, et impose alors un peu plus Squat comme le personnage central du groupe.  Kiko

Suprême NTM – « Pour un nouveau massacre » (1993)

Hardcore, insolent, NTM l’était déjà quand il était question d’avoir le « toucher nique ta mère ». Mais quand s’ouvre 1993, J’appuie sur la gâchette, la « révolution du son » dont il est question sur ce second disque du Suprême Nikoumouk a lieu d’entrée. Kool Shen débarque à la suite d’une intro scratchée. Véloce et vorace, le rappeur de Saint-Denis se lance dans une farouche défense du mouvement – pour ne pas dire de la discipline – et se pose en gardien du temple dans une cavalcade verbale de haute-volée. Il s’y adonne au subjonctif, clame être le dernier bastion du hardcore et fracasse les new-jacks en parcourant le violent claquement de snare sur un sample déformé jusqu’à la saturation bombsquadienne produit par LG Exp. Condensé de ce qu’étaient (et resteront) plusieurs mantras de NTM, à savoir l’irrévérence, la défense du hip-hop en tant que mouvement, la crainte de sa récupération, la haine de l’establishment et de la variété, « Pour un nouveau massacre » est un morceau qui réussit l’exploit de faire figure d’autorité, tant Kool Shen semble quasiment se donner droit de vie ou de mort sur qui rappe. Et si la moitié du duo y est en apparence en solo, il ne faut surtout pas omettre la quantité d’adlibs et backs qui peuplent le titre, tant ils le portent et participent à sa puissance et à son séquençage ultra nerveux. Au milieu d’une explosion à la fois rythmique et verbale, Kool Shen rompt ses phrases pour mieux les reprendre, alterne la longueur de ses lignes, accélère et prend pour la première fois l’envergure qui sera celle du duo pendant cinq ans. Dans un savant mélange entre égotrip et manifeste proclamé arme au poing, au milieu d’onomatopées donnant au tout des allures de fusillade, « Pour un nouveau massacre » mitraille dur. Et comme le dira le Suprême plus tard, vise déjà juste. Ici, aucune balle perdue. – zo.

Timide et sans complexe – « Le Feu dans le ghetto » (1993)

Quand il s’agit d’évoquer les pionniers du rap de rue en France, ce sont souvent les noms de Ministère A.M.E.R. et d’Expression Direkt qui sont cités. Celui de Timide et sans complexe est beaucoup plus rarement mentionné. La faute à un parcours contrarié par les affaires judiciaires et contractuelles, passé sur des labels de rock alternatif à la visibilité assez limitée. Pourtant, la discographie de TSC ne manque pas de grands moments et de morceaux sur la réalité des quartiers. En témoigne  « Le Feu dans le ghetto », hymne volcanique comme le rap français en a peu connu. Sur des guitares stridentes, Doc Sky, Doudou Masta, Meto et les autres hurlent autant qu’ils rappent, dans une débauche d’énergie impressionnante. Le titre, qui sort sur un EP auquel il donne son nom, est dans la droite ligne de Lyrics explicites, bouillant premier album des Vitriots. Il marque la fin d’une époque pour eux, celle des influences britcore (Hijack, Gunshot). La suite pour TSC sera moins bruyante, plus sombre, mais tout de même remarquable. – Kiko

Lucien – « (Intro) Funky piano / From a town called Paris / (Outro) Donkeys » (1993)

Lorsqu’il collabore à Les Cool Sessions vol.1 de Jimmy Jay et MC Solaar, Lucien dit Papalu ne vit pas sur le territoire hexagonal mais à New York, où il mène sa barque tel que le raconta A Tribe Called Quest dans « Luck of Lucien » en 1990. Membre à part entière des Native Tongues, il traîne avec ATCQ, The Jungle Brothers et De La Soul, qui tous font appel à lui pour apporter une petite french touch à leurs disques.  De ce côté-ci de l’Atlantique, Lucien n’a encore posé sur aucun morceau avant les sept minutes qu’il offre aux Cool Sessions. Sept minutes qui se décomposent en trois temps, soit autant de morceaux : l’intro bien nommée « Funky piano » de quasi deux minutes, l’essentiel « From a town called Paris » puis « Donkeys », une outro toute en percussions. Si à New-York, Lucien aime poser en français, comme il l’a fait trois ans plus tôt sur « Free south Africa, hip hop against apartheid », ici, le Frenchie préfère s’exprimer en anglais alors qu’il  assume et même revendique ses attaches à la banlieue parisienne (« I hate to be search like a junky, but that’s how the suberbs and Paris goes! »). En fait, s’il représente Paname, il s’inscrit avant tout dans la Zulu Nation et son universalisme, donc s’émancipe quelque peu des racines géographiques. « The French New Yorker » certes, mais surtout « Papalu, the swinger » ! C’est le groove qui le guide, il est affairé à enclencher les mouvements des b-boys et des b-girls, à traquer les dollars et à « smack » les rappeurs qui utilisent « le mic comme un Tampax ! » Quelques temps plus tard, Lucien regagnera la France et contribuera à quelques grands ouvrages du genre musical que l’on appelle rap français et dont il demeure trente ans après la légende la plus discrète.  B2

« EJM et Doug ont une attitude d’old-timer à qui on ne la fait pas et qui ne changeront pas.  »

IAM – « Le repos c’est la santé » (1993)

Le bruit des vagues qui s’échouent sur le sable méditerranéen. Un sample d’un groupe de disco funk des années 80 qui passerait presque pour de la calypso. Ainsi commence « Le repos c’est la santé », bucolique balade estivale d’IAM sur une des plages de Marseille. Morceau atypique tant musicalement il tranche avec les productions chargées et inspirées par leurs modèles New Yorkais, « Le repos c’est la santé » s’inscrit dans le registre comique du groupe phocéen. Comme « Attentat II », « Je danse le mia » ou les interludes hilarants d’Ombre est lumière, il offre une bulle d’air, un instant de décontraction, autour de morceaux plus sérieux. « Derrière les tamaris une paire de tongs aux pieds », Akhenaton troque sa tenue de pharaon et Shurik’n celle de samouraï pour redevenir des citoyens presque anonymes cherchant un peu de fraîcheur dans la canicule ambiante. Tous deux dépeignent des scènes cocasses et font de Marseille une carte postale burlesque à l’heure (qui dure en fait toute la journée) de la baignade, fréquentée par les mias, les bidochons, les jolies filles et dans laquelle on entrevoit à peine le personnage du « Fainéant » interprété par Faf Larage quatre années plus tard. Une échappée singulière dans la discographie d’IAM échantillonant en fin de morceau « Computer Love » de Zapp, groupe funk habituellement samplé par les rappeurs de la côte ouest états-unienne sous les palmiers californiens. D’une ambiance ensoleillée et laidback, à l’ombre des pins cette fois, « Le repos c’est la santé » soulève bizarrement une question qui nous amènerait dans une réalité alternative : que serait devenu le rap en français si, au début des années 90, IAM avait posé ses valises à Los Angeles plutôt qu’à New York ?  – JulDelaVirgule

EJM – « Rap N’ Roll » (1993)

1993 est décidément une année prisée par les déclinologues. Méfiants des news-comers, de l’industrie, de la récupération, les anciens répondent par un son « rough » et du hardcore. Et s’il y en a bien un qui est un old-timer à la voix dure et âpre, c’est EJM. Le Vitriot est un précurseur du rap en français, qui a déjà goûté aux coulisses des maisons de disques. Son album s’appelle La Rue et le biz. Il le partage avec Doug d’État 2 choc, avec qui il l’ouvre en duo sur « Rapn’roll ». Un sample de guitare électrique habilement dosé est compacté dans un breakbeat de facture typiquement old-school. Loin d’ici le rap rock consacré par l’alliance de Run DMC et Aerosmith ou par le malin pillage de samples des catalogues de Black Sabath, Led Zepelin et consorts exécuté par les Beastie Boys et Rick Rubin. EJM et Doug y ont une attitude d’old-timer à qui on ne la fait pas et qui ne changeront pas. Un style plutôt blouson noir que glam metal, le genre de loubards droits dans leurs bottes de la banlieue sud de Paris et de Trappes. Habillé par des scratches de DJ Maxx, ce son qui sent bon le cuir perfecto est harangueur et frontal. Et bien qu’orthodoxe dans son texte, il est profondément singulier par la personnalité, le timbre de voix et l’attitude d’EJM en particulier, qui, il faut le dire, semble tellement bouillir qu’il sait faire passer ses messages. « Trop nerveux, trop direct, c’est ce qu’on me répète tout le temps ». – zo.

Suprême NTM – « Police » (1993)

« Police » est un parfait résumé de ce qu’a été NTM pendant ses dix ans d’existence : le morceau est d’une énergie folle, avec la production coup de poing de DJ S, les flows surchauffés, le refrain diablement efficace… et bien sûr les éructations mémorables de Joeystarr, qui en 2023 lui vaudraient un combo fiche S – menace de déchéance de nationalité – inscription définitive hors de l’arc républicain. À côté de ça, les textes sont un peu creux ; mais au final, NTM a toujours brillé par sa capacité à enfoncer les portes ouvertes avec fracas. Ça devient toutefois un peu gênant quand Joey aligne des mots qui assurent probablement de gros scores au Scrabble mais ne font aucun sens associés entre eux, frôlant même le CSC quand il parle des keufs comme d’une « milice prolétaire » (!?) ou de « populace ». Au final, au terme du brûlot, il reste l’impression que le message est passé et qu’il s’agit là d’un formidable défouloir à même de retourner n’importe quelle salle de concert. Mais aussi qu’il y avait la possibilité que le fond soit un peu moins brouillon. – Kiko

Ministère A.M.E.R – « Nègres de la pègre » (1994)

« Nègres de la pègre » est le morceau qui clôt l’album emblématique du ministère sarcellois : 95200. L’idée est d’avoir sa mafia comme les autres (« Fini de ronfler toutes les races ont leur mafia, crois moi il n’y a que le nègre qui dort dans les ténèbres ») et cultiver l’art de la débrouillardise. En somme, l’idéologie de la Secte Abdulaï. Sur un sample de « Slippin Into’ Darkness » de War (groupe de funk américain), Stomy Bugsy et Passi dépeignent l’état d’esprit d’un lascar confronté à divers chemins pour finir au sommet de la pyramide. Entre révolte et remise en question des modèles imposés par l’école ou les parents, la frontière est mince. Le lycée de Sarcelles mène rarement au concours de l’ENA peu importe la gueule du bulletin. Pour s’endurcir la tête, il faut faire autrement (« Beaucoup ont lâché les bancs pour opérer parmi les grands pros du vite fait bien fait calculé sans traces pas d’empreintes de preuves »). Là est toute la définition du nègre de la pègre. Le savoir est une arme, reste à choisir lequel. Celui de la rue ou de l’école ? Vivre vite, mourir jeune ou mourir vieux, vivre en trimant ? C’est là que l’infime dualité entre Stomy et Passi se distingue. Si le papa gangster est plus fougueux dans sa manière de rapper et de briser les chaînes, l’altesse double S apporte un peu plus de nuances dans ses propos d’un ton plus apaisé. « Nègres de la pègre » fixe divers aspects de la ligne directrice et la mentalité du futur Secteur Ä et de ses membres. – AndyZ

Rudlion – « Kill tous les boys » (1994)

Déterminé à être le roi de la jungle urbaine parisienne, Rudlion est reconnu pour avoir vacillé entre rue et musique. Un personnage fulgurant d’une complexité à faire pâlir le plus teigneux des lascars. D’une voix éraillée par le tabac et d’autres substances, le lion vitriot rugit derrière le micro à trois reprises dans la compilation Ghetto Youth Progresss qu’il produit : « Mon attitude », « Kill tous les boys », « Kolbok ». Dans le deuxième morceau, Rudlion s’accompagne d’éléments phares du ragga dancehall du début des années 1990 : une chanteuse aux vibes infaillibles, des synthés à contretemps symptomatiques de la musique reggae, des violons traduisant la bombe à retardement que peuvent être les ghetto-youths (jeunes du ghetto). Acteur des premiers sound-systems parisiens, une époque que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, Rudlion passe un message aux boys qui voudraient fuck son business et cherche, malgré tout ce qui pouvait lui être reproché, à élever les mentalités (« À tous les bad boys, il faut que l’on se réveille, il est temps pour notre génération de voir le soleil »). Sorti en 1994, « Kill tous les boys » photographie l’ère où les rastas devenaient scarlas, où une bagarre pouvait éclater sur fond de Buju Banton, où Rudlion voulait la liberté et le toit du monde en guise de trophée pour tous les ghetto-youths.   AndyZ


1990-1999, une décennie de rap français sera disponible en librairie le 15 novembre. Vous pouvez d’ores et déjà le commander en ligne :

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