Classique

Suprême NTM
1993… J’appuie sur la gâchette

Epic/Sony - 1993

Quand on connaît cet album par cœur après l’avoir écouté en long, en large et en travers et que sa pochette part en lambeaux à force d’avoir été triturée, il faut vraiment scruter les coins pour espérer tomber sur un détail oublié. On sourit alors en voyant que Kool Shen salue à la suite le groupe suisse Sens Unik et l’acteur François Levantal (!) dans ses dédicaces ; en retrouvant les logos anti-flics et anti-RATP courants à l’époque, quand le hip-hop était encore synonyme de culture contestataire dans les représentations communes ; en remarquant que le livret, particulièrement soigné, avait été réalisé par une agence de conseil en com’ – derrière Epic, il y a les gros sous de Sony…

Ce livret, justement, est le signe formel d’un changement de braquet. La pochette est sans doute la plus réussie de la carrière du Suprême. Elle vaudra au groupe pas mal de déconvenues, mais contribuera en même temps à consolider positivement sa réputation auprès des fans. D’ailleurs, pour qui voulait bien être attentif, il n’y avait guère de malentendu possible avec une image qui, au contraire, détournait habilement les codes (américains) du genre. Ici, contrairement à Criminal Minded par exemple, personne ne tient l’arme (même cachée dans le dos comme sur Power) ; et c’est une douille, pas une balle, qui gît à côté.

Marquante, la pochette est aussi, comme sur Authentik, un peu trompeuse dans la mesure où elle place Joey Starr au centre de l’image, alors que l’album se caractérise par un certain déséquilibre entre ce dernier, absent ou en retrait sur plusieurs morceaux, et son compère. Mais chacune des présences du double R (qui a rivalisé avec Akhenaton y compris sur le plan de la création de surnoms improbables, de l’ « immuable égocentrique » au « haut dignitaire interstellaire« ), mémorables, compense largement cette relative discrétion. D’autant qu’il signe ici ses meilleurs textes : les derniers couplets de « Police » ou de « C’est clair (II) » comme, dans un autre genre, son solo « Prisonnier du passé », sont hors normes.

En bref, 1993… J’appuie sur la gâchette marque l’entrée dans le professionnalisme, dans la forme comme dans le fond. Pour ce qui est du contenu, ce livret débute par un texte-manifeste, co-signé par Sear et le Suprême, qui mérite d’être intégralement recopié, en tant que marqueur d’une époque ou au moins d’un style :

« Le Hip-Hop est certainement l’une des dernières formes de rébellion, non pas parce qu’il entraîne dans son sillage une certaine frange de la jeunesse capable de briser les vitrines et d’affronter les forces de l’ordre lorsque ces dernières tuent « malencontreusement » l’un des siens, mais plutôt parce que chacune de ses disciplines, du break au graffiti en passant par le rap, a détourné, contourné et retourné les règles préétablies de la danse, de la peinture et de la musique usuelles. Mais aussi et surtout parce qu’il est la parole donnée à ceux qui jusqu’alors n’avaient pas trouvé le moyen de la prendre, ceux que certains ont peur d’entendre : là se trouve la vraie rébellion, celle qui fait du Hip-Hop une culture majeure. Pourtant, en 1993, au bout de dix ans de Hip-Hop hexagonal, certains esprits s’offusquent encore aussi stupidement que certaines bouches s’ouvrent inutilement. En effet, où est le véritable scandale ? Dans l’existence d’un groupe comme le nôtre ou bien dans l’immunité aux forts relents d’impunité que s’octroient les politiciens ? Où est la véritable vulgarité ? Dans le fait de s’appeler « Nick ta mère » ou bien dans la médiocrité chronique de la variété à laquelle nous affirmons être une alternative ? Au sein même du Hip-Hop, qui est devenu un showbiz miniature, où sont les rebelles et qui sont les flambeurs ? Ceux qui s’affichent sans pudeur ou bien ceux dont l’éthique 100% Hip-Hop les pousse à s’en tenir viscéralement à l’écart ? Depuis dix ans, nous nous sommes fait le devoir d’apporter notre pierre à l’édifice, tout en gardant la tête haute. Combien de ceux, aigris par on ne sait quel grief, qui se donnent le droit de critiquer, peuvent en dire autant ? Force est de constater que le Hip-Hop ne pourra s’affirmer comme une culture à part entière que lorsque la passion aura pris le pas sur l’impression. En attendant, c’est bien connu, l’authenticité ne dérange que les faussaires. Et que peut-on répondre à un faussaire sinon… ! »

Difficile de résister à l’envie de décortiquer ce brûlot contre le travestissement mercantile de cet art, et surtout de le relire à la lumière de la trajectoire ultérieure du duo, qui n’a pas franchement été à la hauteur de ce programme… Mais peu importe : il est encore là et peut encore servir à qui veut s’en emparer.

Pour l’heure, avec cette déclaration revendicative en bandoulière et une censure dénoncée dès avant la sortie, c’est avant tout le son qui fait un grand bond en avant. Le changement par rapport à Authentik est très net. Fini la rigolade du test des micros : place à une vraie intro, « à l’américaine », nerveuse et électrique. Cette « révolution du son » est saluée par un morceau du même nom dans lequel, comme le dit Yazid dans un couplet, « les samples s’additionnent« . Elle doit beaucoup au trio composé de Volodia (à la prise de son), Kirk Yano (au mixage), et Howie Weinberg (au mastering) – les deux derniers ayant participé entre autres à la confection du – excusez du peu – Fear of a Black Planet de Public Enemy. Le son, c’est bien l’obsession d’un album qui marque l’arrivée des producteurs états-uniens, avec d’une part LG Experience, qui suivra le groupe tout au long des albums suivants, et de l’autre les Beatnuts ; le tout enregistré à New York pour l’occasion. De son côté, DJ S a nettement progressé et livre des productions de haute tenue, à commencer par celle de l’inusable « Police », tout en diversifiant sa palette, allant du dépressif « J’appuie sur la gâchette » à un « De Best » survitaminé en présence de Big Red. Kool Shen et Joey Starr se mettent eux-mêmes à taquiner les machines en amateurs aux côtés de Tahar, avec lequel ils sont crédités l’un ou l’autre comme co-producteurs sur trois morceaux.

Appuyé sur des beats en bonne et due forme et travaillé en permanence par des scratches incrustés dans la texture sonore, le son est incomparablement plus dense, plus chaleureux (les cuivres viennent régulièrement en renfort), plus précis. Domestiqués, les BPM restent élevés dans l’ensemble, quoique pas autant que sur l’excellent « Boogie Man », sorti en maxi l’année précédente, qui avait poussé la cadence au maximum. Et le disque est porté par un travail de sampling inspiré, qui sait rendre hommage aux morceaux d’origine, même si cet hommage est parfois un renversement – il fallait le faire, d’aller piocher au milieu d’une célébration débridée de l’épanouissement (le « Love Serenade » de Barry White) la matière première d’un morceau sur le suicide… Les Beatnuts, de leur côté, n’ont pas fait semblant d’écouter le « Tensity » de Cannonball Adderley pour y extraire l’échantillon qui ouvre et accompagne « Qui paiera les dégâts ? ». Et si le cuivre d’entrée de « Dans le vent » semble piller sans grande imagination le début du « The better half » de Funk Inc., la boucle est en fait habilement fermée pour servir de tremplin à la vélocité du morceau.

L’attention prêtée au son se retrouve dans des détails de confection qui font la richesse de l’album : le faux départ du remix de « Sur 24 pistes » qui bégaie à partir de l’original, le sample qui clôt in extremis « La révolution du son », l’insert « live » qui précède le couplet de Kool Shen sur « Dans le vent » et l’hommage à Saint-Denis sur fond du « Transmograpfication » de James Brown qui termine le morceau… Bien construit, l’album déploie aussi, sans extravagance, un art de la variation, depuis l’intro spéciale et l’interlude « onirique » de « Police » jusqu’à ces couplets parlés, murmurés presque, de Joey Starr sur « J’appuie sur la gâchette », en passant par des interludes suffisamment courts pour être réécoutés et qui sont plutôt matière à déconne, avec une dose d’humour noir (« En direct de Bujolvik », qui fait écho au traitement médiatique de la guerre en Yougoslavie).

Côté textes, la barre est toujours placée très haut. Il y a peut-être moins de surprises que sur Authentik, mais moins de maladresses aussi, pas mal de fulgurances toujours, et des rappeurs qui s’amusent visiblement à jongler avec la langue, à passer de « l’insulte suprême » à un vocabulaire soutenu. Toujours politisé, mais moins frontalement que le précédent, l’album oscille entre conscience sociale (« Plus rien ne va », « Qui paiera les dégâts ? »…), défense des valeurs (« Pour un nouveau massacre », « Sur 24 pistes »…) et démonstration technique (« Dans le vent », « De Best »…). Car sur ce dernier plan aussi les deux rappeurs ont nettement progressé. ils impriment leur flow de façon à la fois plus carrée et plus ludique, alternant le rentre-dedans et le second degré, avec toujours deux timbres de voix et deux styles d’interprétation parfaitement complémentaires, dans les alternances de couplets comme dans les phases de passe-passe, et des refrains qui ne sont jamais meilleurs que quand ils sont secs et teigneux.

Bref, 1993… peut prétendre avec de bons arguments au rang de meilleur album du Suprême. En tout cas au rang d’album le plus équilibré, sans le caractère légèrement inégal de Paris sous les bombes malgré la tentative semi-ratée de « Juste pour le fun », morceau « cool » pas trop mal placé, mais qui peine à convaincre malgré le support de Eddie Harris. De « Danse » à « Respire » en passant par « La fièvre », ce genre de morceaux aura décidément été le talon d’Achille du Suprême – difficile d’être à la fois Public Enemy, The Alkaholics, N.W.A. et A Tribe Called Quest… Directement influencé par l’âge d’or du rap américain (le changement de fréquence « NTMEO Radio » s’arrête finalement sur le « Rampage » d’EPMD), l’album n’apparaît pas pour autant comme une pâle copie. Le groupe est alors tellement en forme qu’il peut se permettre de sabrer le dernier morceau, « Nouvelle école », qui le place déjà dans une position de old timer, pour le garder « pour le prochain album » – ce qui sera le cas, mais malheureusement avec une production en dessous des attentes. Au final, son morceau-titre, exceptionnel à tous points de vue, est plutôt l’exception dans un album énergique et mordant (comme le faisait remarquer cette chronique, même « Prisonnier du passé » est paradoxalement posé sur un son plutôt enjoué), taillé pour la scène ; une scène sur laquelle le Suprême prendra toute son ampleur.

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