James Delleck, l’éternelle mue
Interview

James Delleck, l’éternelle mue

Enfant de Vitry, James Delleck revient sur vingt ans de carrière ponctués de mues successives, entre chanson française, rap alternatif sous influence électronique et débuts old school.

Photographie : Photoctet

Il y a vingt ans, James Delleck apparaissait pour la première fois en solo. C’était sur une compilation initiée par Nicolas Nocchi et dont la tracklist était aussi éclectique que cinglante. Son nom ? Police, un thème obligé – ou presque – dans un rap français dont James Delleck défiera pourtant vite les codes.

Enfant de Vitry-sur-Seine, il rappe d’abord au quartier, fait partie de ces premiers jeunes qui squatteront l’antenne de la radio locale de l’Hospice Charles-Foix, antichambre de la station Générations, et participe à un groupe appelé La Horde. Avec lui ? Nul autre que Laddjah et les trois premiers X-Men du rap français : Ill, Hifi et Cassidy. Doté d’un sampler et d’un Atari, James Delleck se saisit également du micro et fait ses classes dans une ville marquée au fer rouge du rap, à l’époque où le hip-hop est définitivement en train de se répandre.

Rapidement pourtant, James Delleck se sentira à l’étroit. Il ne reconnaîtra plus ses premiers compagnons de route. Ce sera réciproque. Subjugué par la jungle sur laquelle des Anglais toastent, il inoculera dans son rap une part de musique électronique tout en faisant plusieurs rencontres déterminantes. DJ Fab d’abord, puis Tekilatex ensuite. Ensemble, potaches, ils réaliseront L’Antre de la folie. La mixtape est aujourd’hui considérée comme la pierre fondatrice du rap alternatif de l’hexagone.

D’abord agrégat, la mixtape se transforme en fondations. La scène du Batofar devient son prolongement naturel et des visages et des noms commencent à former une petite galaxie de rappeurs faussement je-m’en-foutiste et un peu revanchards, branchés sur courant alternatif. James Delleck est l’un de ceux-là. En parallèle, il continue sa carrière solo au sein du label de La Caution, continue à produire, enregistre le premier album du Klub des Losers, fonde un groupe de science-fiction rap et voit son hyper activité aboutir par une signature sur le label qui était de train de redéfinir la chanson française à l’époque : Tôt ou Tard.

C’est la seconde mue pour James Delleck, celle déjà pressentie sur son EP sorti en 2003 avec des titres comme « Le Sourire » ou « Aère. » S’il est lui inconcevable d’abandonner ses amis avec lequel il a retourné quelques fois la péniche du quai François Mauriac, James Delleck sort de la bulle branchée du rap alternatif à peu près au même moment où celle-ci éclate. Il profite du champ des possibles offert par une maison de disques admise par les médias généralistes. Il navigue entre rap et chanson. Son public ne comprend pas très bien où il veut en venir, surtout en 2011, lors de son second et dernier album avec le label dirigée par Vincent Frèrebeau. S’en suivra une traversée du désert d’un point de vue artistique.

En 2017, salarié dans une start-up, regardant du coin de l’œil un album fini dans lequel il fait tomber les masques, relançant la machine Gravité Zéro avec son ami d’enfance Le Jouage, James Delleck raconte ses multiples mues tout en ne perdant jamais de vue le fil conducteur de son rap. Ne pas se faire enfermer dans une bulle, casser les codes, surprendre, se faire plaisir et si possible désépaissir le trait, encore et encore, tout en se qualifiant tranquillement d’ancien. Entretien avec celui qui a multiplié les cocons, et qui ne s’est jamais probablement aussi bien défini qu’à travers le titre de son premier album : Le Cri du papillon.

Vitry sur Seine, terre de MCs 1990 – 1998

Je suis un enfant de Vitry-sur-Seine. En 1990, j’ai quinze ans et les groupes du coin sont hyper importants dans le rap français. Ils s’appellent Les Little MC’s, Timide et Sans Complexe, EJM et Lionel D, évidemment.

J’étais un enfant en colère. En réalité, je suis une caricature d’enfant d’alcoolique, ce que mon père était. Quand tu es enfant et face à un proche alcoolique, tu ne sais pas par quel bout prendre les choses. Tu vis de la colère chez toi et tu y réponds par de la violence. C’est quelque chose dont tu ne te sépares jamais, que tu apprends juste à apprivoiser. Enfant, cette colère me fait cultiver ma rébellion d’ado, qui est déjà propre à tous les adolescents à la base. Cette rébellion d’ado, comme pour tout le monde dans le quartier, elle passait par le hip-hop. On traîne avec un poste cassette et on dansouille, on taggue un peu. Comme tout le monde à l’époque, on écoute les trucs de Nova, les cassettes qui tournent et on essaie de se répartir des rôles dans notre petite bande. Je ne me destine pas du tout dans ma tête à écrire, et je me dis que je vais faire de la musique. Je détourne la platine de la chaîne hi-fi du daron.

Mes parents divorcent et je fais un caprice de gamin : je demande un sampler. Ma mère l’obtient. C’est un Akaï S950. Je suis ultra privilégié d’avoir eu cela à l’époque, j’en ai même racheté un autre plus tard, au cas où celui-ci lâche, car j’ai une telle banque de sons sur disquette que je ne veux pas me retrouver un jour sans cette machine. Ce sampler, je le vois comme un héritage. Je me suis mis à produire avec. Mais très vite, ça ne m’a pas suffi et je me suis dit : « mais moi aussi je pourrais rapper en fait. » En plus de la production, je commence donc à rapper. Rapper, c’est aussi une conséquence de cette colère d’enfant, que j’ai aujourd’hui apprivoisée. J’étais révolté de tout. D’abord par la société, ensuite par l’establishment, enfin par mes parents. Je me suis donc engouffré dans cette musique, qui était quelque chose de complètement en marge.

Je pose avec un groupe qui s’appelle La Horde, constitué de Hifi, Laddjah, Ill, Cassidy et moi. On fait des maquettes sur des productions que je réalise, puisque je commence un peu à avoir de l’expérience avec le sampler et Cubase VST sur Atari. Mais en réalité, la plupart du temps où nous rappons ensemble, c’est en freestyle, sur des faces B. C’est la grande époque du freestyle, celle où il fallait se rendre là où ça rappait pour croiser d’autres MCs. C’est comme ça par exemple qu’on s’est retrouvés à la fête d’école de Porte Dorée, où on a rencontré ATK.

Dans ma famille, il y a des gens qui ne voient pas d’un bon œil que j’aille traîner avec des noirs. Et de l’autre côté, j’ai eu pas mal de petites réflexions sur le fait que j’étais blanc. Dans le crew, j’étais le seul blanc et dans des soirées, ça arrivait aussi que je sois le seul blanc. Une fois j’arrive dans une soirée avec le crew. Une nana me regarde au milieu de tout le monde. Elle me dévisage et dit : « cherchez l’erreur. » C’était parfois malveillant, d’autres fois c’était un peu un réflexe qu’avaient certaines personnes. C’est très pompeux de le dire comme ça, mais parfois, il m’a fallu une force de caractère pour que je m’impose. J’ai des souvenirs éparses de concert, par exemple à la Grande Borne de Grigny. J’y vais seul, au milieu de la cité sur une scène ouverte. C’était tout un truc, surtout avec les histoires qu’il pouvait y avoir entre villes. [Rires] Ces embrouilles de quartier, c’était un peu la loterie. Selon où et sur qui tu tombais, ça pouvait te sauver comme te plier en deux. Mais j’y allais quand même, avec mes DAT et mon flow, tout seul, et au final, à la fin, voir un mec comme Ziko de La Brigade qui t’adoube, c’est que du positif. C’est gratifiant. C’est la plus grande chance qu’on a avec cette culture : quelles que soient tes origines ou ton vécu, le mérite compte. À partir du moment où tu rappes bien, toutes les barrières tombent, tu acquiers le respect. Avant de rapper, on pouvait se regarder de travers, moi y compris. Mais si tu pliais l’instru, les gens te checkaient sans fausse retenue.

Il faut aussi se souvenir qu’à l’époque, la société était ultra clivante. Si les gamins d’aujourd’hui pensent que la société est clivante, alors ils ne peuvent pas imaginer ce que c’était dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La jeunesse était ultra segmentée, on ne se mélangeait absolument pas. Il y avait tout un courant rock et punk qui était très fort en parallèle du rap. Les mecs qui écoutaient ça n’étaient pas nos ennemis, mais pour nous, c’était juste des caricatures : ils sont dégueulasses, ils ne se lavent pas. On ne se calculait pas en fait. On manquait de curiosité intellectuelle, moi le premier. On n’avait pas cette ouverture sur le monde que procure internet. Il n’y avait pas trente-six chaînes de télé, et elles s’arrêtaient à minuit. En réalité, on n’avait pas les outils pour connaître les autres. On n’avait pas cet internet qui permet finalement d’espionner les autres sans avoir à faire d’efforts. On était entre crews, gangs, villes et régions. Pour découvrir des choses, tu devais bouger. Si tu n’allais pas dans une autre ville ou un autre quartier, tu ignorais tout de ce qui s’y passait. C’était compartimenté comme ça. On écoutait qu’un seul style de musique et si tu te mettais à écouter un autre truc, tous tes potes se foutaient de ta gueule et te reniaient. On t’en voulait vraiment pour ça. [Sourire] C’est ce qui m’est arrivé plus tard quand j’ai découvert la jungle. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait basculer vers des productions plus électroniques. Rentrer dans le hip-hop, c’est déjà quelque chose de contraignant à l’époque, c’est-à-dire sectaire. Cette absence de mélange entre crews, entre différentes personnes issues de styles musicaux différents, ça cultivait une sorte de mépris de tout ce qui ne te ressemble pas.

À la fin des années 1990, je suis saoulé par cette absence d’ouverture. J’arrive au bout de l’esprit d’appartenir à un collectif. Même en tant que beatmaker, je commençais à me faire chier. Pour que mes productions intéressent mes potes, j’étais obligé de sampler du rythm and blues, du jazz ou de la soul. le reste, c’était banni direct. « Vous me faites chier les gars, je veux sampler autre chose. » J’avais envie de prendre des musiques de film, des sons de jeux-vidéo. Je quitte La Horde, notamment aussi car je suis saoulé par le délire pro-black dans lequel rentrent Ill et Hifi. Je pense que de l’eau a coulé sous les ponts depuis, et je serais ravi de les revoir comme j’ai été ravi de revoir Cassidy il y a un an et demi. C’est à Ill de le dire normalement, mais il a été stupide à un moment, autant que j’ai été moi-même dans une phase petit con. Il était privilégié en plus. J’allais le chercher en fin de semaine avec ma Citroën AX Porte d’Orléans où il revenait en car d’une grande école où ils étaient tous en costume. Sa mère avait l’air d’être quelqu’un d’exceptionnel. Elle était rédactrice en chef d’Africa International et c’était une des premières journalistes à avoir interviewé Nelson Mandela à sa sortie de prison. Son père était diplomate. Pour moi, il n’avait pas les raisons de chercher des revendications identitaires, parce que sa vrai street crédibilité c était purement son talent, qui est énorme. Mais comme tous ces gens qui n’ont pas « les raisons de », ils en remettent une couche, font du zèle dans les convictions qu’ils choisissent et défendent. Avec Hifi, ils se sont mutuellement embringués là-dedans et je sentais que je n’avais plus ma place. Seul Laddjah, que je vois toujours, est resté un ami proche. Mais Cassidy, Ill et Hifi sont parmi les rappeurs les plus talentueux avec lesquels j’ai pu poser. Même si je n’ai pas pu rester avec eux, ça je ne l’oublie pas et je garde une vraie admiration pour eux.

« Quand j’ai découvert la jungle, je n’ai pas pu continuer à faire du rap comme avant. »

Je commence à faire mes trucs en solo. En 1997, j’apparais sur la compilation Police, montée par Nicolas Nocchi. Il gravitait autour de Rockin’ Squat, Solo, connaissait les Requins Vicieux, qui sont des gens qu’il vaut mieux connaître car ils t’apportent… [Il cherche ses mots] Une certaine sérénité. [Sourire] C’est la première fois que j’apparais sur un disque et malgré tout ce que j’ai décrit, je suis encore assez banlieue dans ma tête. On était tellement focus sur le rap qu’on concentrait toute notre énergie là-dessus. C’est comme si toute ma vie, on m’avait dit qu’il n’existait qu’une seule musique, le rap, et que le rap, c’était du rouge. Tes oreilles ne connaissent pas d’autres couleurs en fait. Et un jour, je découvre General Levy, par l’intermédiaire de Deton qui toastait avec La Relève. C’est son morceau « Wicked » [Avec M.Beat et dont le titre principal est « Incredible » en réalité, NDLR] qui me retourne. Là c’est comme si je découvrais que le monde n’était pas que rouge. « Oh putain, du bleu ! Et c’est beau en plus ! » Avec tous mes potes on se disait « tu ne kifferas jamais rien d’autre que le rap, le rouge ! » On était unis autour de ça. Et là, en écoutant « Wicked », je me rends compte que la réalité peut être un peu plus large que ce qu’on avait décrété. C’est vraiment une « New flavor in ya ear » comme disait Craig Mack qui me tombe dessus.

James Delleck - « Émeute »

C’est la croisée des chemins. Je me sépare des tous mes collègues avec lesquels j’ai fait mes armes. Mes potes m’en ont voulu que je me mette à écouter autre chose, à faire du rap autrement, à ne plus être dans leur délire concernant la musique. Mais j’arrive au bout de l’esprit du collectif, du crew, du truc sectaire du folklore du hip-hop des années 1990. J’ai dû couper plein de ponts car je ne voulais pas rester dans quelque chose de clivant. Je me retrouve tout seul et il y a tout à construire. J’ai mon petit blaze qui a tourné grâce aux freestyles, j’ai un réseau et je commence à faire toutes les mixtapes avec les Poska, les Cut Killer, avec lesquels je fais mes premières apparitions en solo qui suivent Police.

Jungle et rap alternatif 1999 – 2003

Je sors mon premier disque, en 2000, influencé par ce courant anglais de jungle que j’ai pris de plein fouet. J’ai été le premier rappeur français à rapper sur de la jungle, notamment avec le titre « D-Tek-T. » Ce maxi, je le fais avec un éditeur : Chrysalis music. J’avais envoyé des maquettes et cet éditeur me repère et me signe. Ils me la mettent profond mais je ne m’en rends pas compte. Pour moi, je vis ma vie, je vais faire de la musique ! Je n’ai aucune avance, ils gardent cinquante pourcent des droits et me collent cinq ans de contrat. Mais à côté, ils bossent super bien et me laissent une entière liberté artistique. Ils me font enregistrer dans un studio démesuré en Belgique, tenu par les frères Fraikin qui avaient fait pas mal d’argent en produisant Ophélie Winter et qui avaient une notion de ce qu’était le hip-hop. Grâce à eux, j’ai échappé au mixage à la française, où hormis quelques rares mecs comme Jeff Dominguez ou Reptile qui étaient inaccessibles, personne ne savait mixer correctement du rap.

James Delleck - « D-Tek-T »

Musicast distribue le maxi, Chrysalis le pousse. Il sort en vinyle, je crois à trois mille exemplaires. L’éditeur fait de la promo, envoie des disques partout. Je récupère un peu de presse. Je pose sur des mixtapes, notamment celles de DJ Fab. Fab me connaît et sait que je vais choisir systématiquement l’une des instrus les plus barrées qu’il aura à me proposer. C’est lui qui me fait découvrir Company Flow, dont je deviens absolument fanatique. Company Flow, Rawkus, Kool Keith, c’était pour moi ! [Sourire] Fab qui connaît donc mon pedigree me dit : « j’ai un mec chelou qui est venu poser avec une voix de Mickey » Il me dit que c’est un mec qui fait ça avec son cousin. Je crois qu’il y avait aussi déjà Tido. Fab me fait écouter et je trouve ça tout de suite mortel. « Ce mec est fort ! » Ce mec, c’est Tekilatex. Je le rencontre et je ne comprends absolument rien à ce qu’il fait, dans quoi il est inséré. Il me parle de Big Dada, de labels anglais, je ne comprends vraiment rien sauf qu’il est déjà inséré dans une place qui m’est complètement inconnue. Ils venaient de sortir leur maxi Game Over 99, moi je sortais le mien. On se les échange et on se kiffe mutuellement. On devient potes en se disant : « hey, mais on n’est pas tout seuls en fait ! »

Rapidement, on traîne beaucoup ensemble et on réalise qu’il y a des gens qui font des trucs un peu barrés, un peu différents. On se met en tête de trouver ceux qui font les trucs les plus chelous et de les rassembler. Comme on constate qu’on n’est pas les seuls à faire des trucs sans barrière, on se dit : « il y a forcément moyen de faire quelque chose ! » En parlant, on se rend compte qu’on connaît plus de gens qu’on ne le pensait. C’est une idée qu’on a, posés au Mac Donald en train de refaire le monde. C’est comme ça qu’on a décidé de faire la mixtape L’Antre de la folie. C’est le prolongement de cette idée du « on n’est pas tout seuls. »

Comme on ne voulait pas que mettre des faces B, je produis les titres. Et finalement, on faisait ce qu’on voulait et c’est le casting hétéroclite, qui sur le papier qui ne voulait rien dire, qui a donné quelque chose de magique à la mixtape, notamment dans son authenticité. Tu retrouves aussi bien Sheryo que La Caution, Dabaaz, Cyanure qui fait une improvisation sur du cassoulet. C’était magique. Kerozen [Le label de La Caution, piloté à l’époque par Mouloud Achour, NDLR] a pris en charge la production matérielle des cassettes et leur distribution.

On était dans un rapport tellement naturel aux choses qu’à cette époque il y a des moments où je n’ai pas pris toute la mesure de ce que l’on vivait. On avait un ambassadeur qui s’appellait Tekilatex. Il était dans une école internationale, où personne ne parle français et lui est parfaitement bilingue. Il est chez Ninja Tune via Big Dada, connecté aux anglais. Il nous présente Vadim ou Killa Kela. Je ne percevais même pas ma chance ! Pour moi, c’étaient juste des mecs qui faisaient du son. J’ai croisé des gens exceptionnels sans le réaliser sur le moment. Mais des ponts se sont tissés et on est devenus, de façon beaucoup plus modeste, le pendant de ces labels américains indépendants. Eux ont beaucoup plus institutionnalisés ce qu’ils faisaient car c’était des Américains, c’est logique, c’est leur caractère. [Rires] Nous on était juste des jeunes cons. [Sourire] On avait pas cette ambition qu’ont les Américains. Quant à dire qu’on avait une défiance et une rébellion vis à vis de ce qu’était le rap français, oui, bien sûr, il y a eu une phase comme ça. Elle a été assez courte, je ne saurais même pas la quantifier. Elle a duré trois projets ? Quatre albums ? Je n’en sais rien. Mais l’idée de dire « on nous comprend pas ? Ben on vous emmerde », oui, il y a eu de ça à un moment, bien sûr. Dans la façon qu’on avait de faire, il y avait quelque chose d’un peu punk quelque part. On a fait ça avec notre bite et notre couteau comme on dit.

C’est un peu comme ça aussi qu’on a fait le collectif L’Atelier, notamment avec le morceau « Le hip-hop c’est mon pote » qui était une vraie blague. C’est vraiment le moment où on revendique cette attitude : « vous êtes bloqués dans votre hip-hop, mais nous, avec le nôtre, on peut tout faire ! » De toute façon L’Atelier est né de L’Antre de la folie, puisqu’à la base, c’est une bande énorme qui s’était fédérée autour de la mixtape. On a décidé de la restreindre un peu selon les affinités les plus évidentes pour créer un album. En bons punks, on ne voulait pas d’étiquette, c’est d’ailleurs pour ça qu’on a longtemps rejeté le terme de rap alternatif. On faisait ce qu’on voulait, ça n’allait pas plus loin. La seule chose qui nous caractérisait tous, c’était de ne jamais vouloir se faire enfermer dans un cercle avec des codes qu’il faut suivre. Tous on voulait juste de la liberté. Ce qui ne nous a pas empêché de faire à côté des projets super construits. Quand tu regardes les albums de TTC ou de La Caution, c’est super carré et structuré, tu trouves même parfois des textes à thèmes. La seule chose, c’est qu’on était tous dispersés, aucun de nous ne concentrait le flux à un seul endroit. Pour certains, moi le premier, ça a donné des carrières assez diluées, mais c’était aussi notre force. Tu pouvais retrouver certains d’entre nous sur le projet le plus barré qu’il soit, et six mois plus tard le voir sortir un album ficelé comme jamais.

L’Atelier - « Le hip-hop c’est mon pote »

En plus de cela, nous avons été parmi les premiers rappeurs à s’emparer d’internet. Comme tu le suggères, peut-être que ça explique aussi notre public blanc de classe moyenne, puisqu’à l’époque, c’était surtout eux qui avaient internet. Mais on a été les premiers à prendre ce média au sérieux, à comprendre que ce n’était pas qu’un truc de jeunes de classe moyenne ou supérieure qui ne marcherait jamais comme disaient certains. [Rires] C’est Tekilatex qui avait le mieux compris ça. On avait notre propre émission de Web TV avec Grek Frites, que des gens regardaient avec leur modem 56k pourri. On est quand même la première Web TV rap ! On plonge là-dedans. On voit des sites internet se créer comme hip-Hop Section ou 90BPM. Ils nous soutiennent, on les soutient. Il y a un microcosme qui s’est créé autour de ça. Ça nous a permis aussi de diffuser notre musique. Gratuitement certes, mais à côté, on remplissait Le Batofar en partie à grâce à ça. On a très vite compris qu’on n’était pas des businessmen mais comme il y avait de la demande, on était tout le temps fourrés au Batofar. C’est vraiment devenu un temps l’endroit où il fallait être. Si on doit parler d’une scène de rap alternatif, c’est d’ailleurs au Batofar qu’elle s’est sûrement le plus exprimée. C’est là-bas qu’on crée notre truc, que Kim Chapiron, par exemple, vient nous voir et qu’on le rencontre. C’est notamment pour ça que j’ai écrit dans le livret d’Acouphène [Son premier EP, NDLR] que Le Batofar est « notre Olympia à nous. »

Milieux branchés et premier EP 2003

Pendant qu’on faisait L’Antre de la folie, Mouloud et moi étions vraiment sur la même longueur d’ondes. C’est lui qui me propose de faire un disque chez Kerozen. Je réalise chez eux Acouphène, cet EP complètement hybride et chelou, avec trois versions d’un même morceau. [« C’est In », NDLR] Il n’y avait rien de calculé. À la base, je ne devais pas sortir un EP mais un maxi, autour de « C’est In. » Et comme je ne voulais pas gâcher les versions, j’ai fait mon bourrin et j’ai mis les trois versions de « C’est In. » C’est un caprice de riche, d’un artiste qui n’a pas de D.A et qui veut tout garder. [Sourire] Mais ça n’avait pas de sens en réalité.

James Delleck - « C’est In »

« C’est In », c’est l’histoire de ce nouveau milieu, après celui de la banlieue. C’est à dire que tu t’extraies d’un milieu car tu le trouves cloisonné, fermé, surfait. Mais quand tu arrives dans un nouveau milieu, que tu pensais avoir quelque chose de différent, tu finis toujours par te rendre compte qu’il est tout aussi fermé dans le fond. En fait, tu réalises que tu as beau changer de case, tu te retrouves face aux mêmes embûches. C’est tout le temps pareil. L’emmerdeur en jogging devient juste un emmerdeur habillé avec des marques branchées, rien de plus. C’est le cycle de la vie. [Rires] Partout, tu retrouves toujours des gens qui ont une pensée unique et leur petit diktat. Dans le milieu branché parisien qui entourait un peu ce qui a été qualifié de rap alternatif, c’était risible même. On s’est retrouvés invités dans des expositions où tu peux voir un mec faire un happening qui consiste à pisser dans une baignoire et se faire applaudir pour cette démarche. Si on s’est retrouvés dans des trucs pareils, on l’a peut-être provoqué. Je suis quelqu’un qui aime David Lynch, l’écriture automatique, André Breton, Magritte. Je titre mon outro « Outrolynchien » par exemple, donc ça se voit dans ma musique. Peut-être qu’on avait des références qui attiraient ce milieu-là. Mais moi, je vivais ça comme un passionné, qui avait vu Twin Peaks en y comprenant rien – comme tout le monde ! – mais qui était hyper intrigué et avait commencé à tout tirer de l’oeuvre de David Lynch afin de tout voir, tout connaître. Et puis est-ce qu’on est obligé de comprendre pour aimer quelque chose ? [Sourire] Lynch, ça fait vraiment partie de mes influences. J’avais une capacité à écrire des choses très visuelles, car ma culture est bien plus cinématographique qu’écrite. Je suis un très mauvais lecteur par exemple. Et David Lynch m’a permis de boucler une boucle, celle de cette écriture plus basée sur ma sensibilité cinématographique. Mais on s’est retrouvés parfois dans des milieux où cette culture ne rimait à rien. Je me demandais ce qu’on foutait là.

« Il y a eu un milieu branché parisien qui s’est mis à graviter autour du rap qu’on a qualifié d’alternatif. »

Sur Acouphène, il y a un morceau qui me tient particulièrement à cœur, c’est « Le Sourire. » Je suis très fier de ce morceau. Je suis un laïcard, pas du tout religieux. Mais des fois, spirituellement, tu es touché par quelque chose. Cette idée de morceau et son écriture se sont faits d’un trait, en dix minutes. Et je pense qu’à l’époque, on ne pouvait pas faire plus alternatif. On décrit souvent l’alternatif comme un truc un peu bruitiste, où il faudrait utiliser de distorsions, de sons triturés dans tous les sens et des samples complètement barrés et obscurs. « Le Sourire » n’a rien de tout ça et pour moi, c’est pourtant le morceau le plus alternatif de l’EP qui part pourtant dans de la jungle, de la drum n’ bass, des sons électro. Je fais ce titre avec juste un piano et une voix, qui doit être l’un des premiers voire le premier dans le rap français. C’était complètement en-dehors de ce qui était attendu. Le dire aujourd’hui, avec les tonnes de morceaux larmoyants qui ont pu sortir dans le rap français où la vague de slam, le fait de faire même de la chanson en rappant, ça paraît un peu con, mais je pense que sur le moment, c’était complètement inédit. Et pour tout dire, je pense même que c’est ce titre qui m’ouvre les portes de Tôt ou Tard chez qui je signerai deux ans plus tard. Vincent Frerebeau, qui était déjà chez Tôt ou Tard, fait prendre au label son indépendance en rachetant ses parts chez Warner. À coté, il est à l’époque président des Victoires de la Musique. Chrysalis, mon éditeur, m’avait encouragé à le rencontrer : « il siège partout, même à la SACEM, il a un label de chanson française de qualité, ce que tu fais ne lui parlera peut-être pas, mais s’il prend le temps de t’écouter, il va t’aiguiller. » J’envoie un mail en présentant à Vincent Frerebeau ce que je fais et en lui demandant : « qui est-ce que je peux aller voir avec ça ? » Il me dit qu’il est dans le jus des Victoires de la musique et qu’il va me rappeler un peu plus tard. Six mois après, alors qu’évidemment je me dis que c’est mort et qu’il ne me rappellera jamais, mon téléphone sonne et il me dit : « on se voit. » Et là, il m’annonce qu’il veut me signer. On est en 2005.

James Delleck - « Le Sourire »

Vive la vie et la science fiction 2004 – 2005

Avant cette signature, je travaille avec Fuzati sur le premier disque solo du Klub des losers. Il était chez Record Makers, le label d’Air, en pleine connexion versaillaise. [Les deux groupes sont de Versailles, NDLR] Fuzati, que j’avais rencontré lors d’une émission de Grek Frites, est réellement quelqu’un de très complexe. Riche mais très complexe, également très introverti, ses difficultés de sociabilité sont réelles, ce n’est pas une posture propre à son groupe. Mais surtout, il est immensément talentueux et totalement atypique, en tout : sa voix, son physique, ses textes, tout. Quand je repense à cette époque, ça en fait vraiment quelqu’un d’attachant.

C’est aussi quelqu’un d’ultra directif, pour ne pas dire omnipotent. Quand il attaque l’album, il a une idée extrêmement précise de ce qu’il veut tout en n’ayant pas les compétences pour le réaliser. Des fois il demande des choses qui ne sont pas possibles. D’autres fois, je ne comprends pas ce qu’il veut et c’est moi qui me trompe. Au départ, je devais enregistrer et mixer onze titres. Mais au bout de deux ou trois morceaux, je me rends compte des difficultés de Fuzati à communiquer avec le label et la production. Je m’investis donc un peu plus, jusqu’à me faire emporter : je me retrouve à ne plus être seulement l’ingénieur du son mais à assister à des réunions de production, à faire l’interface avec le label. On sort de l’enregistrement avec plus de trente titres alors que j’avais été payé pour une dizaine. C’est mon pote donc je mets de côté les problèmes de production et les gère comme je peux. Il avait besoin de faire tous ces titres je pense, et l’avantage est que les productions permettaient de travailler vite : beaucoup de sampling, des boucles assez simples à traiter, peu de compositions et surtout, la consigne de limiter au maximum les arrangements.

Au final, je fais tout sur l’enregistrement de ce disque, sauf le master et évidemment le rap et le beatmaking. Mais sinon, je fais vraiment tout. Fuzati enregistre chez moi. Je fais le mix, les démo’, les relations avec les labels, les relations avec les featuring, la construction des maxis, je fais tout. Fuzati était un grand fan de MF Doom et il avait demandé à Record Makers de prendre contact avec lui. Doom avait accepté moyennant quelques billets. C’était une belle carte ce featuring. DJ Detect et moi, on fait tout le disque. Avec Fuzati, nous avons travaillé par compromis, non pas dans le sens de faire des compromis, mais que c’était un compromis entre moi, mon expérience et mes compétences techniques, et lui son travail artistique. Ça a été une période dense en travail, parfois difficile mais jamais douloureuse.

Mais l’autre projet qui m’occupera le plus avant mon premier album chez Tôt ou Tard, c’est Gravité Zéro. Je fonde ce groupe avec Fred [Le Jouage, NDLR], qui est mon ami d’enfance et avec lequel je n’ai jamais vraiment rien fait. Il fallait que ce soit fait un jour. C’est dans sa chambre que j’avais choisi de m’appeler James Delleck et je l’enregistrais souvent avec Supermicro [Grems, NDLR] quand ils formaient Hustla. Lui et moi, nous sommes deux fans de science-fiction. On prend cette thématique de façon très naturelle, sans penser être novateurs. Ça fait juste partie de nous, on est deux enfants de Star Wars et de RécréA2, qui diffusait des dessins animés comme Albator ou Les Mondes engloutis. On fait le disque sur des références plus adultes, car à l’époque où on le fait, ce sont nos références les plus immédiates. C’est aussi ce qui explique que le projet est très sombre, car passé les influences d’enfants, la SF n’est pas fun, elle est trempée dans des choses assez dures, notamment post-apocalypse.

Gravité Zéro - « Trou noir » feat. Buck 65 et Hi-Tekk

Ce qui est assez marrant, c’est quand tu te plonges dans des vidéos de l’INA où des gens sont interviewés pour décrire le futur qu’ils imaginaient en 2000 ou même plus tard, comme aujourd’hui en 2017. Tu te rends compte que tout le monde a faux, personne ne répond ce qu’est 2017 aujourd’hui ou ce qu’a été l’an 2000. C’est pareil pour le rap qu’on a fait sur ce disque. Certains ont pu penser qu’on imaginait le rap du futur. Mais en fait, le futur, c’est un organisme vivant. C’est un organisme vivant qui est globalement imprévisible, indicible et infini. Tu peux imaginer que quelque chose se produira en 2020, et si ça se trouve, cette chose se produira demain, en 2500 ou même jamais. Avec l’infini, tu peux toujours imaginer plus tard, plus loin, ce qui n’est pas loin de « jamais. » C’est une notion complètement folle et qui en plus se remet en cause. Le futur c’est quelque chose qui mute tout le temps, avant même qu’il se produise. Et du coup je suis super fier que cet album ne soit pas ce que le rap est devenu. Car quelque part, ça lui permet d’être encore futuriste, ou à l’inverse, d’être has-been, c’est à dire rétro-futuriste. Donc dans tous les cas, c’est qu’on a réussi notre truc. Treize ans plus tard, avec ce disque, on est toujours dans le futur, que ça soit celui qu’on imaginait mais qui ne s’est pas réalisé, ou que ce soit celui qui se réalisera peut-être un jour. Si ça se trouve, avec ce disque, on a crée un son sans époque, qui ne se produira jamais dans le futur et qui ne correspond en rien au rap de l’époque. C’est une grande fierté. C’est un peu comme tout ces films qui mettaient en scène des voitures volante alors que très peu imaginaient Internet. Même l’autotune, que j’utilisais pourtant dès Acouphène, sur « C’est In » et « Aère », ce n’est pas du tout quelque chose qui ressort de Gravité Zéro. D’ailleurs, finalement, « Aère » est sûrement mon morceau le plus proche de ce qu’est le rap d’aujourd’hui. C’est le plus aérien, le plus cloud.

Dans un label de chanson française 2006 – 2009

Quand je réalise mon premier album chez Tôt ou Tard, Le Cri du papillon, je ne me dis plus rappeur. Je me dis que je fais de la chanson en rappant. C’est quelque chose que je me dis pour casser une nouvelle fois la bulle dans laquelle j’étais en train de me mettre. Ça n’a peut-être pas de sens, d’ailleurs la vie me donne un peu tort là-dessus. Mais je ne peux pas m’empêcher de renaître à chaque fois. Il y a toujours un moment où je me sens un peu l’étroit.

Pourtant, je n’ai jamais fait de rupture sèche dans ma carrière. Pour l’auditeur, peut-être que ça semble sec. Mais en fait, je ne me suis pas mis à traîner dans des salons parisiens et discuter avec Vincent Delerm. Je me dis juste : je vous emmerde, je fais ce que je veux. Si je veux chanter, je chante. Et si, par ego, je pense que ma qualité d’écriture peut servir à la chanson et toucher des gens qui se diront : « oh mais c’est aussi ça le rap », je le fais. Mais à côté, je n’arrête pas de traîner avec mes potes, de faire du rap avec mes potes, ce qu’est Le Klub des 7 auquel je participe en parallèle de cet album. En fait, j’ai juste eu une envie d’être dans quelque chose de moins technique en solo. Mon objectif était là, comme un peintre qui un jour veut simplifier son trait après avoir fait toutes ses preuves techniques : déclencher l’émotion avec quelque chose de plus simple, de plus universel. Épurer le trait. Du coup, c’est logique pour moi de me retrouver chez Tôt ou Tard. C’est une rencontre, on s’est retrouvés au milieu du pont, ils ne sont pas venus me chercher, je n’ai pas été vers eux. On a juste chacun fait un pas.

James Delleck - « Le profil psychologique »

Alors bien sûr, tu te retrouves face à des gens qui t’écoutaient et viennent te dire que « James Delleck, c’était mieux avant. » Sur le coup, c’est décevant, ça fait un peu mal. Mais finalement, tu te rends compte que ça ne blesse que ton ego. Et à côté, j’y gagne d’autres choses. Lesquelles ? Des sous et c’est bien la première fois ! Mais aussi des concerts que je n’aurais jamais pu faire, des rencontres que je n’aurais jamais imaginées, des situations qui t’apprennent beaucoup de choses. Se retrouver à être l’invité mystère dans l’émission de Michel Drucker sur Europe 1 par exemple, c’est une vraie expérience. Drucker qui fait son laïus pour te présenter, avec toute son armée de chroniqueurs, c’est le décalage total. Tu débarques, dans une émission en public, c’est une vraie expérience. J’ai fait des émissions à Radio France, même celle de Stéphane Bern. [Rires] J’ai eu une autre vie grâce à Tôt ou Tard, que je n’aurais jamais connue sans eux.

« Le futur est un organisme vivant. »

À côté, je m’éclate aussi avec le Klub des 7. En studio, c’est un projet facile. C’est une ambiance de gamins qui jouent à chat en rappant. Mais comme Gérard Baste ou Cyanure te l’ont raconté, le vrai truc du Klub des 7, c’était les concerts. Ça c’était vraiment dingue. On faisait des belles dates, dans des salles toujours blindées ou presque et où les ambiances étaient délirantes. En fait, les gens venaient nous voir pour le style de chacun d’entre nous. Ils nous ont vus comme un super groupe, comme le Wu Tang du rap alternatif. Et nous, on était comme des dingues, comme des enfants qui obtiennent enfin les pouvoirs de super héros dont ils rêvaient. Il y avait une grande émulation, que ce soit entre nous ou avec le public. On a vraiment mené une vie de rockstar. Même moi qui ne bois pas et ne fume pas, j’ai eu une vie de débauche dans cette tournée. Il y avait une meuf dans chaque port comme disent les marins. C’est vraiment une période incroyable.

Pendant l’enregistrement du second projet, Fredy K a son accident de moto et décède. On enregistrait les projets dans son studio à Stalingrad. Pour nous, c’était impossible de continuer. On décide de tout arrêter, on ne veut pas que l’album voit le jour. On est au fond du trou. Mais le frère de Fredy vient nous voir et nous dit que Le Klub des 7 est l’une des choses qui donnait à Fredy le plus de joie. « Ne laissez pas tomber ça, faites-le pour lui. » Quand tu entends ça, en plus d’être profondément bouleversé, tu te sens investi d’une mission. On a repris l’album et on est repartis en tournée. On l’a fait en prenant sept cachets de MCs, comme lors de la première tournée, afin de reverser celui qu’aurait normalement touché Fredy à sa famille. Mais le groupe s’est déséquilibré. Ce qui avec Fuzati était des petites tensions a pris de l’ampleur. En cours de tournée, Fuzati décide d’annuler toutes les prochaines dates. Tout le monde trouve ça immonde et ça se termine. Salement.

Devenir père, rester artiste 2009 – 2017

J’avais enclenché très tôt L’Impoli, mon second disque chez Tôt ou Tard. Mais il est finalement sorti quatre ans après Le Cri du papillon. Déjà, j’ai galéré à concevoir ce disque. Je suis un besogneux donc j’ai l’habitude des charges de travail, mais là ça a été difficile. Mon pari était d’avoir la moitié de l’album chanté, la moitié qui serait de la chanson rappée. Je savais où je voulais en venir mais c’était compliqué. Notamment car je décide de tout. J’ai ce concept d’impolitesse, et je décide de le lier à tout : aux clips dont je choisis les réalisateurs, au site internet dédié, au concept, au personnage que je construis. Je veux ce costume. J’ai conçu un package quelque part, quelque chose de global. Pour moi, le disque n’allait pas sans le personnage, qui lui-même n’allait pas sans les clips ni le site, etc. Mais « package », c’est un mot du marketing, et qui donne l’impression d’un produit marketé, trop pensé. Du coup, beaucoup de gens ne m’ont pas ou peu reconnu dans ce projet. Mais concevoir un disque de cette façon, c’est aussi la continuité un peu plus adulte, dans le sens où plus tu avances en âge et plus tu as envie de créer un cadre un peu plus rassurant.

À côté de ça, la maison de disques m’a freiné. Beaucoup freiné. Elle a d’abord retardé les enregistrements studio, qui ont finalement eu lieu en 2009. Puis la sortie du disque qui a eu lieu en 2011. Tôt ou Tard peut sembler être une grosse machine, mais en réalité, c’est une équipe de dix personnes. Si tu veux que ton label survive, il y a une logique économique et des stratégies à avoir. Quand Yaël Naim va sortir son album et qu’il y a une synchro avec Apple qui tombe, c’est tout le label qui travaille sur son projet. C’est logique de dédier son effectif entièrement à ça quand il est petit. Mais du coup, les autres artistes attendent. Le problème pour toi par contre, c’est que lorsque ton disque sort après deux ans d’attente, tu n’as plus la hargne, tu es usé par tes propres morceaux. Surtout pour quelqu’un comme moi qui est toujours dans une relative instantanéité. Un disque, c’était en général un an maximum, voire six mois. J’ai eu un un mélange d’aigreur et de compréhension vis à vis de la maison de disques. C’était compliqué à vivre.

James Delleck - « Dieu est un chanteur de pop » feat. Gérard Baste as Dieu

Je vis tout ça assez mal, y compris financièrement. Artistiquement, je me détache complètement, mais ça, c’est parce que je suis devenu père de jumeaux durant la conception de L’Impoli. Quelque part, et c’est paradoxal, c’est durant cet album que je vis mes plus belles nouvelles. La paternité, l’air de rien, ça reprogramme un homme. Devenir père, c’est une cassure lumineuse. Dans mon cas, cette cassure s’est faite au détriment de l’art. J’ai été concentré uniquement sur la paternité. Au point qu’après L’Impoli et quand mon contrat chez Tôt ou Tard est arrivé à terme, ils sont venus me voir pour le troisième album que je leur devais contractuellement. « James, le contrat est sur le point de se terminer, il reste une carte pour un album. As-tu quelque chose à nous proposer ? » Ça a été impossible de leur proposer quelque chose, pour ne pas dire que rien que le fait de l’envisager, c’était impossible. Je n’étais tout simplement plus là-dedans. Le contrat s’est donc arrêté.

« Devenir père, c’est une cassure de vie lumineuse. »

À côté, financièrement, avec deux enfants à charge, c’est dur. J’appelle un pote qui m’envoie travailler dans un restaurant, chose que je n’ai jamais faite. Mais la vie est comme ça. Je bosse là-bas, je croise des gens cools, en parallèle, je passe des entretiens. Finalement, je deviens formateur pour Apple, sur tout leur matériel et leurs logiciels. Je commence ma vie d’adulte en fait : j’ai enfin un vrai métier. À côté, je divorce. Nouvelle cassure de vie, mais on s’en remet. [Sourire] Surtout que celle-ci me fait me remettre à la musique. J’ai des potes d’Apple qui partent monter une start-up en me disant qu’ils vont faire de la réalité virtuelle. Ils commencent, et ça marche bien. ils travaillent pour Dassault, Mercedes, et me proposent un clip. On sort le clip « Pigeon« , filmé à 360 degrés. C’était il y a un an et demi. Il y a six mois, je suis devenu leur directeur artistique.

On a également décidé de reprendre Gravité Zéro avec Le Jouage. Aujourd’hui, comme dans les jeux vidéo, on beta test le disque. Ce sera un album, mais le tracklist sera figé après les quelques scènes qu’on va faire, pour voir comment les gens réagissent. Aujourd’hui, si je me considère comme un vieux rappeur ? Un peu, forcément, mais je l’assume. Le projet Rétro Laser que l’on est en train de monter avec Gravité Zéro, il y a rétro dedans, et dans la phrase du refrain, je le dis que je suis là « moi et mes vieux. » Le rap est une culture qui est jeune, qui demande d’avoir du dynamisme, donc ça fait un peu peur de vieillir. Mais bon, on va comprendre qu’un vieux peut parfois être plus dynamique qu’un jeune et qu’un jeune peut parfois être plus neurasthénique qu’un vieux. Donc plus que vieux, je me sens plutôt comme un « ancien. » Et puis il y a cet album que j’ai écrit après la rupture avec mon ex-femme, qui devrait normalement être la prochaine étape. Je ne sais pas si je le sortirai, car pour la première fois, j’ai fait un disque qui m’engage très personnellement, dans lequel je vais vraiment avoir l’impression d’être totalement nu devant l’auditeur. C’est un peu une angoisse pour moi qui, comme beaucoup de rappeurs, me suis construit pour faire de la mise en scène. D’une certaine façon, j’ai toujours eu un peu un masque durant ma carrière puisque je ne me suis jamais exposé directement dans mes textes. Du coup j’ai beaucoup de mal à envisager de sortir cet album, que je n’ai fait écouter à personne, pas même à Tôt ou Tard tant j’ai peur de gêner les gens en parlant de moi. Ce serait finalement la première fois que moi aussi, je ferai tomber le masque.

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