Page 26 : tournant de carrières – Partie 1
Reconstitution

Page 26 : tournant de carrières – Partie 1

Journaliste spécialisée musique, Nathalie Sorlin a vu sa trajectoire de vie subitement dévier en 2010. Cinq années après son décès, reconstituer sa vie passée dans la presse rap est riche d’enseignements.

et Illustration de Une par Pixels & Aromates

En juin 2020, un article de la rédaction vient rompre la routine de l’alternance interviews/chroniques purement musicales. Le site décide collectivement de réagir à l’actualité (funeste), et donne la parole au rap français dans un papier portant sur les violences policières. Quelques jours après publication, un commentaire retient notre attention. Il est signé de Stéphane Hervé, figure du mouvement rock, et ami cher d’une personne que nous connaissions sans avoir jamais entendu son nom : Nathalie Sorlin.

L’histoire est celle d’une interview de la Sexion d’Assaut publiée à la page 26 du numéro 10 du magazine de presse spécialisée International Hip-Hop. Le groupe en plein succès naissant y tient des propos homophobes, qui déclencheront un tollé et une couverture médiatique et militante sans précédent. Une bonne partie du rap s’est déjà fendu d’une vanne ou d’un soupir de consternation au sujet du fameux “on ne connaissait pas le sens du mot homophobe” de Lefa. À côté, Koba laD récitant un tract de SOS homophobie comme s’il était puni par un CPE paraissait presque mieux préparé. Personne, par contre, n’a jamais pensé aux conséquences pour la journaliste à l’origine de l’interview. Une revue de presse réalisée avec une décennie de recul sur les faits, couplée à un premier entretien avec Stéphane Hervé, suscite une grande perplexité. Vertigineuse, même. Maison de disque. Presse. Polémique. Rap. Morandini. Précarité. Tous les éléments sont autant de panneaux signalétiques clignotant et criant: “bourbier.” Mais la complexité des faits, comme des relations humaines et des rapports économiques qu’elle engage, est telle qu’elle incite à se lancer, pour une fois, dans quelque chose s’apparentant à une enquête. Les mots qui vont suivre sont une reconstitution – voire une tentative de reconstitution – des faits. Probablement que cela ne plaira pas à tout le monde. L’annonce récente d’une reformation de la Sexion n’aide pas. Le risque est alors que l’article soit reçu comme une énième tentative de faire le buzz, dix ans après, sur le groupe. Il n’en est pas question. Ce papier vise à décrire les mécanismes d’un système, aux conséquences parfois terribles, mais toujours troubles. Sa longueur même devrait dissuader les lectures opportunistes.

La taille de cet article de sept chapitres est à l’image de son élaboration. Ça a commencé en 2020, quelque part dans le flou d’une sortie de confinement et l’austère entrée dans un couvre-feu. Le rythme de travail a été erratique, dicté par le temps libre de deux rédacteurs bénévoles qui ont définitivement compris avec ce travail que produire du contenu gratuitement peut parfois être une liberté précieuse à défaut d’être une gloire. Quant au recueil des témoignages et éléments matériels, ils ont parfois viré au casse-tête. Enquête, contre-enquête, faits allégués et vérités invérifiables, durant dix-huit mois, ça a été à l’image du monde : rattraper le temps volé un jour, puis le suivant rester hébété devant chaque nouvelle variable s’ajoutant au tableau.

Entre les deux confinements, un coup d’accélérateur est venu de Marseille. C’est Emmanuel Vigier, le documentariste qui a trouvé l’agenda de « Nat » par hasard à la Belle de mai, pas si loin des locaux de Radio Grenouille. Emmanuel se consacre à un portrait sonore de la journaliste, chroniqué ici. Le documentariste est plus adepte de pop et de rock que de rap. Notre mise en relation par Stéphane Hervé puis le sociologue Karim Hammou aboutit à des échanges réguliers et constructifs. D’un côté, nous assurons de couvrir la partie rap de la vie de Nat ; de l’autre, son travail nous garantit de pouvoir développer les tenants et aboutissants de “l’affaire” sans – encore – limiter un vrai personnage du journalisme musical à cette sale période de sa vie. Le travail de Nathalie Sorlin couvre un spectre trop large pour cela, puisqu’il commence dans les années 1980 à la normalisation des radios libres et se termine dans les années 2010 au début de l’ère des chaînes YouTube qui se veulent des embryons de médias. Rock, Techno, Rap. Henri Rollins, Tricky, Booba. Nous le disions : le spectre du travail de Nathalie est large, mais celui de son interview avec la Sexion d’Assaut plane grandement sur sa trajectoire. Pourtant, ce n’est pas tant le groupe – encensé sans regrets par L’Abcdr à l’époque de son éclosion – sur lequel il était question de braquer son regard.

L’histoire racontée ici met la lumière sur tout un pan, plus ou moins obscur, du fonctionnement de l’industrie musicale, ses liens avec la presse et toute la société française. Le but n’est pas d’en rajouter dans la barque de “la journaliste qui a interviewé Sexion d’Assaut”. Ni dans celle « du groupe qui a dit qu’ils étaient 100% homophobes ». Au contraire, il s’agit de délester les uns et les autres, en prenant de la hauteur. Au fur et à mesure de l’enquête, les interprétations simplistes s’effondrent toutes. Pas de gentille journaliste contre méchants rappeurs. Pas de gentils rappeurs contre méchante journaliste en quête de buzz. Pas même de gentille journaliste et gentils rappeurs contre méchante maison de disque. Plutôt, des intérêts, des trajectoires divergentes, marquées par des obstacles essuyés pour les uns, des leçons tirées, de l’argent perdu, des moments d’isolement à géométrie variable et une précarité mortifère pour d’autres. En dépit de toutes ces sinuosités, une idée nette émerge au fil des éclaircissements. La vie passée de Nathalie dans la presse rap est riche d’enseignements. Plus : elle est, en fait, un miroir tendu vers son présent.

Du rock au rap Chapitre 1

« Un break de batterie coule sur la FM. » Voilà comment ça devrait commencer. Voilà même comment ça commence normalement sur un magazine rap. Et pourtant il s’agit ici d’un riff de guitare. C’est avant même que MC Solaar sorte son premier album.

Le bout des doigts qui pince les six cordes sont ceux de Justin Slade the Leveller Sullivan, leader du groupe New Model Army. Ou peut-être que ce sont ceux de Dave Navarro à l’époque où il officiait dans Jane’s Addiction plutôt que de grattouiller pour les Red Hot Chili Peppers le temps d’un unique album. Ou mieux encore, ce seraient les phalanges de l’iconique couple d’Alien Sex Fiend, qui sont au rock gothique des 80s ce que les Cramps étaient au punk : une sorte de série z version musique, au style creepshow et au son sérieux. C’est anglais, c’est irrévérencieux, l’humour est potache couleur noire, et le manoir d’Alice Cooper paraît bien fade devant ce groupe qui titre son album live Too Much Acid. Il est sorti en 1989, MC Solaar n’a pas encore publié « Bouge de là » ni Qui sème le vent récolte le tempo. Tout juste s’apprête-t-il à freestyler dans le Deenastyle.

1989 sur la FM. Alors que Nova participe à l’introduction du rap en France, une voix émet la nuit depuis une autre radio parisienne à la suite de ces riffs de guitare. C’est celle de Nathalie Sorlin, que tout le monde appelle Vampirella. L’animatrice a à peine plus de 20 ans, et elle officie sur Ouï FM depuis deux années maintenant. Magie de la radio, personne ne voit son visage, mais dans son ton aussi anar que sa playlist est fiévreusement saturée, des traits se dessinent. Regard noir charbonneux, à faire pâlir d’envie le directeur de casting d’un film comme The Crow. Dans un article que consacre le magazine musical Best à la fréquence 102.3, l’animatrice parle de son maquillage « comme des petits nids d’oiseaux au coin des yeux ». Une poésie qui contraste avec les compresseurs de la FM plaqués sur l’ampli Marshall d’un rock alternatif qui va de la britpop au post punk en passant par la branche gothique de la new wave anglaise. Un peu plus difficile à imaginer que les smokey eyes : les cheveux violets. Du genre de ceux qui se repèrent dans les clubs du Londres effervescent que Vampirella se prépare à visiter en long, en large et en travers les années suivantes.

Dans ce paysage radiophonique, Ouï FM et son animatrice détonnent, malgré une guerre de fréquence avec le CSA de l’époque et une audience de radio spécialisée. « Comme Nova, on avait trois points de parts de marché, ce qui était loin d’être nul pour nous » se souvient Éric Mettout, qui se félicite encore aujourd’hui de cette trajectoire partagée avec sa station-jumelle : Radio Nova. « Ils étaient nos alter-egos et on se partageait le gâteau avec eux. Ils étaient pionniers sur le rap, la world music, et nous sur le rock alternatif et toutes les scènes qui tournent autour. » Les équipes des deux radios n’écoutent pas le même son, mais partagent les mêmes valeurs d’après le rédacteur en chef de Ouï FM. « La différence, c’est qu’eux c’était beaucoup plus le bordel à l’antenne que nous, ça faisait partie de leur identité » dit-il délaissant quelques instants le romantisme radio libre qui existait pourtant au cœur de sa station. Avant de se rattraper en riant : « Enfin, pour le bordel, chez nous, il y avait tout de même Vampi ! »

« Moins le bordel à l’antenne » – Vampi mise à part – peut-être, mais en visite dans les locaux pour le journal musical Best, François Ducray dresse le portrait d’une fréquence qui redonne du panache à une bande FM aseptisée. « Ambiance ruche », « mélodie en sous-sol » puisque la station n’a aucune fenêtre si ce n’est la porte vitrée qui permet d’y accéder, et du « douze disques heure » en promesse, entrecoupés d’interviews « sur le vif ». Il y a un indéniable esprit rock n’ roll dans ce Ouï FM parti d’un « non » adressé à la direction de SOS Racisme. Mais il y a aussi un petit quelque chose d’intello. D’ailleurs, le slogan de la station n’est pas ce vague coup de poing d’aujourd’hui, « La Radio Rock ». Non, c’est « Le son qui a du sens » et Nathalie fout chaque soir tout ça sens dessus dessous. « On décide à 90% de ma programmation » explique -t-elle au reporter en goguettes dans l’entresol qui sert de locaux à la station. Car Ouï FM était l’une des premières fréquences à utiliser un ordinateur pour calibrer sa programmation. La rédaction avait affectueusement baptisé la machine Régis, et visiblement, l’animatrice ne comptait pas se laisser impressionner par ce dernier. Dommage pour le fleuron de l’informatique, « le morceau préféré de Nat était « Ignore the Machine » » se souvient sa consœur d’antenne, la journaliste Emmanuelle Debaussart.

« Je me défoule en passant un Gaye Bykers On Acid ou un vieux Clash. »

Nathalie Sorlin en 1988

D’une certaine manière, ça ne pouvait pas mieux tomber. Et du coup, le choc entre Régis et Vampirella est inévitable. Leur rencontre fera plusieurs fois se dresser les cheveux sur la tête de son directeur d’antenne ainsi que de son rédacteur en chef. « On se disait qu’il fallait qu’il y ait une unité, une cohérence dans le ton et la programmation, donc ne pas passer pendant deux heures de la musique de corbeau ! » s’exclame-t-il encore presque vingt-cinq ans plus tard en faisant référence aux goûts musicaux de son animatrice. Dans un euphémisme, Nathalie assume dans les colonnes de Best. « Des fois, c’est un peu trop synthétique anglais à mon coup. Donc je me défoule en passant en direct un coup de Gaye Bykers On Acid ou de vieux Clash. » Le synthétique, que ce soit dans la musique ou qu’il vienne de l’ordinateur, ce n’est pas vraiment pour elle. Il faut que ça crache. « Ses goûts musicaux étaient sauvages et noirs » se souvient en souriant Manue Debaussart. « C’est elle qui m’a fait découvrir des trucs comme Motörhead ou toute la vague un petit peu goth. » Vaincu le rédacteur en chef, qui résume la situation avec une tendresse amusée : « Quand Nathalie prenait l’antenne, eh bien… C’était radio Nathalie ! »

En plus de saccager la grille musicale de Régis, Vampi diffuse aussi des imports, rencarde ses auditeurs et auditrices sur les concerts, les lieux branchés, et même les boutiques. Les Parisiens peuvent la croiser chez le célèbre disquaire Le Silence de la Rue, et il se murmure même qu’elle aurait été la communicante de Danceteria. « La fin de décennie voit éclore les courants Madchester, house, grunge, shoegazing, touching pop, noisy-rock, slowcore » écrit Tsugi en revenant sur la spécialisation de cette enseigne parisienne qui fermera en 1992. Un line-up de genres musicaux qui colle parfaitement à Vampi, elle qui ira ensuite passer la soirée au Boucanier après avoir causé sur les ondes. Le club réunit tout ce qu’il y a de plus habillé en noir dans la capitale. Gothiques, fans de new wave et amateurs de post-punk s’y donnent rendez-vous. Vampi y aurait même parfois passé des disques. « Être dans les lieux où ça se passe, ça a toujours fait partie d’elle » explique Stéphane Hervé alias Step, l’un de ses plus proches amis. Pour lui, ce n’était pas une question d’être branchée ni de se montrer. « Ça correspondait simplement à sa démarche de journaliste autant que d’auditrice : vivre la musique complètement, pas juste à travers des disques. Pour elle un genre musical, c’était un tout » décrypte celui qui bourlinguera pendant quinze ans aux côtés de Vampi dans différentes rédactions de la presse musique française. « Pour moi Vampi n’était pas animatrice, elle était journaliste même si elle animait une émission » insiste Éric Mettout. Selon le rédacteur en chef, à Ouï FM il n’y avait de toute façon pas de distinguo entre jacteurs au micro et scribouillards.

« Nathalie faisait des entretiens formidables. »

Eric Mettout

Le créneau préféré de la Nathalie journaliste ? C’était déjà les interviews. « Elle faisait des entretiens formidables » se souvient encore une fois son rédacteur en chef, avant de rire de nouveau en prenant un ton faussement agacé : « Sur une radio on a tendance à dire que les gens viennent écouter de la musique, et à la marge écouter du contenu. Sur Ouï FM, on avait un principe : faire beaucoup de contenus, mais très courts, et les parsemer sur l’antenne. Eh bien Vampi elle pouvait faire une interview de trois heures en direct durant laquelle elle ne passait que quatre titres. Là c’était la bagarre ! » dit-il avec un grand sourire. Puis il ajoute : « Le lendemain, on lui disait : « c’est une radio musicale ici, c’est pas le France Culture de Sisters of Mercy. »

Pour ses entretiens, Nathalie a une corde à son arc, rare sur la FM aussi bien à l’époque qu’aujourd’hui : elle est parfaitement bilingue. « Déjà qu’elle était hyper pointue, qu’elle connaissait son sujet sur le bout des doigts, mais en plus elle parlait anglais comme personne à la radio et elle a ramené des groupes dont elle a fait des interviews formidables » se remémore Éric Mettout. En plus de parler la langue de Shakespeare, Vampi écume les disques de rock les plus noirs, avec une attention particulière pour tout ce qui vient d’Angleterre. Et Ouï FM est la seule station à passer du rock qui sort un peu des sentiers battus, qui contourne le powerplay des radios concurrentes et du Top 50. Si les maisons de disques savent bien que l’audience du 102.3 FM n’est pas un eldorado, elles comprennent qu’ici il y a un créneau pour des artistes qui n’ont aucune diffusion en France. « Les Stone Roses, ça ne pouvait passer que chez nous par exemple, la britpop aussi, et je ne parle pas des groupes que diffusait Vampi et qui ne passaient vraiment que dans son émission ! » Ouï FM est finalement un peu au rock alternatif ce qu’était Nova pour le rap : le seul espace d’exposition radiophonique. « Du coup, à notre échelle on était les rois du pétrole et toutes les maisons de disques nous connaissaient. C’est grâce à ça qu’une radio comme la nôtre a pu avoir Lou Reed ou U2 dans ses locaux » s’enthousiasme Éric Mettout. Stéphane Hervé tient lui à préciser que sa consœur et amie « était aussi une très bonne journaliste car elle savait créer un lien qui parlait aux artistes ». L’ancien rédacteur en chef de Vampirella le confirme : « elle a su profiter des facilités d’accès aux artistes que les années 1980 offraient aux journalistes. De toute façon, du matin au soir elle plongeait dans la musique ». Un détail qui n’a pas échappé non plus à François Ducray. Dans son article pour Best, il écrivait ceci : « Quand j’arrive chez Ouï FM, tous ont un téléphone en main sauf une fille au maquillage très BD sixties qui s’excite sur une liste de disques : c’est Vampirella. »

Reportage consacré à Ouï FM paru dans les colonnes de Best, en janvier 1988.

Et pourtant, un jour, Vampi a laissé les transistors noctambules orphelins de sa voix. Quand ? Visiblement quand l’idéal hybride de Ouï FM, avec son ton de radio libre et son statut de fréquence commerciale, se fait rattraper en 1991 par le monde de la finance. Pour Emmanuelle Debaussart, c’est la nouvelle direction qui provoque le départ de Nathalie comme celui de la quasi-totalité de l’équipe d’antenne. C’est même une évidence. « C’était devenu trop formaté et Vampirella était quelqu’un d’hors-cadre, de libre. Elle ne pouvait pas faire quelque chose de fade, c’est comme si on la privait de sa liberté d’expression. » Son rédacteur en chef de l’époque s’en amuse, avec affection. « Nathalie avait un talent dingue mais elle était ingérable ! » dit-il en riant, avant de rappeler qu’il n’a jamais été question de se séparer d’elle lorsqu’il dirigeait la rédaction. « Cette espèce de guerre permanente sur ses prises d’antenne, ça faisait partie de la radio » s’exclame-t-il tout sourire mais un brin nostalgique. Puis soudainement moins amusé, il se remémore de la fin de cette aventure sur les ondes. Le fonds qui finançait jusque-là Ouï FM en laissant les mains libres à l’équipe s’est lui-même fait racheter. Derrière l’opération ? La maison de disques Polygram, toute puissante à l’époque et qui multiplie les acquisitions de labels à tour de bras, d’Island Records (spécialisé dans le reggae avant de s’ouvrir à d’autres genres musicaux, signant notamment U2) à Def Jam (est-il nécessaire de préciser leur roster dans ces pages ?)

Les premiers mois, ce changement d’actionnaire est transparent pour l’équipe de Ouï FM. Puis un jour, des représentants débarquent. Ils ont le mot panel à la bouche. « Au final, ils ont fait une radio qui était la même de minuit à 23h59 » vitupère Éric Mettout. Emmanuelle Debaussart confirme. « Ouï FM était une radio rock très ouverte et très hétéroclite. Ce n’était pas Vampi le problème, c’était ce qui nous était proposé : un recalibrage de la programmation dans un format très conformiste, avec le plus petit dénominateur commun de ce qu’on peut appeler rock ». Pour aller dans la caricature la plus extrême, la station préfère désormais passer du Jon Bon Jovi que du Lou Reed, du Brian Adams que du New Model Army. C’est la fin définitive de l’illusion du modèle des radios libres adapté à une logique commerciale, malgré les succès que rencontreront les émissions de Kad et Olivier (notamment Kad avec le Rock n Roll Circus), de Maurice et son célèbre « Qui va là je te prie ? » en lieu et place de Vampi, ou Ketchup et Marmelade animé par Mélanie dès 1992. « Les années 1980, que ce soit pour la liberté de ton sur les antennes ou l’accès aux artistes, c’était génial » insiste Éric Mettout, conscient que c’est le genre d’aventure humaine et professionnelle qu’on ne vit qu’une fois dans une vie. « Alors quand ça s’arrête, c’est violent pour tout le monde, pour moi, pour Vampi, pour Elsa [Elisabeth Quin, elle aussi de l’aventure Ouï FM, NDLR], pour tout le monde ».

« Vampi a toujours eu cet état d’esprit de passeur de cultures. »

Stéphane Hervé

Le rideau tiré sur l’antenne telle que l’a connue la rédaction du 102.3 FM, c’est à Londres que Vampirella s’expatrie. « Elle y passait déjà du temps » croit savoir Éric Mettout, qui explique que toute la musique que produisait la capitale anglaise n’échappait pas aux oreilles de celle qui était sa journaliste. Parfaitement bilingue, Vampi y vit de petits boulots et y écume les disquaires, la scène underground, les clubs et les friches industrielles. Comme de nombreuses capitales européennes, la ville est en plein tournant techno, les free party envahissent le continent. Sauf que sur les bords de la Tamise, le rapport à la musique a toujours été différent. « Ça partait dans tous les sens là-bas » se souvient son pote Step, décrivant une véritable explosion dans l’underground londonien. « Elle avait vraiment un pied là-dedans, même dans les trucs parfois un peu tendus » dit-il, lui qui a rencontré Vampi à l’époque où elle était encore installée là-bas. Car Nathalie n’a pas délaissé son pseudonyme. « Elle m’a été présentée directement sous ce pseudo-là » dit Sameer Ahmad, qui l’a rencontrée par hasard à la toute fin des années 1990. Il décrit une femme dont le look transpirait encore la culture du post-punk anglais, et qui en connaissait un rayon aussi bien sur Jane’s Addiction que sur A Tribe Called Quest. « Mon voisin venait de Créteil et était à fond dans le rock et le punk. Il connaissait Vampi personnellement, et j’ai bien compris à la façon dont il en parlait qu’elle était une des personnes qui avaient fait sa culture musicale. » Une phrase qui fait écho chez Stéphane Hervé. « Le Londres des années 1980 qu’elle a connu, c’était l’ouverture d’esprit et des gens créatifs qui ne rentraient pas dans les cadres. Ce genre de mouvement, ça a toujours aidé à dépasser des strates dans notre société. Vampi a toujours gardé cet état d’esprit, elle était dans ce truc de passeur de cultures » dit-il. À la vue de son CV, c’est une chose que Vampi n’a pas oublié de faire en Angleterre, puisqu’elle s’est visiblement arrangée pour traîner sa plume dans quelques publications anglaises, dont la célèbre revue Metal Hammer. Un passage de l’oral à l’écrit, de la radio à la presse écrite, qu’elle va définitivement franchir de retour en France, où en 1993, une revue se crée : RAGE.

Couverture du n° 7 de Rage Magazine, paru au printemps 1993.

1993, c’est « l’époque des premiers crossovers ». « Des mélanges », selon Stéphane Hervé, qui deviendra rien de moins que le rédacteur en chef de la « Revue Assourdissante de la Génération Électrique » jusqu’en 1999. Dans un numéro de L’Huma de 1998, il déclare que RAGE privilégie les « genres peu médiatisés » portés par les « labels indépendants », de la musique alternative française et anglo-saxonne, hip hop, fusion en passant par le hardcore. Le tout, sans céder à l’opportunisme des effets de mode, déplorant le fait qu’il existe cinq magazines consacrés uniquement à des « styles musicaux encore un peu neufs », comme le hip-hop. En même temps qu’à RAGE, Nat écrivait dans l’une de ces publications, dès 1996 : R.E.R, (Rap Et Ragga, renommé en 2001 Rap Et Rue). C’est dans les locaux de R.E.R que Yann Cherruault, qui deviendra son dernier rédacteur en chef, la croise pour la première fois, en passant chercher des chèques.

RAGE, c’est la débrouille. La plupart de ses journalistes viennent du fanzinat. La bricole caractérise la Nat de ces années-là: « à l’époque où elle était à RER, RAGE, elle était à l’arrache ! ça m’arrivait de la dépanner en cash. Mais elle se débrouillait toujours pour retomber sur ses pattes. » confie Stéphane. Nathalie transpose l’oralité de son passé radio dans l’encre de ces magazines un peu rebelles, alors que l’underground londonien a nourri son goût pour les genres hybrides. Le ton impertinent, les ponts entre plusieurs styles musicaux, tout cela lui convient à merveille. C’est la première à faire découvrir à Step la drum’n’bass, le hip-hop anglais et le son britcore, qu’elle transporte avec elle en France. Dès le début, Nat est donc ce genre de journaliste profondément ancrée dans le milieu sur lequel elle écrit. Elle en suit les soubresauts, elle en est actrice à part entière. C’est, selon certains de ses collègues, ce qui explique qu’elle fait aussi bien son travail.

L’immersion, et le goût pour la musique anglaise, qui mêle très vite électro et ragga jamaïcain, hip-hop, reggae et rock, expliquent l’ouverture d’esprit et donc la facilité avec laquelle Nat peut passer du rock au rap. Elle n’a rien d’une « puriste » comme il se dit aujourd’hui. Elle n’aurait pas renié les analyses de Dick Hebdige sur le punk et les liens, en Angleterre, entre la culture ouvrière blanche et la classe juvénile noire britannique. Tous ses anciens collègues disent qu’elle aurait vu venir la vague drill, ou du moins que cette dernière lui aurait fortement parlé. Nathalie n’avait pas de préjugés sur ceux dont les blessures les conduisent à un mode de vie pointé du doigt, les marginaux, les bizarres, les outsiders. Toutes les lames de Brixton ne l’auraient jamais dissuadée d’aller parler à ceux qui créent derrière les cagoules. Car ce journalisme musical de terrain allait avec un côté grande gueule, et pas froid aux yeux. Difficile de lire ce qui se passera par la suite avec Sony et la Sexion d’Assaut au prétexte qu’elle serait facilement impressionnable. Le monde du rock est tout autant un entre soi masculin que celui du rap. Nat a rembarré plusieurs artistes qui lui faisaient du rentre-dedans, en interview ou ailleurs. Moby par exemple, qui aimait bien « pousser le bouchon », ce qui lui a taillé une réputation de « womanizer », raconte Step. Il poursuit: « ce genre de situations, dans un monde de mecs, elle l’a déjà vécue. Elle n’arrive pas novice, c’est pas une bleue. Nat, ce n’est pas un personnage anodin ! Physiquement, elle impose. » Romain Cole, qui sera son collègue plus tard à Score dans les années 2000, abonde en ce sens. « Elle écrivait sous le pseudonyme de Tank Girl [héroïne de comics anglais, punk et anarchiste, NDLR] et ça lui allait très bien. Déjà, physiquement elle avait ce truc, un peu steampunk. Les cheveux orange, les piercings, les yeux charbonneux, très maquillée. J’avais 21 ans et elle m’impressionnait beaucoup. »

 

Ainsi Nathalie Sorlin se présente dans le n°1 de Score.

Tout dans le look de Nat disait qu’elle était du côté de ceux qu’elle interviewait : « elle aimait bien les mecs un peu cramés, sûrement parce que ça faisait aussi écho en elle » analyse Romain. « C’était quelqu’un qui avait une histoire à raconter, elle avait du vécu, elle ne sortait pas d’une école de journalisme » renchérit Muge Knight. Cette proximité lui permettait de poser les « questions qui fâchent » tout en montrant aux artistes interrogés qu’elle ne les jugeait pas. Qu’elle partageait une partie de leur obscurité. Elle faisait naître des « ambiances décontractées » propices à ce que tout le monde parle franchement sans se vexer, juge Romain Cole.

Mais voilà : les années passant, le rock devient chiant, et la musique qui donne le plus de signes susceptibles d’intéresser Nathalie reste encore le rap. Cette proximité avec le milieu punk-rock, son héritage assumé de goth, fonctionnaient-ils toujours avec le passage à la presse hip-hop ? Selon Step et Muge Knight, au début, complètement, et mieux que beaucoup de ses confrères : « Elle revient en France au tout début de la grosse scène française, elle est dedans. Et les mecs ont pas envie de parler à des magazines ! » Nat les comprend, elle en a déjà vu, des jeunes artistes en bouillonnement. Pour son ami et collègue, Nathalie assiste au mouvement de l’intérieur : « elle est dans le cœur du truc, la scène de la nuit. Elle y est sans jamais galvauder le fait que c’est une ancienne goth, avec ses platform boots, etc. Elle est arrivée dans le hip-hop au moment où c’était en fusion, où des gens chamboulaient le game. Ce truc alternatif, pirate, qui change la donne, elle a vraiment suivi ça. » Le côté alternatif, c’est effectivement le pan du rap avec lequel Nathalie semble, de l’extérieur, garder une proximité  : les Svinkels, les Beastie Boys, suppose Romain.

Quant à Muge Knight, il souligne une spécificité du paysage musical parisien où Nathalie a d’abord évolué, bien avant Marseille : « les liaisons rap/rock c’était pas une première, ça se faisait, et ça se fait toujours aujourd’hui. (…) Des lieux comme Ménilmontant, La Miroiterie, j’y avais joué et les anciens de là-bas, ils écoutaient aussi bien Assassin que du rock. À Marseille, ça se voit moins ce genre de trucs, on n’est pas une ville rock à la base, mais à Paris c’est fréquent. Donc Nat venait du rock, mais elle avait une belle analyse du rap. Franchement, elle savait de quoi elle parlait. Elle était quand même assez pointue sur ce qu’elle disait, elle avait des chroniques carrées, elle parlait des prods, des producteurs, des textes, elle faisait son taf comme il faut. Quand tu lisais la chronique t’avais l’impression de réécouter ton album. »

En 2001, Nathalie rejoint Score, aux côtés de Romain Cole, qu’elle avait connu chez Syndikat. Les deux écrivent sous la « direction » de Wahib et Karine Chehata, dans un « magazine qui ressemblait à son créateur, un peu mégalomane, qui voulait faire absolument tout. » La rédaction est hétéroclite, les sujets aussi. Sur la couverture du premier numéro, les deux frères d’Ärsenik posent avec l’actrice Nadia Fares et Benoît Poelvoorde. « La musique, le cinéma. La rue et les hautes sphères. Score c’est du spectacle, des écritures nouvelles, beaucoup d’amour et un toit pour dix. Regardez la photo de famille, qui n’a pas envie d’en faire partie ? » y est écrit en préambule de cette numéro originel, comme dans un faire-part de naissance.

La couverture de son premier numéro passée, Score interpelle le lecteur et lui propose de faire partie de son histoire.

Score, encore un magazine qui fait des ponts. Dans le premier numéro, Nat y écrit autant sur Linkin Park que sur 113, Sat, Mary J. Blige et Tim Roth. Elle interviewe DJ Mehdi, symbole lumineux des liens entre rap et electro ; à plusieurs reprises, elle insiste sur le côté fédérateur des artistes rencontrés.

Chez Score, et plus tard chez Digital Hip-Hop, puis International Hip-Hop, dans l’écriture de Tank Girl/Nat.V transparaît l’enthousiasme de l’animatrice radio. Le ton est nettement oralisé, elle fout des points d’exclamations partout, autant que d’émojis dans ses mails pros. Nat, comme le reste de la rédaction, ne se prive donc pas de jeux de mots, d’humour douteux, d’assonances et allitérations accumulées à l’envi.

Un portrait de Mary J. Blige réalisé avec beaucoup d’humour dans le premier numéro de Score.

Dans ses interviews de rappeurs, elle accorde aussi une certaine importance à l’écriture : « même quand musicalement ce n’était pas sa tasse de thé, elle faisait attention à ça, en français comme en anglais », précisera Yann Cherruault. Autre trait caractéristique du style de Nat, son cadrage du contexte social qui entoure les artistes. Et pas que les rappeurs, comme une certaine presse a eu (et a toujours) tendance à le faire, décalant les papiers sur les rappeurs des pages cultures aux pages fait-divers ou société. Dans le numéro de l’été 2002, elle demande à Mass Hysteria ce que leur inspire les dernières élections présidentielles. Dans le genre, la sensibilité à l’homophobie ne date pas de la Sexion d’Assaut: c’est déjà un sujet qu’elle aborde pour d’autres artistes et d’autres albums. Mais jamais en ne limitant l’œuvre à cette question et toujours en mettant en avant d’autres prises pour approcher le disque.

Les années Score ne signent pas la fin des années de galère, ou de joyeux bordel, selon l’angle. Peut-être d’ailleurs que la galère ne ressemble à un joyeux bordel que quand on est jeune. Ou d’une famille riche. Romain se rappelle de nuits entières à empiler les signes, jusqu’à s’endormir sur son clavier, pour moins de neuf cents euros par mois. Dans son fonctionnement, Score est une sorte de webzine avant l’heure, un magazine internet sur papier. Avec les côtés bordéliques, intenses, formateurs et les retards de paiement qui vont avec. « Vingt ans après, on a du mal à savoir si on a adoré ça ou si on l’a détesté. Si ça nous a marqué à vie positivement, ou si au contraire on a voulu s’en éloigner », conclut-il.

Pendant toutes les années 2000, à Score puis à Digital Hip-Hop, Nat interview des dizaines et des dizaines de rappeurs, rappeuses, DJs. De l’underground marseillais à des pointures du rap US. « Snoop Dogg, fallait y aller », se rappelle Step. Dans le rap, la reconnaissance de son professionnalisme ne passe plus forcément par une proximité de milieu, mais par la qualité du travail. Muge Knight résume : « C’était une fille qui avait bourlingué, n’avait pas eu une vie facile tu le voyais… Qui venait d’autres milieux, mais qui faisait le travail, pas dans son milieu de base, mais qui le faisait bien. »

Interview de DJ Mehdi par Nathalie Sorlin.

Dans son métier, il y a le même mélange paradoxal d’angoisse et d’ardeur qui fait sa personnalité. Nathalie est parfois à l’arrache dans sa vie mais toujours minutieuse dans son travail. Elle prépare énormément ses interviews, rock comme rap à égalité. Cette préparation, souvent angoissée, n’empêche pas qu’une fois sur place elle soit directe et dise cash ce qu’elle pense. Ce côté franc-parler est souligné par Yann Cherruault, le rédacteur en chef d’International Hip-Hop (iHH). Nathalie rejoint International Hip-Hop à sa fondation en 2008. Les deux font réellement connaissance à L’Affiche à la fin des années 1990, lorsque Yann remplace Olivier Cachin en chef de rubrique. Quand celui-ci deviendra rédacteur en chef d’International Hip-Hop, il proposera logiquement à Nathalie de continuer à ses côtés.

Le meilleur hommage à ce franc-parler est une anecdote relatée par Yann – il lui arrivera d’accompagner sa collègue auprès des artistes – lors d’une interview avec Booba, qui aujourd’hui paralyserait à peu près tous les journalistes de France :

Une des interviews les plus marrantes que j’ai faite avec elle c’était avec Booba pour iHH. Parce qu’en fait elle avait une sorte de franc-parler qui était très drôle, et en plein milieu de l’interview – moi je connaissais Booba depuis qu’il était petit, on ne se voyait pas souvent mais on s’entendait bien – et là Nat, qui ne l’avait jamais vu, à un moment, par rapport à un texte ou je ne sais plus, lui sort: «mais si tu dis ça en permanence, c’est quoi le problème, t’as une petite bite?» [sourire] Donc là, à ce moment, je me mets en mode veille [rires], je regarde ce qu’il se passe. Et lui ça fait partie de ces mecs qui n’ont pas l’habitude qu’on les tance un peu, mais si c’est fait de façon intelligente, ça les fait marrer. Donc lui ça l’a fait marrer. Il n’y a pas eu d’incident mais voilà, elle faisait des interviews marrantes. (…) C’était une meuf, elle connaissait super bien tous ses textes, elle rebondissait sur des trucs et tout, lui ne voyait pas une seule seconde pourquoi… Alors peut-être que, oui, si ça avait été à un Planète Rap avec X, Y, Z, il l’aurait mal pris. Mais là dans une interview à trois pour un petit média…

Taquiner les rappeurs sans qu’ils ne le prennent mal, Nathalie sait déjà le faire. C’est son style, c’est ce qu’elle est. En 2009, elle interviewe La Fouine, qui vient de sortir Mes repères chez Jive-Epic – le label de Sony qui signera la Sexion d’Assaut. « Le rappeur de Trappes nous accueille avec simplicité dans les locaux de Sony Music » écrit-elle. Ces locaux, elle les connaissait donc avant de rencontrer la Sexion d’Assaut au printemps 2010. À ce sujet, Step rappelle : « C’est pas une nana qui avait la réputation de descendre des groupes. Elle avait des propositions de magazines qui n’en avaient rien à foutre des artistes et qui cherchaient le drame, le fantasme, “le hip-hop c’est un truc de méchants”. Elle est restée dans ce truc culturel, musique, elle-même ce qu’elle écoute, c’est intègre. Elle aime les gens qui ont fait les vrais choix. » À La Fouine, elle lancera plusieurs piques – jamais sans trop de sérieux – sur la représentation caricaturale des femmes dans ses morceaux.

La Fouiny interview réalisée par Nathalie Sorlin pour le n°5 d’International Hip-Hop (2008)

Aucun drame ne suivra cette interview. Ni les suivantes. Et pourtant, chez International Hip-Hop, la production de Nat représentera une part non négligeable du sommaire du magazine, parfois jusqu’à un gros tiers des papiers publiés. Un travail conséquent, mais qui ne lui permet pas vraiment de quitter la galère. À la fin des années 2000, elle bricole comme bricolent beaucoup de journalistes précaires : elle cumule le RSA avec des piges non déclarées. « Elle avait toujours plein de galères improbables, son compteur électrique prenait feu, elle cassait souvent ses ordis, j’avais dû lui en filer deux » se rappelle Yann, attendri mais toujours perplexe. « Elle avait énormément bossé gratuitement, notamment au temps de Digital Rock et tout ça, à rendre des services. Nathalie à cette époque-là elle était surtout payée pour les trucs B2B que pouvait faire la boite C’est Une Idée Productions. Mais sur plein de trucs en journalisme elle était payée que dalle », précise-t-il. La crise du disque a en effet frappé de plein fouet et la presse n’est pas épargnée. Même en « grattant des couvs » (financement du numéro en échange d’une photo de l’artiste produit en couverture), la presse papier s’effondre. International Hip-Hop résiste sur le modèle associatif. Tous ses journalistes sont bénévoles, comme le confirment David Carré et Mekolo Biligui, qui y écriront dans les années 2010. Nat est la seule, par l’ampleur de ses contributions et de ses galères personnelles, qui reçoit un « forfait », autour de quatre à six cents euros par numéro. « Parmi tous les intervenants, c’est la seule que je payais un peu, c’était la plus en galère, elle avait un fils à élever… » confie Yann. La question de la rémunération fera plus tard l’objet de disputes avec son rédacteur en chef.

Se dessine là un autre trait récurrent de la vie de Nat. Il aura un rôle central sur les événements à venir. C’est l’extrême précarité qui a caractérisé sa vie de journaliste passionnée et de mère célibataire. Un vécu complexe qui a fait sa force et sa vulnérabilité. Deux choses comptaient plus que tout : son fils et son travail. Quand en septembre 2010, le second est radicalement remis en question, les conséquences sont terribles. La cause ? Une polémique, dont tout le monde se serait bien passé – Nat plus que n’importe qui – née d’une interview dans les locaux de Sony, au printemps. Reste, comme le rappelle son ami cher Step : « il y a un truc qu’il ne faut pas oublier : c’est qu’elle a eu une galère sérieuse, mais si tu parles aux gens, elle a toujours été ultra respectée. »

La Rencontre Chapitre 2

Le 29 mars 2010 sort chez Sony L’Ecole des points vitaux. L’album explose tout sur son passage : il devient le dixième succès France entre Shakira et Mylène Farmer à la fin de l’année (SNEP). Les journalistes spécialisés et généralistes de l’époque décrivent le groupe comme un phénomène. L’Abcdrduson, qui avait déjà chroniqué avec enthousiasme Le Renouveau parle d’un « succès phénoménal », explicable par une « montée en puissance savamment orchestrée à coup de mixtapes », « le coaching efficace de l’équipe Wati-B » et « peut-être, le besoin pour le public de retrouver un esprit de performance collective au sein d’un rap français souvent centré sur ses individualités ». La Sexion bénéficie donc du soutien de médias spécialisés – friands de freestyles, ravis de retrouver des groupes dans une décennie qui venait de consacrer les rappeurs solos – et, plus surprenant, des médias généralistes. C’est dans ce contexte qu’une rencontre s’organise avec International Hip-Hop, lors d’une de ces interminables « journées promo » où les artistes enchaînent les interviews avec des médias de taille variable.

Rétrospectivement, Nathalie décrit à ses proches une prise de rendez-vous chaotique. Trajet interminable de son domicile sur les boulevards maréchaux du 20e arrondissement jusqu’à Clichy la Garenne, là où les locaux de Sony sont situés. Pression de son rédacteur en chef pour réaliser cet entretien, chose qui sera démentie par des mails que nous avons pu consulter. Retard du groupe sur l’horaire convenu, ce qui foutra le planning de Nathalie en l’air pour le reste de la journée. Car le principal est là : Nathalie élève seule son enfant. Et bien souvent, l’activité journalistique a des horaires peu compatibles avec l’éducation d’un gamin qui arrive sur ses 10 ans. 18 heures, c’est l’heure des devoirs, des dessins animés, du debrief de la journée scolaire. Mais peu importe, Keziah Sorlin a l’habitude de suivre sa maman et de l’écouter alors qu’elle parle musique avec les artistes du moment, parfois prestigieux. « Je n’aimais pas aller à l’école, mon histoire familiale fait que je ressentais le besoin d’être proche de ma mère » explique-t-il pudiquement. Pour lui, c’est du temps avec elle, l’oreille distraite suivant la conversation pendant que ses yeux plongent dans un manga. « Et puis, ça avait quelque chose de sympa pour un gosse d’être un peu comme dans un carré VIP avec des sodas à volonté » raconte-t-il dans le documentaire 09h20 : Divorce consacré à Nathalie.

Alors que Nathalie se présente au siège de Sony Music afin de rencontrer le groupe de rap qui monte, Keziah est donc avec elle. « Nathalie m’avait dit qu’il était fan d’eux » se souvient Romain Cole, qui avait pu échanger avec son amie journaliste après que l’affaire dite Sexion d’Assaut ait éclatée. Keziah Sorlin pondère. Il parle d’une crise d’adolescence assez précoce. « Je rejetais globalement la musique, un peu pour me différencier de ma mère justement. Ce qui est vrai par contre, c’est qu’à l’école, beaucoup de mes camarades étaient fans de la Sexion d’Assaut. » Et auraient sûrement aimé être à sa place, tant le groupe commence à séduire les pré-ados de toute la France.

Le fils de Nathalie se souvient par contre catégoriquement de sa présence lors de l’entretien, et visiblement, il passe inaperçu. Thierry Santacruz – alias Cyanure, qui travaillait sur place – décrit une interview qui se déroule dans une salle traversante, par laquelle il faut passer pour aller de l’un à l’autre des services de la division rap de Sony, le label Jive-Epic. « Ce n’était pas de la promo web, donc je n’étais pas concerné par cet entretien. Je suis seulement passé pour aller d’un bureau à l’autre et je n’ai pas le souvenir de la présence d’un enfant lors de cette rencontre. Et pourtant, je m’en souviens bien car je connaissais Nathalie depuis l’époque d’ATK. » Employé du label à l’époque, il décrit une Sexion d’Assaut détendue, posée en demi-cercle sur des canapés face à la journaliste. « Ils étaient assez nombreux, sans que je puisse dire s’ils étaient au complet ». Et pour cause, le groupe est parfois accompagné de son entourage lorsqu’il s’installe pour la journée dans les locaux de son label. Barack Adama, l’un des rappeurs de la Sexion, n’a lui non plus aucun souvenir de la présence d’un enfant. Ce point sera pourtant crucial dans la suite des événements, tant Keziah Sorlin apporte un éclairage sur l’atmosphère qui s’installera au fur et à mesure de l’entretien mené par sa mère. Mais pour le moment, Nathalie garde sa bonne humeur. Malgré l’attente qu’elle prétend avoir subie, elle embraye avec le groupe. « C’était la fin d’une journée promo » se souvient Barack Adama.

 

« Quand le groupe est face à de la presse spécialisée, on lui fait confiance. Et on fait aussi confiance au journal.  »

Cyanure

« Je vois des mecs qui rigolent » se rappelle Cyanure. Il décrit des rappeurs qui dégagent généralement quelque chose de décontracté jusque dans les interviews qu’ils accordent. « Lefa en particulier est quelqu’un de très drôle et détendu ». Et toujours selon l’employé de Sony Music, cet entretien en dit aussi beaucoup sur les étapes que le groupe franchit. À cette époque, la Sexion d’Assaut est une signature que Sony ambitionne d’envoyer prochainement dans des médias généralistes. Alors pour eux, répondre aux questions d’International Hip-Hop est « une promo détente, une promo de la famille » pour reprendre les propos de Cyanure. « Ils sont devant un magazine spécialisé donc il y a aussi quelque chose de plutôt cool et gratifiant. » Le groupe s’est-il senti en terrain conquis ? A-t-il eu une impression de connivence liée au caractère spécialisé de la publication pour laquelle Nathalie Sorlin exerçait ? C’est en tous cas la conviction qui est ancrée chez le responsable promo web de leur label. « Le travail sur le web et les fanzines spécialisés avait été fait avant cet entretien. Là, Jive-Epic et Sony sont dans l’optique de rentrer dans une seconde phase de promo pour la Sexion d’Assaut, celle où tu vises la télévision, des opérations sur des radios où les titres du groupe tournent déjà. » L’été 2010, c’est effectivement la période où « Wati By Night » et « Désolé » sont tabassés sur les ondes, y compris sur des radios comme NRJ et qui n’ont pas un caractère purement rap. « Alors sans manquer de respect à International Hip-Hop, ce n’est plus ce que cherche Sony à ce moment-là. C’est bien, la fanbase va être contente, il faut le faire. Mais le but, c’est d’amener leurs poulains vers un passage chez Cauet ou à une interview chez Ruquier » analyse Cyanure de son point de vue de chargé de promotion web du groupe. Des passages télévisés qu’il faudrait sciemment préparer, reconnaît l’employé de Jive-Epic. « On ne peut pas les envoyer chez Nagui du jour au lendemain. Mais quand ils sont face à de la presse spécialisée, on leur fait confiance, et on fait aussi confiance au journal. Pour tout le monde, être face à une presse spécialisée, c’est comme être à la maison. » À la même période, Sexion d’Assaut affirme pourtant une certaine méfiance envers les journalistes. Le groupe s’exprimait ainsi dans la publication 5Styles parue au mois d’avril de la même année : « Quand tu lis des interviews qui ont été faites, on dirait que nous sommes des petits insolents » y déplore Maska lorsque Adnen Bouachir et Rachid Santaki lui demandent de revenir sur la comparaison de la Sexion d’Assaut avec le Saïan Supa Crew. Puis à propos d’autres déclarations évoquant « un milieu d’hypocrites », le rappeur parachève, aussi désabusé que lucide : « C’est une phrase qui a été extraite, et réductrice. Quand on prend une phrase comme ça, sans expliquer les nuances, et comment ça a été dit, on te fait dire n’importe quoi. » Presse spécialisée ou pas, la Sexion d’Assaut s’interroge visiblement déjà sur l’exercice de l’interview.

Interview de Sexion d’Assaut avec le magazine 5Styles (avril 2010)

Pour Nathalie qui n’avait très certainement pas connaissance de ce retour d’expérience du groupe, cela a de toute façon peu d’importance. Elle est là pour faire son job et elle le fera bien, peu importe si Keziah a des devoirs qui attendent d’être faits. Elle a de l’expérience, comme l’ont déjà confirmé son ancien rédacteur en chef à Ouï FM et son ancien collègue à Score. « Des entretiens bossés en amont » qui devenaient, une fois retranscrits sur papier, « des articles cool à lire » se souvient ce dernier. « Elle livrait ce que tu demandes à un journaliste » synthétise Éric Mettout. Yann Cherruault, le rédacteur en chef, le souligne à plusieurs reprises : « Nat n’était pas du genre à faire des interviews au pied-levé, elle était hyper scrupuleuse là-dessus. J’étais systématiquement impressionné par le sérieux qu’elle mettait en œuvre pour faire un truc carré ». Le groupe est face à une journaliste qui a de la bouteille, qui est pro, et d’ailleurs il le sent. « Cette journaliste est venue avec d’autres questions que celles auxquelles on avait eu à répondre toute la journée. Et comme elle est venue avec d’autres questions, pour nous c’est devenu une cour de récréation » se remémore Barack Adama. Effectivement, Nathalie Sorlin déroule ses interrogations, et les MCs y répondent. Ils le font parfois goguenards, parfois avec l’aplomb et l’arrogance qui caractérisent des artistes en train de voir les portes du succès s’ouvrir à eux. « En fait, ce n’est pas qu’on aimait spécialement les interviews. Mais le succès nous tombait dessus, un succès de rockstar qui t’empêche même de faire des trucs aussi simples qu’acheter tranquillement du pain. C’est une période où on n’a rien compris à ce qui nous arrivait. Et comme on le vivait en groupe, tout ça était de l’amusement !« , tel est le regard rétrospectif de Barack Adama sur son état d’esprit et celui de ses compères de micro à l’époque. L’interview n’a rien d’un piège. Personne dans la salle n’a ciblé un quelconque propos polémique tenu par la Sexion d’Assaut lors de ses précédentes sorties ou des années plus tôt dans telle ou telle chanson. Mais comme elle l’a toujours fait dans ses entretiens, Nathalie souhaite savoir un peu comment la formation parisienne aborde les thématiques de ses morceaux, et quelle place leurs opinions peuvent avoir dans leur musique. Elle interroge Lefa, Barack Adama, Maska et consorts sur ce sujet, de façon très généraliste. Sa question ? « De par cette diversité [le groupe est composé de huit rappeurs], y a-t-il des thèmes que vous ne vous autorisez pas à aborder ? » Et c’est là que Sexion d’Assaut dégoupille, Lefa en tête.

Le rappeur affirme au nom du groupe être homophobe à 100%. Puis il laisse échapper un rire, qui ne s’entend que sur les bandes. Ce rire peut aussi bien traduire la déconne que la désinvolture, le mépris que le second degré. Qui sait à part Lefa lui-même ? Reste que ce rire n’a pas fait barrage à la retranscription des propos qui vont suivre. Le rappeur se lance ensuite dans une diatribe sur la place supposée de l’homosexualité dans la société. Onze ans plus tard, le rédacteur en chef d’International Hip-Hop n’en revient toujours pas. « On était là pour parler musique et tout ça tombe comme un cheveu sur la soupe alors que Nathalie ne les a jamais lancés sur ce sujet ! Il n’y avait aucun piège dans les questions ! Ce sont eux qui partent tout seuls sur ce discours, et ils le font en toute connaissance de cause, à micro ouvert ! » Nathalie Sorlin est éberluée, mais ne lâche pas le morceau. Dans la pièce, elle est la seule à tiquer, à une personne près : Dawala. « Quand Lefa a parlé, Dawala a pris la parole à sa suite pour expliquer que c’était des propos tenus en l’air. « Il dit ça comme ça, on ne distingue pas les sexes » et ça, ce n’est jamais apparu nulle part » regrette Barack Adama. Le mentor de la Sexion d’Assaut sent venir les problèmes. Ce n’était pas un tort, tant dans quelques mois, ces propos vont leur revenir à la figure comme un boomerang.

« Ces questions nous sortaient de la routine de ce genre de journée promo. »

Barack Adama

Mais à ce moment-là, Nathalie ne s’est pas encore levée de son siège. Elle enregistre les propos des rappeurs présents, en récolte d’autres en off dont elle se serait bien passée. Le groupe lui, est perdu dans sa distinction entre ce qui a été enregistré et ce qui est prononcé magnétophone éteint. À l’issue de l’interview, Barack Adama se remémore que Dawala était inquiet. Le groupe essaye de le rassurer : la journaliste avait coupé l’enregistrement, elle avait compris qu’il s’agissait d’une discussion à bâtons rompus, leur avait même « donné des conseils » sur ce qui se dit ou non en interview. Si Nathalie Sorlin manifeste son étonnement devant un tel discours, elle n’en fait pas un casus belli d’après le rappeur. Lefa et son équipe poursuivent leur charge sur les homosexuels. Leurs déclarations sont aussi confuses que crasses, et traduisent vaguement ce vieux fantasme de dévirilisation de la société. Paradoxe, la Sexion tient de tels propos tout en expliquant que leur succès naissant les oblige à lisser leur discours, à éviter les thèmes qui fâchent et les prises de positions radicales. Tout l’inverse de ce qu’ils sont en train de faire devant l’enregistreur. La formation parisienne se lâche, sans le réaliser. « Ces questions nous sortaient de la routine de ce genre de journée promo. Ce sont des journées où au bout d’un moment, tu veux juste que ça se termine, car c’est fatigant, et tu prends aussi la confiance. On était juste des jeunes de quartiers qui étaient en train de kiffer l’instant présent. On s’est un peu trop lâchés, comme si on était devant un grand du quartier, en disant tout et n’importe quoi, tout en oubliant qu’on était dans une interview » recontextualise Barack Adama, encore en colère aujourd’hui contre cet entretien. Il reproche à Nathalie Sorlin d’avoir utilisé des propos tenus en off, de ne pas avoir marqué assez sa désapprobation lorsqu’elle était face aux rappeurs. « Au bout d’un moment elle a coupé le magnéto et un peu comme une daronne parle à des enfants, elle nous a rappelé que des choses comme ça ne se disaient pas. » Plus tard, lorsqu’en 2013, l’affaire connaîtra sa dernière étape publique devant la 17ème chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, la chambre spécialisée dans la liberté de la presse, les retranscriptions assermentées des bandes de Nathalie Sorlin sont présentées par les deux parties : la défense et l’accusation. Et leur consultation ne laisse aucun doute. L’ensemble des propos repris et synthétisés dans le numéro 10 d’International Hip-Hop ont bel et bien été tenus micro ouvert. Leur retranscription ne souffre d’aucune ambiguïté possible, que cela soit qualifié « d’homophobie bête et crasse » par le PDG du label de Sexion d’Assaut ou de « discours insupportable qui appelle au meurtre » par les associations de défense des droits des personnes homosexuelles.

Puis vient ce fameux temps du off. A posteriori, Nathalie décrira à ses amis et à son rédacteur en chef à quel point le groupe en a dit encore plus une fois le micro coupé. Pire, elle rapportera des propos à teneur personnelle, difficiles à relayer ici tant l’entourage de Nathalie elle-même préfère manier ce sujet avec précaution. « Quand elle m’a raconté l’histoire, elle était évidemment marquée par les propos tenus, mais elle expliquait aussi avoir été prise à partie, avoir reçu des leçons de morale sur sa façon de vivre » relate Romain Cole. Stéphane Hervé, plus proche ami de Nathalie que nous avons pu interroger dans le cadre de cette enquête, est lui moins équivoque : « elle était hyper affectée, s’est très rapidement sentie menacée. » Muge Knight, rappeur marseillais qui connaissait Nathalie depuis le milieu des années 2000, se souvient qu’elle lui avait rapporté des critiques de la Sexion d’Assaut sur sa façon de s’habiller. « Elle l’avait super mal pris, parce qu’elle était quand même plus âgée qu’eux. » Quant à Barack Adama, il dément totalement qu’ils aient pu cibler personnellement la journaliste. « Qu’on ait fait des remarques sur sa jupe, sa façon de s’habiller ou l’éducation de son fils ? C’est n’importe quoi ! Et devant elle en plus !? Peut-être qu’on l’a fait derrière elle parce qu’on était des jeunes qui clashaient et se moquaient de tout et n’importe quoi. Mais devant elle, jamais ! Je ne me rappelle même pas qu’elle avait une jupe ni que son fils était-là » affirme-t-il, stupéfait. Keziah Sorlin, lui, décrit pourtant une ambiance délétère sur les lieux mêmes de l’échange. Sans pouvoir verbaliser un moment précis, celui qui était à l’époque un garçon de 10 ans se rappelle du ton qui monte. « Je ne comprenais pas bien. D’habitude, ma mère semblait devenir amie avec les gens qu’elle interviewait », se rappelle-t-il, constatant que cette fois c’est tout l’inverse qui se produit. « Au point qu’on nous a demandé de prendre la porte » dit-il pour clore ses souvenirs de cette rencontre entre la Sexion d’Assaut et la journaliste d’International Hip-Hop. Bref, deux versions invérifiables et inconciliables sur l’issue immédiate de cet entretien. « Cette rencontre c’est un choc des cultures un peu » se convainc Muge Knight. « C’est une culture très gauche, face à une culture banlieue d’une nouvelle génération avec d’autres codes. Et Nathalie est une fille qui n’avait pas sa langue dans sa poche », dit-il, sous-entendant qu’il n’était pas question de lui marcher sur les pieds. « Et pourtant c’était quelqu’un de super gentil. Du coup j’ai du mal à comprendre que des mecs puissent s’embrouiller avec une personne comme elle. D’ailleurs quand elle s’est installée ici à Marseille, jamais un rappeur du coin ne s’est fâché avec elle ! »

Quoi qu’il en soit, c’est furibarde qu’à peine sortie des locaux de Sony, Nathalie explique téléphoner à son rédacteur en chef. Pour elle, il est hors de question de relayer de tels propos, sans parler de l’attitude du groupe, qu’elle a perçue comme agressive et déplacée envers elle et son fils. Conscient qu’elle déteste s’embrouiller avec les gens, Yann Cherruault attend un peu avant d’évoquer l’éventuelle publication de cet entretien qui a hérissé sa consœur de rédaction. Et une fois la colère retombée, Nat et son rédacteur en chef jugent nécessaires de ne pas cacher la face sombre des artistes. Plus son rédacteur en chef qu’elle-même d’ailleurs. « Si l’interview a été publiée c’est un peu de ma faute », admet-il. « Elle était écœurée, elle ne voulait pas qu’on publie cet entretien. Je lui ai dit de me montrer le truc. On en a discuté longuement, il y a eu le pour et le contre. Puis on croyait tous les deux, chacun à notre manière, à une presse qui pouvait être progressiste et on s’est dit c’est pas des trucs que tu peux toujours garder sous le tapis. On était là pour parler musique, Nat essaie naturellement de se pencher un peu sur leur façon d’aborder les thèmes de société, même si ce n’est pas leur fort, et boum, ils sortent les propos qui ont été publiés ! Et comme on était l’un et l’autre assez sensibles aux droits des minorités au sens large, j’ai dit à Nathalie que c’était bien de crever l’abcès un peu là-dessus, surtout qu’on n’avait pas tendu de traquenard au groupe. »

Le duo décide donc de réaliser l’article. Nathalie assure la retranscription. « Je lui fais une entière confiance » explique Yann Cherruault, habitué à son travail. Tous deux se refusent à utiliser les propos tenus en off, chose que tous les journalistes ne font pas. “Il m’est déjà arrivé de retranscrire des propos off, ce qui n’enlève rien à l’information ni au sérieux journalistique” confie justement en off quelqu’un d’habitué à signer dans les colonnes musique de la presse. Condenser, résumer, voilà un exercice classique que tout journaliste réalise au quotidien, encore plus quand l’espace est contraint comme cela est le cas dans une publication papier. Avec toujours les mêmes risques : trahir la pensée de son interviewé, la vider de sa complexité – si tant est qu’il y en ait une. Ici, pour Yann Cherruault, la question ne se pose pas. « Ces paroles, il les ont tenues sans même être amenés sur le sujet, et le fond de leur propos n’a pas été déformé. »

Car condenser des propos, en saisir la substance pour l’imprimer sur papier, cela signifie quasi systématiquement ne pas écrire mot pour mot ce que l’interviewé a dit. Et c’est parfois un exercice périlleux. « Retranscrire, c’est le pire, parce que des fois, tu protèges à fond les gens. Évidemment en corrigeant les tournures de phrase propres à l’oral, les tics de langage. D’autre fois, tu protèges les gars de leurs propres propos, en modérant, pondérant. Et parfois tu prolonges aussi leur propos pour les rendre plus intelligents qu’ils ne le sont. Il y a parfois une valorisation quand on a des réponses super plates où tu te dis « je ne peux pas publier ça » » explique Romain Cole, ancien journaliste chez Syndikat et collègue de Nathalie chez Score. Si l’affaire n’avait pas abouti à de telles extrémités, Yann Cherruault en rigolerait. Car avec la Sexion d’Assaut, il juge que Nathalie a plutôt fait dans l’euphémisme. « Nathalie a repris uniquement les propos sur bande et les a passés de l’oral à l’écrit en les condensant. Et que ce soit moi ou Nat, on a toujours fait attention que les mecs s’expriment bien, que ce ne soit pas du langage parlé. Forcément, il y a une transcription de l’oral à l’écrit, mais le fond reste le même. »

Une fois l’entretien bouclé, le rédacteur en chef se charge du chapô. « Quand je le fais, c’est que le ou la journaliste auteur de son article ne m’en a pas fourni un » assure t-il. Et son chapô est au vitriol : « Qu’on accroche ou pas à leur style et aux éruptions parfois bien réacs, sexistes et homophobes qui ont pu polluer certaines interviews, dont la nôtre, Sexion d’Assaut est la sensation du moment. Le groupe parisien qui fait l’unanimité dans les médias petit-bourgeois (Le Monde, Inrocks, Canal +) squatte toutes les playlists de Skyrock à NRJ en passant par Voltage et vend des CDs par wagons. Fidèle à notre mission de service public de l’info hip-hop, nous ne pouvions couper à une présentation de ce phénomène médiatique composé de 8 MC’s, d’un DJ et d’un habile producteur (Dawala d’Intouchables). Du rap de droite, comme dit Akhenaton ». Lorsque ces lignes qu’il a écrites lui sont relues, Yann Cherruault les assume : « J’ai voulu montrer qu’on ne cautionnait pas ce qu’il y avait dans cet entretien-là. Faire comprendre que si on publiait l’interview, c’est qu’il ne faut pas non plus hésiter à mettre en avant les moments où les gens dévoilent le mauvais côté de leur visage ». Le rédacteur en chef d’International Hip-Hop se défend néanmoins de toute volonté de faire le buzz, ce dont Barack Adama l’accuse. Au rappeur qui dit avoir parlé avec son groupe « à un journal que personne ne connaissait et qui a tenté de faire un buzz pour se faire connaître », Yann Cherruault répond indirectement : « Jamais nous n’avons fait la publicité de cet entretien. Nous ne sommes pas une publication sensationnaliste, le chapô suffisait à donner notre position. » Pourtant, sur le site web de son magazine, la présentation du numéro 10 de la revue rappelle avec des mots parfois en lettres capitales que la « Sexion d’Assaut est LA sensation du moment », avant d’annoncer à la suite qu’ « avec son interview polémique, International Hip-Hop offre la face cachée du groupe ! » Confronté à ces mots, Yann Cherruault les justifient par l’exercice de la communication web. S’il reconnaît que le trait est un peu forcé, il assume par contre encore aujourd’hui la volonté de montrer la face cachée de la coqueluche des médias à ce moment-là. « À l’époque, ils sont un phénomène de société, eh bien le phénomène de société, si les gens creusent un peu plus, voilà ce que c’est derrière. Ce n’est pas le truc tout rose que te vendaient Le Monde, Libé, les chaînes télé et autres. » Durant les multiples entretiens qu’il nous a accordés, il soupirera néanmoins de dépit à plusieurs reprises : « On avait clairement pas conscience des épisodes qui allaient suivre. »

Un chapô qu’a posteriori, Nathalie n’acceptera plus lorsqu’elle se sentira lâchée par la profession et par son rédacteur en chef. « Une mise en exergue à deux balles façon tabloïd », voici l’un des qualificatifs dont elle a usé auprès de ses proches pour qualifier l’introduction de l’interview. Mais à cet instant, aucune colère, si ce n’est contre le groupe. L’entretien est bouclé, le numéro part sous presse, et il est distribué dans les kiosques au mois de juin 2010. À ce moment-là, pour Nathalie Sorlin, cette discussion pourrait devenir un mauvais souvenir qu’on laisse derrière soi. Elle a catalogué la Sexion d’Assaut dans son esprit, a perdu une journée avec son fils, et retourne à son quotidien de pigiste doublé de pilier d’International Hip-Hop. L’été commence, Nathalie se réjouit de partir à Marseille en vacances avec Keziah pour retrouver quelqu’un à qui elle tient, la page est tournée. Du moins tout le monde le croit.

On était là pour parler musique. Cette histoire-là n’avait pas lieu d’être, c’est tellement arrivé comme un cheveu sur la soupe. Et de mémoire c’est Cyanure qui m’a dit que chez Jive, cette histoire était un vrai traumatisme. S’il n’y avait pas eu tant de conséquences dramatiques pour Nat, je dirais aujourd’hui que c’est une histoire marrante. – Yann Cherruault

Un cas d’école journalistique Décryptage

Au sortir de l’interview, les impressions des uns et des autres sont totalement opposées. D’un côté, une journaliste écœurée qui ne veut pas publier l’interview. De l’autre, des rappeurs qui font état, certes d’une sortie du cadre professionnel, mais aussi d’une ambiance familiale, d’un débat qui a eu lieu surtout en off « entre nous, comme devant un grand du quartier ». Ils déclarent percevoir une bienveillance pédagogique chez Nathalie Sorlin, âgée d’une vingtaine d’années de plus qu’eux. « Elle a même dit texto vous avez de la chance d’être tombés sur moi. Un autre journaliste vous aurait lynchés. Elle était bienveillante, un peu comme une daronne, elle nous a expliqué pourquoi on ne pouvait pas dire ça », souligne Barack Adama. On est à des lieues de ce que la journaliste relate à son rédacteur en chef, son pote rappeur Muge Knight et ses anciens collègues. Résultat : la journaliste publie visiblement une interview faite à contrecœur, et le groupe se sent complètement « trahi », victime d’un « coup bas » fait pour le « buzz » quand ils la lisent. Trahis dans les deux sens du terme : trahis parce qu’un média rap n’est pas censé être celui par qui la mauvaise publicité arrive. Implicitement, leur réaction relaie l’idée que la presse spécialisée est supposée, si on voit les choses d’un œil valorisant, être « du côté » des rappeurs contre la stigmatisation et le mépris du genre qui a cours dans les médias généralistes. D’un point de vue moins flatteur, n’être qu’un support promo, point barre. Pas question de dire autre chose que c’est génial, et puis quoi encore. À noter que les travaux en sociologie du journalisme montrent que la porosité entre communication et journalisme est un trait récurrent de la presse magazine en général, pas seulement rap. Sur l’affaire pèse autant l’association de la presse rap au fanzinat que celle du journaliste relégué à l’auxiliaire de promotion. Ensuite, les artistes se sentent trahis comme on trahit dans une traduction, dans leurs propos, qu’ils découvriraient en juin en lisant l’interview avec stupéfaction. « On avait l’impression de lire un discours de nazi » dira Lefa dans une longue interview avec Olivier Cachin – que Nathalie et Yann n’apprécieront guère de la part d’un confrère. Barack Adama souligne que l’expression « déviance pas tolérable » n’a rien à voir avec leur manière de parler. C’est en effet la défense d’abord tenue dans le communiqué officiel de réponse à la polémique le 28 septembre, puis dans l’argumentaire de Maître Morel, l’avocat qui défendra Barack Adama contre les accusations de diffamation, suite à ses tweets de réaction à la polémique. Elle est au cœur d’un autre malentendu entre interviewés et journalistes : pour le rédacteur en chef d’International Hip-Hop, cette phase correspond à une reformulation de l’oral à l’écrit « histoire qu’ils ne passent pas pour des mongols ». Pour le groupe et leur avocat qui rédige le communiqué publié fin septembre en réaction à la polémique naissante, au contraire, ce ne sont pas des reformulations mais des déformations de propos qui leur donnent l’apparence d’un discours politique, construit, idéologique. Et donc, fatalement, les prive de la carte « erreur de jeunesse ».

Impossible de trancher sur le contenu des propos tenus à ce moment sans pouvoir écouter les bandes, ou au moins avoir accès à leur retranscription par des huissiers assermentés. Pour certains passages, c’est le cas. Mais malgré plusieurs demandes, l’accès au dossier pénal nous a été refusé. Nous ne disposons que des extraits les plus décisifs retranscrits dans la copie du jugement et de ceux utilisés dans le cadre de la défense du groupe. Emmanuel Vigier, le documentariste, récupère bien une cassette parmi des cartons d’archives de Nathalie dont la tranche porte l’étiquette Sexion d’Assaut mais il n’a pas pu la lire. Tout ce qu’il reste de cette rencontre sur bande analogique, ce sont des grésillements.

Le but n’est donc pas de trancher sur ce qui a été réellement dit. Encore moins de rejouer la polémique de septembre et de débattre des heures pour déterminer si l’ambiance était plus aux vannes bon enfant, volontairement provocatrices, ou à l’étalement d’un discours réactionnaire bien huilé. Ce qui peut être étayé par contre, c’est la manière dont les acteurs de l’histoire ont ressenti et justifient a posteriori ces interactions. Et cet écart est riche d’enseignements concernant les relations entre rap et presse à l’orée des années 2010.

Deux interprétations s’opposent : une “culturaliste”, cadrant le comportement du groupe en fonction de motifs identitaires : leur discours est particularisé parce qu’ils seraient “jeunes”, de “banlieue” (ce qui est, en plus, factuellement faux, la Sexion est un groupe parisien) et musulmans (comme le suggèrent les développements qui suivent sur le thème de la religion dans l’interview) face à une femme, plus âgée, au look “rock” (affichant piercings, tatouages, et l’athéisme qui irait avec). Cette première interprétation sera particulièrement reprise par la presse généraliste, comme le montre cet article, mais aussi par le groupe lui-même quand il s’agira de se défendre. Tout se passe comme si l’affaire, une fois formulée dans les termes de la presse généraliste, conduisait les rappeurs eux-mêmes à se particulariser.

L’autre interprétation, plus rare, est particulièrement intéressante parce qu’elle refuse ce cadrage. Au contraire, elle revendique un second degré et un esprit de vannerie universel, s’opérant sans distinction de sexe, de classe, d’appartenance ethno-raciale ou religieuse : « on insultait des mères, on insultait des pères, on insultait tout le monde en fait. On clashait, on se moquait de tout et n’importe quoi… » défend Barack Adama. Cet écart est particulièrement significatif, et ces propos sont beaucoup moins anodins qu’ils en ont l’air. Historiquement, le rap a très souvent été ramené aux rôles sociaux stéréotypés et supposés de ceux qui le font, au premier degré, et au passage, ses propriétés esthétiques et son humour niés. « Si je rappe que je découpe des membres, on envoie les flics vérifier chez moi », résume avec la savoureuse ironie qui la caractérise, Casey. Or, de l’humour, Nathalie ne semble pas en manquer, si on en croit ce que racontent ses proches, et ce que confirme l’analyse de son style d’écriture. Le problème, c’est que les propos dont il est question n’ont pas été tenus dans un freestyle, mais en interview. Nathalie ne pose aucune question sur les paroles homophobes du groupe dans les précédentes mixtapes – pas plus que la maison de disque qui le signe par ailleurs – et dont Têtu proposera un florilège après l’explosion de la polémique. Mais même hors des chansons et dans une interview, il y a plusieurs nuances, plusieurs degrés. Des discours politiques construits ne sont pas des propos tenus comme au bistrot du coin, ou « devant un grand du quartier », différents d’un jour à l’autre, souvent incohérents. On est loin d’une réflexion primaire où le rôle du journaliste intègre se borne à récolter une parole derrière un magnéto. Tout intervieweur confronté à une parole extérieure a une responsabilité éditoriale.

Et c’est en cela que cet article constitue un cas d’école journalistique. Le groupe et sa défense accusent la journaliste et sa publication de donner aux propos un sérieux et une idéologie absents des déclarations tenues à l’oral. Les journalistes eux, opposent la contrainte de reformulation propre au passage de l’entretien oral à l’article écrit. Déformation idéologique ou réduction requise par l’exercice même de la presse ? La limite de signes, particulièrement sur un format imprimé, l’exigence de “donner envie de lire” impliquent d’adopter un style condensé, accrocheur. Mais d’un autre côté, les propos sont toujours publiés dans un contexte socio-historique, politique, le papier les fixe, leur donne une pesanteur qu’ils n’ont pas quand ils traversent les lèvres de ceux qui les tiennent. Est-ce ce qui explique, aussi, le malaise de Nathalie Sorlin, qui, contrainte ou convaincue de rendre l’interview, affirme fin 2012 avoir à cœur de ne pas orienter sa retranscription vers une lecture islamophobe ? Dans la France des années 2010, lier l’homophobie à de jeunes hommes musulmans pour la plupart n’est pas anodin. Ce lien peut faire jubiler une certaine frange de la sphère politique, et exonérer la population majoritaire au sens sociologique (blanche, présumée chrétienne) de toute homophobie en la reléguant aux “autres”, à la population minoritaire. C’est certain. N’importe quel journaliste qui parle publiquement de rap le sait. Et en attendant, il faut bien dire ce qui a été dit. Le choix le plus fréquent de la presse rap, il y a dix ans comme aujourd’hui, est de taire les sujets qui fâchent, pour de bonnes comme – plus souvent – de mauvaises raisons. Or, bien parler de rap, dit la déontologie journalistique, c’est en parler sans mépris ni complaisance; c’est-à-dire comme n’importe quoi d’autre.

Outre le malaise provoqué par l’interaction, se pose celui d’une retranscription juste.

Exemple pratique. Dans l’interview publiée, on lit :

« Mais on nous a fait beaucoup de réflexions et on s’est dit qu’il était mieux de ne plus trop en parler parce que ça pouvait nous porter préjudice. Pareil pour les autres religions, on ne les attaque pas parce qu’on respecte quand même un minimum les autres et qu’on ne peut pas les forcer à être dans le vrai et musulmans comme nous ».

Et dans la retranscription des bandes validées par un huissier de justice assermenté, Lefa dit:

« Sur les religions aussi tu vois on n’attaque pas les autres religions tout ça parce que voilà, on respecte quand même un minimum, chacun croit comme il croit, tu vois, on peut pas forcer quelqu’un à croire comme nous donc voilà. »

Le ton et le fond ne sont pas exactement les mêmes d’un extrait à l’autre, et cela ne tient pas qu’à la suppression des « tu vois ». Ce genre d’écarts manifestes explique en partie l’impression de double trahison évoquée plus haut. Dans ce mail de 2013 adressé à ses proches et anciens collègues, Nathalie accuse son rédacteur en chef d’avoir tiré la retranscription de l’interview dans un sens qui ne lui va pas : « Yann Cherruault (…) en profite pour changer trois ou quatre mots de son cru (bien axés islamophobe ce qui n’était pas du tout mon propos) au passage et pour mettre en exergue les passages les plus choc ». En l’état actuel, nous ne savons pas si des mots ont été changés dans la retranscription. Contrairement à la journaliste, Yann Cherruault a toujours affirmé que le corps de l’interview avait été rédigé par Nathalie, et que lui s’était chargé uniquement du chapô. Ce dernier, on l’a vu, défend ce choix éditorial au nom de la nécessité de secouer les médias mainstream au sujet des rappeurs qu’ils encensent contre le reste du rap. Mais il s’agit bien d’une décision de type éditorial. Qui a donc ses implications, y compris politiques. Encore une fois, une interview juste n’est jamais affaire de retranscription mot à mot.

L’interprétation de ce qui a été dit, comme de la perception qu’en ont les différents acteurs à la suite des événements, semble se sceller dans cet enjeu : trancher d’une part entre le second degré inconséquent ou la politisation. « Jeunes et cons » ou producteurs de discours « nauséabonds », comme l’écrit le rédacteur en chef dans l’édito en exergue de l’interview. Fait rare, c’est la carte jeune et con qui s’avère la seule à peu près convenable. C’est pourquoi les proches du groupe insistent autant pour changer les rappeurs en enfants. L’affaire date certes de dix ans. Mais la mémoire approximative des interlocuteurs en dit long: « ils avaient 19 ans », dira Vincent Boivin, chef de projet de l’époque, dans les rares réponses qu’il finit par accepter, à contrecœur, de donner à nos sollicitations. En réalité, Barack Adama avait 24 ans, Lefa et JR O Crom 25, Gims 24, Black M. et Maska 26, Doomams 27. Dans les mêmes discours, ils peuvent être décrits comme « jeunes et cons » et « pères de famille ». Cependant, l’erreur, dite en passant, signifie qu’ils sont perçus et/ou doivent être perçus comme tels. Avec ce que ça implique: ils sont irresponsables, à protéger, naïfs, peu expérimentés, susceptibles de changer… De l’autre côté de l’interprétation, le discours est présenté comme le fruit d’une réflexion construite, cohérente, politisée. Et qui serait d’autant plus vraie qu’elle serait ancrée dans l’identité sociale des rappeurs qui ont tenu ces propos. Dans les mois qui suivront, ceux-ci n’auront de cesse que de désamorcer cette idée, avec une ostentation jamais vue dans l’industrie du disque.  Bref : ces quelques dizaines de minutes d’interview condensent une foule d’interrogations propres à la couverture journalistique du rap en France.


Pour lire la suite de cet article, rendez-vous ici.


Pour consulter en bonne résolution des extraits de certains des articles de Nathalie Sorlin présentés ou évoqués dans cet article :

Pour écouter le documentaire 9h20 : Divorce, consacré à la vie de Nathalie Sorlin, rendez-vous chez Radio Grenouille.

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  • Serge SIMON,

    Article passionnant, et qui pose beaucoup plus de questions que le pitch ne le laissait initialement présager, je cours lire la 2e partie…