Nos 25 morceaux du premier semestre 2018
Rap francophone

Nos 25 morceaux du premier semestre 2018

Qu’a été le rap français en ce premier semestre 2018 ? Une playlist à trois-cent soixante degrés. La preuve en vingt-cinq titres sélectionnés par la rédaction.

Isha – « Au Grand jamais »

L’auteur américain de comics Scott McCloud décrivait la bande dessinée comme l’art invisible, ce maniement de l’ellipse entre deux cases qui laisse au lecteur imaginer l’enchaînement narratif. La musique d’Isha fonctionne ainsi, une porte entrouverte, une succession de demi-aveux et moitiés de confession. Dans « Au grand jamais », le flow espacé du Bruxellois, coupant des phrases en deux, renforce cette impression. Il évoque la violence bête et gratuite qui a parsemé ses jeunes années, l’écart culturel que cela a créé avec ses aïeux, les déchirements moraux que cela a enraciné en lui (“La maladie, c’est dans la tête… mon cœur est coupé en lamelles”), sans jamais lier ses sentiments à un récit détaillé. “On va revenir en Ferrari… dès qu’j’ai changé l’eau en vin”, ironise-t-il, comme pour évacuer ses fantasmes du passé, avant de rassurer sa mère, sans que ses troubles soient totalement dissipés (“J’ai l’air heureux quand je monte sur scène… c’est grâce aux antidépresseurs”). Un sourire en coin, mais la larme à l’œil, Isha chante plus que “la poésie des grands boulevards” : il en devient la voix la plus intime. – Raphaël

Kalash Criminel – « Roi des sauvages »

Flow de va-t-en guerre et élocution de grand général, Kalash Criminel propose encore trois minutes de violence, orale et verbale. Il y a quelque chose d’épuisant à écouter le Sevranais, comme une forme de fatigue par procuration, due à l’intensité de son interprétation, a priori repoussante. Mais -c’est vrai sur ce titre comme sur ses précédentes sorties- ce que dit Kalash Criminel justifie la façon dont il le dit. Comme pouvait le faire Escobar Macson avant lui, le rappeur propose une musique vengeresque et jubilatoire, qui si elle n’est pas engagée à proprement parler, porte en elle quelque chose de politique, profondément liée à l’histoire africaine. Ici la phrase « On vous rendra Chateau-Rouge et Matonge quand vous rendrez les diamants du Congo », faisant écho à l’échange Barbès / Marrakech que proposait Nessbeal, est le coeur du morceau, et synthétise à merveille le propos général du rappeur cagoulé. Autant dire que Sa Majesté sauvage n’est pas diplomate. – B2

Veence Hanao & Le Motel – « Mélusine »

“Je tombe amoureux, j’crois.”  Difficile à croire, mais Veence Hanao, adepte des romances torturées, a bel et bien décidé de changer de cap sur son dernier disque en célébrant l’insouciance de l’amour naissant. Accompagné de quelques notes discrètes de piano signées Le Motel, le trentenaire belge célèbre son retour à la musique (après plusieurs années de pause causées par des problèmes d’acouphènes) en affinant toujours plus son écriture. Sur “Mélusine”, Hanao déballe ainsi toutes ses hésitations mêlées aux frissons des débuts d’une rencontre amoureuse à travers des détails qui sonnent juste : du poker menteur des débuts de relation à la peur de l’imaginer avec un(e) autre, “Mélusine” se présente finalement comme une belle déclaration d’amour aux histoires où tout démarre (presque) pour le mieux. Dans un monde où la tristesse sentimentale règne en musique, ce “Mélusine” là n’est finalement pas si habituel. Et c’est bien toute sa force. – Brice

Green Money – « Héraclès » feat. Nala

Il y a des rappeurs bons parce qu’ils s’imposent, prennent tout l’espace, d’autres parce qu’ils savent en laisser. Tous les feats, aussi contrastés soient-ils (ils composent presque la moitié de l’album), sont réussis sur Gnosis, et c’est grâce à la force tranquille qui caractérise Green. Encore plus sur cet opus, qui mêle ésotérisme existentiel et réalisme de la vie de quartier, vie qu’il a toujours mise en musique de manière plus originale que (presque) toute la banlieue parisienne réunie : « Ils parlent du ghetto avec rage moi j’en parle avec force ». Parmi ces feats, ceux avec Nala, déjà parfait sur CDC V. Sur un sample de « The Moon and the Sky » de Sade – repris pour le joli titre « Slalom » de Lasco – Green choisit le nom grec d’Hercule, demi-dieu trop humain empoisonné par sa femme, pour parler pudiquement d’une recherche de paix intérieure dans un monde « violent, agressif ». La montée vers les aigus sous auto-tune n’est jamais gênante, elle bouleverse. « Héraclès », comme « Patience », « Invincible », « Ici c’est Paris », raconte derrière la tristesse et la noirceur, l’espoir. La sagesse nécessaire pour vivre et mourir les yeux ouverts. – Manue

Sofiane – « Madame Courage » feat. Soolking

De par leur égotrip virulent, les morceaux de Sofiane cognent directement en pleine tête. « Madame Courage » est différent, il prend aux tripes, touche la corde la plus sensible et dénote au milieu du dernier album Affranchis de l’artiste du Blanc-Mesnil. Du nom d’une drogue tristement célèbre en Algérie depuis son utilisation par l’armée durant la « sale guerre », « Madame courage » fait perdre toute notion de réalité chez son consommateur, lui conférant force et désinhibition, avant de le laisser sans souvenirs. « Des flammes sur mon chemin, mes yeux cachent un cimetière. Oublier hier pour enterrer demain ». La réalité décrite par Sofiane et Soolking à la première personne est celle d’une jeunesse sans repères : un passé douloureux, un présent dévastateur et un futur imaginaire. Comme dans ce morceau de Cheb Hasni sur lequel le chanteur évoquait une Algérie prise de grondements un an avant sa mort, « Madame courage » nous plonge dans le profond dilemme « combattre/abandonner ». L’atmosphère écrasante de l’instru et le flow agressif de Sofiane se mêlent au violon mélancolique et à la voix tremblante de Soolking pour offrir un morceau poignant. – Ouafa

E.One – « Nuit noire »

E.One emmène régulièrement « marcher au bord de l’inadmissible » celui qui écoute son rap. Auteur d’un fantastique album sorti l’an dernier, le rappeur de Première Ligne plonge dans la noirceur des villes et du monde moderne, celui avide de contrôle et d’une sécurité dont les habits rassurants cachent de plus en plus les abîmes d’un ennui mortifère et dangereux. Sa force, cinglante et déterminée, réside dans cette faculté à sublimer le contexte actuel à travers des errances personnelles. Ne disait-il pas en interview l’an dernier qu’avoir un personnage n’est pas une protection mais une projection ? Alors en mariant poésie et réalité frontale, sens de l’observation et rêves habités, personnification provocatrice et proximité avec le monde, E.One livre encore une fois une missive aux allures d’autoportrait. Sauf qu’ici le miroir est à trois-cent-soixante degrés. La panoptique est prise de vertiges, et les cailloux semés sur la route finissent sur des pares-brises et des uniformes bleus. La vérité autant que les innocences perdues sont souvent au bout du lance-pierre. – zo.

Infinit – « Tout le faire gang »

Nike a convié toute une génération à juste le faire. Infinit’ va plus loin : il invite ses zins à tout le faire. Son « Tout le faire gang » poursuit la dynamique entamée par certains titres nerveux de NSMLM, sorti mi-2017. Dojo the Plug livre un instru où deux pianos, l’un affolé, l’autre menaçant, se tirent la bourre, permettant à Infinit’ d’alterner entre flow à bout d’souffle et diction espacée. Son écriture y est aussi remarquablement incisive : les rêves de luxe côtoient la terrasse des prolos en un passage express d’une mesure à l’autre, et les images explicites succèdent aux traits d’esprit (« Personne me dit quoi rapper : j’écris c’que j’veux comme le correcteur »). La répétition du « moult » au refrain fait même oublier le flagrant délit de contradiction sur l’usage du mot en « p » commis par Infinit’. Il s’en tire avec une de ses pirouettes verbales : « les condés peuvent pas m’attraper, j’leur glisse entre les mains, c’est mon côté beurre ». Le baratin du baratte. – Raphaël

La Hyène – « Rouge »

Sa musique n’a rien d’innovant mais elle dure. Synthés oppressants et interprétation agressive : la Hyène est dans le message, pas dans l’ambiance. Thugz incarne en 2018 la banlieue parisienne politisée, énervée, mélange de maturité et de colère. Celle qui dans les années 2000 écrivait ses titres avec des « k », des « z » et du verlan. La qualité de l’écriture, excellente quand elle est politique, fait oublier la cinquantième punchline reloue sur la coiffure des rappeurs ou leur féminisation. La Hyène fait partie de ces artistes, avant Niro, qui suintent la fierté des gueules cassées, ni bodybuildés ni pris dans le starsystem auquel ils préfèrent largement leur famille. À la fin de la mixtape, on adhérerait presque : lui-seul représenterait l’essence du « vrai » rap, la testostérone trentenaire en gage d’authenticité. À l’inverse de ce stéréotype (musicalement plaisant), « Rouge » – mais aussi l’introspectif « Regrets » – révèle l’étendue de son talent : un plaidoyer antiraciste mélancolique, fondé sur un symbolisme des couleurs. La Hyène regarde les siens comme il regarde le rap, avec fierté mais intransigeance. – Manue

Némir – « Saiyan »

« La seule fois où je suis sûre de moi c’est quand j’hésite », avance Nemir dans le morceau « Sablier » issu de son dernier projet Hors-série. Il est évident que l’artiste de Perpignan n’a clairement pas la même notion du temps que nous autres. Six ans sans donner signe de vie quand certains sortent deux projets par an. Un retour avec un EP cinq titres quand d’autres envoient de trop longs albums. Les deux minutes onze du titre « Saiyan » sont un savant mélange entre désinvolture artistique et tiraillement personnel, le tout accompagné d’un refrain auto-tuné qui peut laisser perplexes les fans de la première heure. Nemir est clairement un ovni musical qui aime brouiller les pistes, laissant planer dans ce morceau une possibilité d’un troisième ou d’un quatrième album… – Ouafa

Sameer Ahmad – « Sitting Bull »

Il est des accents plus chantants que d’autres, comme il est des images plus parlantes que d’autres. Sameer Ahmad traîne ses notes de Camargue sur la mélodie d’une composition conçue des six mains de Pumashan, LK de L’Hôtel Moscou et Skeez’up. En naît une fresque tribale, où des chevaux renaissent dans une fumée verte, où les pleurs d’enfants se reflètent dans les sourires d’adultes… Ahmad donne tant à penser, parce qu’il n’ordonne rien à penser. Tout n’est que suggestion, chacun lira ce qu’il lira dans ce livre. L’auteur a proposé des pistes à l’Abcdr, mais les chemins les plus beaux sont rarement fléchés, et si un homme seul peut écrire un texte, celui-ci ne devient poésie qu’après avoir touché les âmes. Ce « Sitting Bull » fait tranquillement sa route vers les coeurs, charmant poème qu’il devient alors. C’est une pierre précieuse, pas encore polie mais déjà brillante. – B2

Damso – « William »

Trois albums solo plus tard, il reste toujours aussi difficile pour le public de cerner exactement qui est Damso. Sur Lithopédion pourtant, le rappeur belge livre une minute trente de vérité : débarrassé de ses différentes couches d’armures (propos salaces, punchlines dérangeantes), l’homme s’offre à nous en tant que “William” – son vrai prénom – et non Damso, afin de laisser transparaître toutes ses angoisses. Celle de la paternité, du mal qu’il peut faire à la mère de son enfant, de la solitude et des doutes. Une anomalie dans la jeune carrière de Damso que l’on avait aperçue sur “Amnésie”, autre titre alarmant de sincérité, et qui permet une nouvelle fois de rappeler d’où provient la fascination du public pour sa musique. Brut et honnête à la fois, William Kalubi prend la musique comme un exutoire, et y expulse toutes les angoisses qui le rongent – des plus superficielles aux plus profondes – pour les exposer au monde qui, dans le creux de son oreille d’auditeur, se reconnaît lui aussi dans ces peurs universelles. Derrière la vulgarité des punchlines, une vérité se cache dans la musique de Damso. L’introspection honnête de “William” n’est finalement là que pour nous le rappeler. – Brice

Zippo – « La Mer monte »

Un verre d’alcool posé sur le comptoir. Quelques glaçons aux allures d’iceberg. Énormes, de la taille de la solitude que tu ressens installé devant ce whisky. Et la marée de l’alcool est lancinante, comme cette douleur sourde que ton levé de coude hurle en silence. Mais ce soir, ce sera différent. Un individu du sexe opposé s’approche de toi. C’est décidé, aujourd’hui, toi aussi tu auras le droit de combler ce vide qui t’habite depuis trop longtemps. Ton isolement va enfin connaître sa fonte des glaces. Alors la glace tu la brises. Les verres passent, et les yeux vitreux, tu crois voir se former devant toi le mot « rencontre ». Il est désormais question de passer la porte du bar ensemble, puis de rentrer timidement pour « faire l’amour comme on prend un Dafalgan ». Pendant que tu baises avec ta dernière gueule de bois de célibataire, un enfant naît quelque part. Au même instant tu te dis « enfin à deux ». Puis le temps que cette pensée te traverse, un autre enfant est né. Et maintenant que tu tombes amoureux, un autre naît encore. Et encore un autre maintenant, et maintenant, et maintenant. Cette fois c’est le tien. Vous n’êtes plus deux mais trois et pendant que ton enfant crie, tu entends désormais tous ces nouveau-nés pleurer. Le tien, les autres, ceux d’avant, ceux d’après, et même ceux qui sont encore en train de naître. Tous ensemble, ils pleurent dans cet autotune lancinant à travers lequel Zippo chante une marée humaine. À son écoute, la Planète Bleue ne berce plus sa descendance, elle boit la tasse. Le berceau des fils de l’homme voit la neige qui fond et l’eau qui monte. Quand les hommes deviennent plus nombreux que les étoiles, c’est qu’ils s’apprêtent à rejoindre le ciel. Puis la solitude reviendra. Et tout recommencera. Seul. – zo.

Ikaz Boi – « Pyramid Tokyo » feat. Ateyaba

La clé de bras du premier semestre est attribuée à Ikaz Boi. Depuis la gifle Triple S, projet commun avec le groupe 13 Block, le producteur français se niche petit à petit dans une case très sélecte. Capable de transformer les goûts du grand public, voire même de polir des joyaux bruts, le natif de La Roche-sur-Yon est en train de prendre la main sur nos playlists. Pour prolonger l’idée, une nouvelle mixtape, Brutal, et des choses à dire à l’image du titre “Pyramid Tokyo”. Intercalé en plein milieu du projet, tout comme “Mood – Interlude” sur Triple S, Ikaz Boi confirme sa volonté de tout orchestrer dans sa musique. Contrôler la manière de faire résonner chaque élément entre eux. Maîtriser le récit avec un séquençage précis. Ou encore anticiper les acteurs potentiels pour matérialiser ses idées un cran au-dessus. Et cette collaboration avec le rappeur Joke est belle. L’un a donné à l’autre son premier tube, “On est sur les nerfs”. L’autre, aujourd’hui disparu des radars, bénéficie de la surexposition de son ami, et en profite pour laisser de bonnes sensations, peut-être l’illusion d’un retour possible. – ShawnPucc

C.Sen – « Entière »

« Tu m’as mis en face de mes contradictions. Merci mais je les aime, j’en ferai deux trois dictons ». Séduction, rupture, bonheur d’un soir et réveils libres, la Femme habite l’œuvre du C.Sen. Mais il aura fallu « Entière » pour que le rappeur de feu 75018 Beat Street arrive enfin à parler d’Amour explicitement, avec un grand A. Ce grand A qui clignote comme un gyrophare rouge pour indiquer que cette passion brûlante peut dévorer de l’intérieur, cet amour qui passe du feu de joie à l’immolation du cœur, qui oblige à être un phœnix qui renaît de ses cendres quand il se termine. Porté comme jamais par sa capacité à associer les idées et à pousser les métaphores et comparaisons jusqu’au bout des lèvres charnues de sa partenaire, l’auteur de Vertiges titube avec classe et lucidité. Et par de redoutables associations de contraires, ressuscite la sagesse populaire tout en arrivant à remettre les histoires de cœur emberlificotées à l’endroit. Pas mal pour un mec qui chantait sur son précédent disque : « Je suis à l’envers ». – zo.

Tengo John – « Printemps »

De son propre aveu, Tengo John est atteint de synesthésie : ses sensations, notamment auditives, sont liées à des couleurs. Les teintes explosent sur sa mixtape éclectique Multicolore, mais vont dans le même sens, comme la réfraction d’un arc-en-ciel. « Printemps », par exemple, déroule une production rose pastel, dont le rendu quasi-acoustique rappelle certains territoires explorés par Oxmo Puccino post Lipopette Bar. Malgré son titre, c’est pourtant une mélancolie automnale qui se dégage du titre, où les souvenirs de Tengo sont balayés comme des feuilles mortes. Son débit limpide, régulier, appuie les histoires douces-amères racontées de sa voix monocorde et profonde. La référence au Château ambulant de Miyazaki n’est pas anodine : il y a dans ce titre de Tengo un soupçon de rêverie en plein jour, les yeux derrière une fenêtre. – Raphaël

Marwa Loud – « Qu’est-ce que t’as »

5 mai 2018 : Sofiane organise avec une flopée de rappeurs du 93 un concert à Aubervilliers pour envoyer 150 jeunes à la Coupe du Monde. En première partie, des artistes d’Auber, dont une ado flamboyante qui reprend devant toute la salle le refrain de « Qu’est-ce que t’as », nécessitant quand même une sacrée voix. Elle n’a peur de rien, s’amuse, c’est contagieux. Et fait réaliser à quel point Marwa Loud, à force de chanter de toutes ses forces dans le noir par timidité, est une bouffée d’air pour ces filles « toute petites mais [qui vont] casser toutes les portes ». La prod signée Double X, comme les meilleurs morceaux de Loud (« Billet » en tête), a quelque chose du tube de Shakira et Maluma, « Trap », reprenant sur du chant la formule douceur de l’instrument mélodique/puissance du beat. Marwa compense son écriture simpliste par l’alternance maîtrisée entre rap chantonné et chant tout court. Et démontre qu’elle peut susciter une vraie émotion sans trop se prendre la tête. – Manue

Dinos – « Quelqu’un de mieux »

Imany, premier album de Dinos, est bardé d’interrogations morales, spirituelles et personnelles. Placé en son centre, « Quelqu’un de mieux » est un titre pivot. Dinos y évoque encore les souvenirs d’enfance décrits dans « Hiver 2004 », mais les met ici en perspective d’une maxime de Joe Lucazz. Mélodie méditative qui flotte sur un groove tribal proche du « Grindin' » de Clipse, la production de BBP donne l’impression que Jules a suspendu le temps pour contempler la balance de la moralité comme Hamlet l’existence devant le crâne de Yorick. « C’est quoi l’plus lourd entre un kilo d’péchés et un kilo de bonnes actions ? », se demande-t-il, conscient de ses propres travers. « Le mieux est le mortel ennemi du bien », aurait dit Montesquieu. Dinos fait bien de « ne pas croire aux proverbes » en préférant être quelqu’un de mieux à quelqu’un de bien. Plutôt que LA vérité, Dinos cherche sa vérité. Un constat qui tient aussi à un album probablement imparfait, mais jamais impersonnel. – Raphaël

S.Pri Noir – « Nymeria »

Le premier album de S.Pri Noir est arrivé, trois ans après son dernier projet et de nombreuses collaborations, c’est dire qu’il était très attendu. Masque Blanc s‘ouvre sur l’un des morceaux les plus « rap » des vingt-deux qui le composent, « Nymeria ». Flow rapide, enchaînements de punchlines, références sociales et volonté de rappeler la distance parcourue depuis petit, le rappeur frappe fort pour montrer qu’il a les crocs qui raillent le béton. Si ce titre marque les esprits, c’est justement parce qu’S.Pri Noir ne nous a pas habitués à autant de dynamisme. Et pour cause, l’artiste a pris le contre-pied de changer sa méthode de travail : lui qui écrit généralement ses morceaux avant de les poser, il a fait le choix de partir de cette prod de Biggie Joe pour poser un yaourt qu’il est ensuite venu remplir de lyrics. Réussi. Le morceau nous laisse en haleine et nous promet un album percutant. Dommage que tous les moments de Masque Blanc n’aient pas autant de consistance. – Ouafa

Remy – « Lebara »

Purement rue, autant terre-à-terre que ter-ter, rendant hommage à sa mère, affectionnant les pianos mélancoliques voire tragiques comme celui de « Lebara », Remy empile les clichés du rap du début des années 2000. Mais il y a un « mais ». Les placements de Remy sont beaucoup moins linéaires qu’ils semblent l’être ou que ce que proposaient ses aînés. « Lebara » en est la preuve. Un chant décomplexé (qui aurait osé crier dix fois de suite « Maman » sur Sang d’Encre ou Neochrome ?) et franchement pas si faux que ça. Des adlibs et backs hyper percutants. Des changements rythmiques dans l’écriture alternant les phases binaires faites pour tomber sur la caisse claire et les triolets découpés pour la trap. Une interprétation en forme de corps-à-corps avec le texte et l’instrumental. Alors oui, « Lebara », que son auteur considère d’ailleurs comme le titre « un peu plus bas que les autres » sur son album, manie tous les codes du rap au ras du sol et triste, pour ne pas dire tragique. Mais c’est avant tout une formidable passerelle entre deux époques du rap, avec pour fil directeur l’authenticité et l’envie de bouffer le quotidien tout cru. En ça, Rémy est un marqueur temporel de deux époques, un pied dans le passé, un autre dans l’instant. Entre le polaroïd et snapchat. Comme quoi les évolutions techniques n’empêchent pas toujours les premières intentions de rester. – zo.

N’Dirty Deh – « La street en solitaire »

« La street en solitaire » est issu de la mixtape du même nom sortie ce semestre par N’Dirty Deh, dont le nom apparaissait sur le titre « Athena » de PNL. Sur ce titre, comme sur l’essentiel de son disque, le rappeur laisse ses doutes s’exprimer. N’Dirty Deh développe sa philosophie de vie à partir de sa propre histoire, apparemment faite de trahisons, de suspicions et de solitude. La confiance en l’autre est totalement absente, comme sont absents les amis perdus. Au delà d’un rap sombre donnant à voir la vie de rue, sur le modèle désormais classique du « spleen de la bicrave », c’est une musique du questionnement que propose N’Dirty Deh. La foi ? L’argent ? La famille ? La rue ? Ces thèmes sont évoqués par l’interrogative : comment compose-t-on avec tout cela, quand on est seul parmi tous ?- B2

YL – « Vai Nova » feat. Soolking

Conseil à un jeune rappeur en 2018 : faire un feat avec Soolking. La voix la plus originale du groupe algerois Africa Jungle a définitivement enrichi ce semestre de rap français d’une couleur musicale neuve. Refrains réussis à coup sûr, intonations déchirantes inspirées du raï et de la chanson kabyle, Soolking garantit la fraîcheur à toutes ses collaborations. Il suffit d’y ajouter le talent d’écriture et d’interprétation d’un jeune comme YL et naît un morceau, plus que beau, important. A l’heure de l’afro-trap, ils reprennent de la plus célèbre berceuse kabyle au monde la guitare et le thème du père. YL et Soolking ont d’ailleurs avec Idir ce point commun : le respect de la tradition et de la modernité. Le rap redonne toute sa puissance à la douceur nostalgique de « A vava inouva », le clip fait tomber la neige des montagnes algériennes sur deux de ses enfants, postés songeurs sur le banc d’une ville française – Paris, Marseille ? Et il suffit de jeter un œil aux commentaires YouTube pour saisir la force symbolique d’un tel geste. – Manue

Flynt – « Joga Bonito »

Loin de lui l’idée de surfer sur la vague de la Coupe du Monde pour faire le buzz, Flynt rappait déjà « comme sur un playground » dix ans en arrière. C’est au concert de JP Manova en février que le public présent avait pu découvrir le morceau du rappeur parisien ainsi qu’un extrait d’un second. Et le plus pro des amateurs dont chaque apparition est attendue a su se faire remarquer. La prod est moderne, le clip est épuré, le jeu est franc. Dans « Joga Bonito », Flynt jongle entre l’évocation de ses victoires sur le terrain, son penchant pour les valeurs originelles du hip-hop et les tacles ciblés à la gorge du « rap jeu ». « Je n’arrête pas les carrières je les inspire » : Flynt n’a peut-être pas le palmarès du score mais a su créer une façon de jouer identifiable et respectable avec sa technique lyricale et ses images fortes. Avec une moyenne de cinq ans entre chaque album, Flynt démontre qu’il a trouvé la bonne tactique pour perdurer sans s’user. – Ouafa

Haroun – « Freestyle part. 3 »

Le plus jeune MC de la Scred a beau être rare, chacun de ses nouveaux titres révèle qu’il est un redoutable bosseur. Pour Haroun, l’indépendance est tout sauf une excuse. Au contraire, elle est synonyme d’intransigeance. Avec lui-même, avec le rap, avec les autres. Alors en cent-vingt secondes, celui qui confiait à ReapHit avoir redouté « finir par fermer le square Léon » signe à la fois une profession de foi et un manifeste. Ceux d’un idéaliste un peu ermite mais terriblement humain, solitaire mais porté sur la force collective, loyal à ses principes, qu’ils soient musicaux ou de vie. Jamais ennuyants, toujours redoutablement techniques, les boucles d’Haroun et son flow aux allures de mouvements de chanbara sont tels des apparitions de cavaliers en plein désert. Personne ne sait d’où il vient, ni où il va, mais tout dans son allure et son regard indique que lui sait. Et surtout qu’apparaître ici et maintenant a un sens. « On sait d’où on vient, où on va et pourquoi on le fait », ne jamais oublier ces mots d’Ahmed Koma lorsqu’on écoute Haroun. – zo.

404Billy – « 404 »

« Dans mon monde, plus de couleurs, le noir est l’nouveau orange ». Il y a quelque chose qui tient du daltonisme misanthrope chez 404Billy : aucun être humain ne trouve grâce à ses yeux, qu’importe sa couleur. Une monochromie qu’on retrouve aussi bien dans ses clips que dans Hostile, proto-album de dix titres. « 404 » ouvre le bal funeste, avec un sens de la formule grinçant (« Refais une blague raciste, ton cul sera noir de monde ») et une arrogance dissimulant mal des blessures d’enfance. L’ambiance mortuaire de l’instru signé Chrysleur renvoie à une version ralentie de celles du 45 Scientific époque Mauvais Œil ou Temps Mort, donnant l’impression d’une obscurité orageuse en pleine journée, dont les seuls éclats de lumière sont livrés par un coup de foudre (« L’amour rend pas aveugle, la mère de mes gosses m’a rendu la vue »). – Raphaël

Lorenzo – Bizarre feat. Vald

Au moment où ces lignes sont écrites, “Bizarre” de Lorenzo et Vald s’affiche à la première place du classement des vidéos les plus regardées sur YouTube France. Une nouvelle qui aurait évidemment de quoi faire grincer des dents, mais qui mérite qu’on la remette dans son contexte : en 2018, le rap est un objet culturel prêt à toucher toutes les couches de la population, peu importe leur âge, leurs origines ou leurs références culturelles. Comme tout produit à succès, le rap français se dilue ainsi un peu partout où il passe pour métamorphoser des genres (la chanson française) tout en devenant lui-même l’objet d’intérêt de plateformes qui ne l’observaient que du coin de l’oeil (les médias généralistes et les YouTubeurs). Dire de Lorenzo qu’il est un opportuniste serait pourtant mentir : proche du collectif Columbine, le Rennais semble avoir lui-même baigné dans les codes de cette musique, son pastiche étant dans la forme plutôt bien réalisé. Dans le fond, c’est pourtant autre chose que “Bizarre” raconte : scandé en compagnie d’un Vald en pilotage automatique, le morceau célèbre l’anomalie apparente des succès populaires de Vald et Lorenzo, personnages adeptes du second degré, tendance classe moyenne, et à rebours des codes présupposés du rap français. Un “soulèvement des ienclis” comme ironise souvent Vald sur ses réseaux sociaux que symbolise “Bizarre”, et qui permet aussi de souligner la nouvelle place du rap en France : celle d’un genre musical concernant aujourd’hui tout le monde. Pour le meilleur comme pour le pire. – Brice


 

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1 commentaire

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  • samion Assani,

    L’album de Damso devrait y figurer entièrement pas que William. Certains des morceaux n ont rien à faire dans cette liste