Kendrick Lamar dans le texte
Interview

Kendrick Lamar dans le texte

Vingt minutes, dix bouts de papier et une question (« Do you like games ? »): c’était l’équation à laquelle nous avons soumis Kendrick Lamar. Un jeu sur ses propres mots pour parler des grands thèmes qui traversent ses morceaux.

good kid, m.A.A.d. city, un bon gamin dans une ville folle. La folie de Paris est sans doute bien différente de celle de Compton, mais Kendrick Lamar a pu y mesurer toute l’attente qu’il suscite au-delà de ses propres frontières. En Europe début novembre pour la promo de son premier album en major, le rappeur est passé par la case interview avec quelques médias. Peu avant, les responsables de Polydor présents pour sa promo nous ont précisé que Kendrick était très curieux, posant de nombreuses questions sur Paris et la France.

Cette curiosité tombait plutôt bien : pour tirer partie au mieux des vingt minutes qu’on allait passer avec lui, nous avions sélectionné et imprimé des passages extraits de dix de ses morceaux depuis 2009. Intrigué au départ, il s’est rapidement pris au jeu malgré le décalage horaire évident. Au final, il avouera à la fin de l’interview avoir pris un vrai plaisir dans cet exercice, relisant même ses rimes les plus anciennes comme on retomberait sur de vieilles photos. On ne saura jamais si c’était la fatigue ou une véritable expression de sa personnalité, mais Kendrick nous a montré le visage qu’il laisse transparaitre dans sa musique : un type à la fois introverti et sûr de lui.


Premiers mots entamant son EP de 2009, Lamar propose déjà sur « Is It Love » un auto-portrait proche de celui de good kid, m.A.A.d city.

« I used to write rhymes all day and all night
When y’all was playing PlayStation, my pencil was erasing lines »
(« Is It Love », Kendrick Lamar EP, 2009)

Kendrick Lamar : J’écris depuis que j’ai 13 ans. C’est clairement l’époque où je jouais à la Playstation [rire]. J’étais un peu en avance sur mon âge, tout le temps en train d’écrire, de développer mon style.

Abcdrduson : Déjà sur cet EP qui date de 2009, tu parles du fait d’être un « good kid in a mad city ».

KL : C’est ce qui fait que mon album est super pour l’auditeur qui m’écoutait depuis le début. Tout est relié, depuis « P&P » où je dis « Pushing in my mama van, stop for gas on Rosecrans » ; on peut voir ce van sur la couverture de la version deluxe de l’album. De même pour mon oncle Bobby, dans « Uncle Bobby & Jason Keaton », on peut voir mon oncle sur la pochette de la version originale. Tout est lié, car je voulais que ça soit comme un voyage pour quelqu’un qui m’écoute depuis le premier jour. Tout comme pour ceux qui ne m’ont jamais entendu et me découvrent aujourd’hui. A mesure que le temps passe et que je sortirai d’autres projets, vous verrez toujours ces connexions.

Le soutien de sa famille et son adolescence au volant du monospace familial sont des thèmes centraux de good kid, m.A.A.d city. Deux éléments sur lesquels il rappait déjà en 2009.

« My momma believed in me, she let me use her van to go to the studio
Even though she knows her tank is empty, that’s who I do it fo’
My pops got a different approach, yeah he believed
But he always questioned when I’ma drop my debut CD »
(« Wanna Be Heard », Kendrick Lamar EP, 2009)

KL : C’est comme ce que je te disais avant : tout était prémédité [sourire]. Mes parents jouent un rôle important dans ma vie. Ils ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui, m’ont fait comprendre que je devais prendre mes propres responsabilités. C’est ce que ces phrases représentent.

A : Et ce van alors, quelle est son histoire ? 

KL : J’ai pas mal profité de ce van [sourire]. C’était un Dodge Caravan. Ma mère me laissait le conduire. On en a pas mal profité avec mes potes. Des choses vraiment mauvaises s’y sont passés. J’étais complètement inconscient à cette époque, je ne respectais pas vraiment les souhaits de ma mère. Tu peux t’en rendre compte dans l’album [Kendrick fait référence aux interludes de good kid, mAAd city, où on entend souvent des saynètes avec ses potes dans son van, ndlr]. Ce van a traversé un tas de trucs [rire]. J’y ai appris à conduire, à me planter [sourire], à me barrer des magasins… J’y ai appris beaucoup de choses parce qu’il s’ouvrait côté gauche et côté droit. On pouvait sauter dedans des deux côtés.

Petit piège dans notre sélection, cette citation est en fait l’extrait d’une interview de Dash Snow, que Kendrick a placé en intro de sa mixtape Overly Dedicated (« trop dévoué », en VF). Un titre jouant sur la signification du diminutif du mot « overdose » , dont certains artistes présentés sur la pochette de la mixtape ont été victimes.

« I’m a pretty dark person, I’ve thought about ending it a million times, and I have to say music keeps me here »
(« The Heart Pt. 2 », Overly Dedicated, 2010)

KL : C’est Dash Snow. Cet extrait, c’était pour montrer mon vrai dévouement à la musique. Il a pensé en finir un million de fois, mais la musique lui a toujours sauvé la vie. Ça en dit long, et ça montre à quel point j’apprécie la musique, à quel point je suis sérieux à ce sujet. Tout comme lui. Même si la musique n’était pas sa profession, il aimait simplement l’écouter.

A : Sur OD , tu cites beaucoup d’artistes qui ont souffert de leur célébrité. As-tu toi-même été effrayé de ça à mesure que ta popularité grandissait ? 

KL : Totalement. Parce que tout devient à ta portée, ce que tu veux. Que ce soit la drogue, le sexe, ou n’importe quel besoin matérialiste. Parce qu’il y a de la vanité dès que tout est à ta disposition. Tu dois vraiment garder la tête froide pour rester humble. C’est effrayant pour n’importe quel artiste exposé à ce style de vie.

Autre fil rouge important à travers les chansons de Kendrick, le fait d’avoir grandi dans la culture des gangs sans jamais n’avoir été membre de l’un d’eux. Le choix d’être un type normal (« average joe ») assumé dans ce titre central d’Overly Dedicated.

« Everyone I knew was either crip or piru
Cousins in elementary, relatives in high school
With that being said, each one of their rivals
Was aiming something at my head, I needed survival »
(« Average Joe », Overly Dedicated, 2010)

KL : Cette chanson devait être le deuxième morceau de good kid, mAAd city. Mais je déteste garder des morceaux [sourire]. Donc je l’ai sorti, pour laisser les gens l’entendre. Je veux que mes meilleures chansons sortent. Je savais que cela prendrait du temps pour que cet album soit prêt. Vous alliez avoir l’histoire plus tard, et tout comprendre grâce à l’album.

A : Ce n’est pas commun dans le rap, surtout à ses débuts, de se proclamer comme étant un mec normal.

KL : Ouais [sourire]. Mais j’ai bien feinté quand même, parce qu’on ne peut jamais être trop normal quand on vient de Compton [rire]. Ça fait ressortir ce qu’il y a de plus extrême en toi. Mais dire ceci ou cela dans un morceau, ce serait un peu trop abusé. Quand tu arrives dans ce game , les gens cherchent à percer ta personnalité et trouver tes points faibles. Je n’ai pas de points faibles, je n’ai rien à cacher, rien à prouver. Je suis fier de ce que je suis en tant que personne et artiste. Un bon équilibre.

Thématiques larvées dans ses morceaux plus anciens comme « Uncle Bobby & Jason Keaton », Kendrick navigue sur « HiiiPower » entre défiance envers le gouvernement, paranoïa et envie de révolution. Et conclue Section.80 sur une note à la fois plus politique et positive.

« Pull your guns and play me, let’s set it off
Cause a riot, throw a Molotov
Somebody told me them pirates had got lost
’cause we been off them slave ships
Got our own pyramids, write our own hieroglyphs »
(HiiiPower, Section.80, 2011)

A : C’est un jour spécial pour les États-Unis aujourd’hui [l’interview a eu lieu le mardi 6 novembre, jour de l’élection présidentielle américaine, ndlr]. De ton côté, sur pas mal de tes chansons, spécialement « HiiiPower », tu montres une certaine défiance envers la politique et le gouvernement.

KL : Je considère qu’ils jouent un grand rôle dans le fait de nous manipuler, et nous laisser croire qu’on ne peut pas se débrouiller dans nos propres communautés, sans eux. Mais au final, ils traitent surtout l’Amérique comme une entreprise, ce qui, je pense, n’est pas juste. Je pense que le changement vient de nous-mêmes, notre propre gouvernance. C’est tout ce en quoi je crois. J’ai pu voir ça quand dans la rue, la nuit, les feux de signalisation ne fonctionnent plus, et qu’il fait vraiment sombre. On est dans l’autogestion. Il faut que les piétons et les bagnoles passent les uns après les autres. Si on est capable de suivre des fonctionnements comme ça, on devrait pouvoir appliquer ça au quotidien au sein de nos communautés. Mais on est juste fainéants et dépendants de la politique.

A : Donc tu n’attends rien en particulier de cette élection.

KL : Ça dépend vraiment de la personne en charge. Je ne veux vraiment pas voir Mitt Romney gagner. Je pense qu’Obama vient d’un endroit similaire au nôtre en terme de souffrance, de lutte, il veut le même changement, il veut instiller les mêmes idées que moi. Je pense qu’Obama est la bonne personne pour instiller le but de se débrouiller, de faire par soi-même, cette idée d’auto-gouvernance. Mais en dehors de ça…

Titre clé de Section.80, Kendrick aborde sur « A.D.H.D. » la question de la forte dépendance de sa génération aux produits stupéfiants.

« You know when you’re part of Section 8, and you feel like no one can relate
’cause you are, you are, a loner, loner
Marijuana, endorphins make you stronger, stronger »
(A.D.H.D., Section.80, 2011)

KL : Ça, c’est « A.D.H.D. » ! Je suis pas mauvais à ce jeu ! [sourire]

A : Quand est-ce que c’est devenu si important pour toi de ne pas parler que des choses que tu as vécu, mais aussi de ce que vit ta génération ? 

KL : Quand on était gamins, on regardait la télé et les clips sur BET, et on avait l’impression qu’on ne pourrait jamais toucher ces artistes. C’est que je ressentais : quand je voyais Jay-Z, je me disais : « Jamais je ne rencontrerai Jay-Z ! Jamais ne le verrai, ici, à Compton » . Mais maintenant que je suis un artiste, je cherche à créer cette connexion que j’ai toujours voulu. C’est pour ça que je parle de circonstances de la vie que j’ai traversé, que d’autres jeunes comme moi ont traversé. Quand j’ai eu 18 ans, je me suis demandé : « Qu’est que je vais bien pouvoir foutre de ma vie quand je sortirai du lycée ? J’en sais vraiment rien pour le moment, je vais juste me défoncer à des teufs, parce que je n’ai aucune ligne de conduite« . C’était toute mon intention en faisant Section.80, c’est ce que cela représentait, créer cette connexion, et faire savoir aux auditeurs qu’ils n’étaient pas seuls à traverser ce genre de choses.

A : Comment tu décrirais ta génération, celle des enfants de la fin des années 80 ? 

KL : Hmm… Par un grand manque de ligne de conduite, vraiment. D’où je viens, c’était l’épidémie de crack, de nombreuses mères étaient défoncées, forçant leurs enfants à vivre avec leurs grands-parents. Et beaucoup de pères étaient incarcérés. Ces enfants-là n’avaient aucun guide. Cela a causé de la confusion, du chaos, de la dépression, des actes de violence. Des personnes influencées par d’autres. Si je devais la définir par un seul mot, ce serait « paumé ». Un groupe de gamins paumés essayant de comprendre le monde.

A : C’est pourquoi tu penses que notre environnement et nos fréquentations sont si importantes ? Je pense au morceau « Art of Peer Pressure » notamment.

KL : Complètement. C’est vraiment ce dont parle ce genre d’histoires. C’est aussi mauvais que ce que la chanson décrit. Il y a un vrai message dans cette chanson, qui est : « Tu es un suiveur. Tu fais la même chose que les autres, tu n’es pas un meneur« . Je n’étais pas un meneur, j’étais un suiveur. Et je ne voulais pas l’admettre. J’ai dû me violenter pour mettre des histoires comme celle-là dans ma musique.

« Bitch Don’t Kill My Vibe », second morceau de good kid mAAd city , montre un Kendrick cherchant à reprendre la main sur son propre destin. Avec, en clôture, ces quelques phrases où il mélange esprit de conquête et référence à ses concerts.

« You ain’t heard a chorus like this in a long time
Don’t you see that long line
And they waiting on Kendrick like the 1st and the 15th
3’s in the air I can see you are – in sync »
(« Bitch, Don’t Kill My Vibe », good kid, mAAd city, 2012)

KL : C’est mon passage préféré de cette chanson [sourire]. En fait ce que je préfère dans cette chanson c’est qu’elle semble interminable. Je ne sais pas vraiment comment décrire cette partie. Je ne sais même pas si c’est un rap, ou un pont, ou un couplet. C’est juste ce que j’ai ressenti en l’écrivant. A ce moment, je me suis dit : « Je ne veux même pas rapper, je vais juste chantonner« . A la base je ne pensais pas faire un morceau si long, je voulais qu’il finisse avant. Mais ce passage me représente en train d’émerger, de conquérir le monde, d’ouvrir la porte et crier : « Je suis vivant, je suis là, vous devez accepter qui je suis. Roule avec moi ou je te roule dessus [cela donne mieux en V.O. : « ride or get rode on »] Embarque avec moi ou dégage, parce que j’avancerai avec ou sans toi ».

A : Ce passage fait aussi référence à tes concerts. Quel est ton meilleur souvenir ? 

KL : Récemment, à Portland, pendant le B.E.T. Tour, c’était un truc de fou. Quand tu peux sentir depuis la scène l’énergie des gens qui remuent leurs mains, c’est indescriptible. Je me souviendrai toujours de ce moment et à quel point c’était dingue. Je me souviens aussi de mon concert à Paris. En Europe, les gens apprécient la musique sous un aspect tout à fait différent.

Le bien, le mal : une altérité symbolisée par deux entités sur le refrain de « Money Trees », titre sur la tentation matérielle sans morale ni apologie.

« It go Halle Berry or hallelujah
Pick your poison tell me what you doing »
(Money Tree, good kid, mAAd City, 2012)

KL : C’est aussi l’une de mes phrases préférées. Ça souligne vraiment que tu peux t’abandonner soit au bien, soit au mal. C’est ton choix : « Tu est des nôtres ou pas ? » [Il cite les premières rimes de « Money Trees »]. « Me and my niggas are trying to get it, hit this house lick tell me is you with it ? » « Halle Berry » représente le mal, la vanité, les apparences. « Hallelujah », c’est choisir une autre vie, être un saint. C’est presque ce que mes potes me disaient : « Si tu as peur, va à l’église. Mais si tu es prêt à venir avec nous et te faire des thunes, faire des conneries, tu es le bienvenu. Choisis ton poison. »

Remix collectif d’un titre de son collègue Ab-Soul, « Black Lip Bastard » voit débouler un Kendrick en mode hype man façon Puff Daddy sur « Victory », voix saturée à l’appui. Une manière parfaite de rajouter à la pression apportée par les couplets de ses potes du Black Hippy.

« When we do interviews, don’t ask me about no movement
No crews, no, no posses, no clicks
If it ain’t about T.D.E. I don’t wanna hear that shit, bitch ! »
(« Black Lip Bastard (Remix) », Control System, 2012)

KL : [après la lecture, il entame son premier couplet] « Look inside my parking garage and see a collage of every person I despised since the moment I turned five« . [sourire] C’est « Black Lip Bastard ». C’est pas vraiment un rap, juste moi en train de parler, de dédicacer mon crew. Montrer toute la confiance que j’ai dans l’équipe avec laquelle je suis.

A : Justement, puisque nous sommes en interview, parlons de TDE. C’est important de les avoir à tes côtés ? 

KL : Ouais, carrément. Tout le monde connait son rôle et s’y implique, que ce soit Jay Rock, Schoolboy Q, Ab-Soul, ou le staff : Punch, Top Dawg, Dave Free… Laisser les artistes s’occuper de la musique et le staff des affaires. Tu ne vois jamais vraiment le staff, ils ne sont pas là pour l’interview avec moi, mais ils sont toujours impliqués. TDE est un super espace, chaque artiste se développe individuellement, chacun fait son truc.

A : Et pourtant, il existe une bonne alchimie quand vous posez ensemble. Sur « Say Wassup » de Jay Rock par exemple, il y a un vrai jeu sur le dernier couplet.

KL : Je pense que c’est l’essence de notre groupe. Dans les autres crews, souvent, tu as un artiste principal, et tu en as deux ou trois autres qui parlent de la même chose, s’habillent pareil, ont les mêmes caractéristiques, les mêmes manières. Chez nous, chacun a son individualité, et tout le monde peut y trouver son compte et dire : « le meilleur, c’est Kendrick« , ou « non, c’est Q et Ab-Soul« , ou « Rock est le meilleur« . Et surtout, lorsqu’on est ensemble, on essaie de montrer encore plus, chacun avec son propre style.

« Nouveau 2Pac », héraut du renouveau de la West Coast, protégé de Dre : depuis le passage de flambeau sur scène l’an dernier par les vétérans du rap de L.A., Kendrick n’a de cesse de minimiser les attentes et commentaires de certains fans et journalistes.

« The truth is, they wanna know how close me, Dre and Snoop is
or how the show fits when they choose this to be 2Pac, but truth I give two shits bout
Expectations or critics hating, shit, I just put moms on vacation »
(« ILLuminate », Control System, 2012)

KL : [Il le lit une première fois, reconnaît l’extrait, puis le relit] Mes attentes, c’est juste de toucher les gens de ma ville, les inspirer à faire quelque chose. De mon côté, mes propres attentes étaient déjà hautes. Je ne suis pas venu pour être numéro deux, ou le deuxième meilleur. Je suis venu pour défier, non pas les nouveaux, mais les Jay-Z, Kanye West, Eminem, et n’importe qui d’autre considéré comme grand. J’avais déjà des attentes pour moi-même, donc celles des autres m’importent peu.

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