1998 : nos quinze morceaux de rap français
Sélection

1998 : nos quinze morceaux de rap français

Poursuivant son exploration des nineties à la suite du livre 1990 – 1999, une décennie de rap français, l’Abcdr replonge en quinze titres dans l’année bénie 1998.

Photographie à la une : Anne Christine Poujoulat pour l’AFP

Fonky Family – « L’amour du risque »

Bijou parmi les bijoux de la BO du premier Taxi, « L’amour du risque » condense le style FF de la fin des années 1990 : celui d’un pont entre les productions léchées des geeks géniaux d’IAM et la hargne triste de la rue dans les thèmes et l’interprétation. Sur un sample de Pierre Bachelet, Akh offre au groupe un instru mélancolique mais dynamique. Chaque élément du morceau semble magnifiquement s’ajuster pour en faire un classique incontestable : Menzo ouvre le premier couplet avec un storytelling de coup raté en voiture (« un barrage ça met la rage ») ; le cut avant le troisième couplet, qui laisse entendre la voix a capella du jeune Sat, fout les frissons à chaque écoute ; Choa a sa mini-envolée ragga (« ma vie c’est du freestyle man nique babylone ») et Le Rat sa virtuosité, quasi-parlée, hypnotique. Le refrain, ponctué d’assonances et allitérations, se clôt sur la phrase reprise d’un couplet de ce dernier sur « Le respect se perd » (sorti sur leur premier album en 1998), que ce morceau rendra célèbre – « rien ne change sauf… la gueule des bouffons sur les billets. » L’envie brûlante de s’en sortir à tout prix, l’amitié (« réunit les frères et sœurs comme les points de suture »), l’énergie du désespoir : « L’amour du risque » est à bien des égards un emblème à vif du rap en France. Seul point négatif: Dj Djel, pilier du groupe, n’aurait jamais reçu le disque d’or pour la BO de Taxi ! – Manue

Produxion Incorruptibl – « Les cités d’or »

Dix ans avant Psy4 de la rime, à l’autre de bout du pays Produxion Incorruptibl rappait déjà « Les Cités d’or ». Le groupe grand-synthois se caractérise par son éclectisme : très vite, il a été accompagné de musiciens sur scène et a collaboré avec des chanteurs de raï avant que la pratique ne se généralise. Cette volonté de faire les choses différemment se retrouve sur « Les Cités d’or »  : il y a des sirènes sur le refrain, des phases de flow qui conduiraient presque sur la route de Memphis et des sonorités synthétiques assez rares pour l’époque. Les rappeurs et la rappeuse racontent leur ville, l’une des plus pauvres de France, et leur fierté de représenter le « 5.9.7.6.0. ». C’est parfois un peu brouillon, mais son énergie débordante rend le groupe d’autant plus attachant. Même si son succès est surtout resté local, Produxion Incorruptibl apparaîtra au Printemps de Bourges en 1999 et sortira en 2002 un album au titre énigmatique, Aux larges des raisons.  – Kiko

Oxmo Puccino – « L’enfant seul »

En 1997, alors que l’émulation n’a pas encore laissé place à la division au sein de l’écurie Time Bomb, les X reçoivent une proposition instrumentale de premier choix, qu’Oxmo Puccino jalouse. La beauté de cet instru repose avant tout sur une boucle de piano mélancolique, et puisque Ill et Cassidy n’envisagent pas de céder les pistes, Ox’ doit mettre la main dessus autrement. Il dégote le sample si cher à son cœur et missionne DJ Sek de sorte à disposer du tapis sonore idoine à son morceau. Autant le dire rapidement : Kessey a composé un chef-d’œuvre de beat, sans fioriture, à partir de cette boucle suffisant à insuffler toute la peine du monde en quelques secondes de son. L’année suivante, l’instru vient s’incruster dans l’ambiance tamisée du premier album d’Oxmo, Opéra Puccino, piste six, « L’enfant seul ». C’est une chanson intimiste à l’adresse de tous, dont le narrateur n’évoque quasiment jamais sa propre personne bien qu’il intervienne occasionnellement. D’emblée, il interpelle l’auditeur et quiconque se sent concerné passe alors quatre minutes d’introspection durant lesquelles la douceur vocale du rappeur atténue la douleur émanant des histoires dont il se fait l’écho. Il sublime la solitude subie, celle des marmots moqués, des adolescents placés, des adultes qui la camouflent dans une surabondance de coups d’un soir, celle qui fait que toute sa vie on parle au plafond… Visions de mort et pensées suicidaires parsèment un texte habité de poésie ; il est une musique à lui seul qu’Oxmo Puccino enveloppe de son interprétation sobre, faisant ainsi « passer la quinine pour un sucre… » B2

Chéravif – « Refroidissement liquide » feat. L’Abbé Xanax, Manu Leduc & Mamar De Niro

Bien sûr, vu son attelage, « Refroidissement liquide » mériterait une description approfondie de ses ambiances interlopes et sordides. Chéravif s’est de toute façon toujours fait une spécialité d’un rap affreux, sale et méchant, quelque part entre le donjon BDSM loin des 50 nuances de gris et le caniveau d’une ruelle d’Amsterdam convoitée seulement par des marins lubriques. Il n’est donc pas étonnant d’entendre ici l’Abbé Xanax hurler des histoires de local poubelle tout en faisant des références à Blade Runner, se plaindre des trous de boulette sur sa moquette tout en louvoyant dans les parages d’une zone portuaire hollandaise. Voilà pour le décor, dans lequel le talentueux Manu Leduc – du fascinant groupe de fusion française Sept et plus tard d’Alarash avec China Moses – est bien le seul à faire comprendre explicitement qu’il s’agit ici d’un morceau publié sur une compilation sensibilisant aux dangers de l’alcool. Le reste est une incroyable crise de délirium tremens associé à un mal de crâne au marteau piqueur digitalisé, et c’est probablement ça qui fait de « Refroidissement liquide » une œuvre à part : la production de Pushy!. Chantre d’une électro sauvage et bruitiste, le producteur associe aux images des rappeurs un tissu de pas plus de 16 bits saturés. Du jamais entendu dans le rap français jusqu’à lors. Et même probablement ailleurs, au point qu’en comparaison l’américain Dälek passerait lui-même pour un enfant de chœur. L’étiquette de rap indus n’est pas loin de cette aigreur d’estomac expérimentale et profondément singulière, aux allures de cuite démoniaque. Ah, et au fait : Des groupes de rap français rappent et se mouillent contre l’alcool, c’est le nom de la compilation qui contient ce « Refroidissement liquide ». Elle était produite par Skyrock avec le concours de l’Assusrance Maladie et le Comité Français d’Éducation à la Santé. Là aussi, un attelage fascinant à en donner la gueule de bois un soir de 1998. – zo.

Expression Direkt – « Les anciens »

« Les anciens », les grands du quartier ou les Kiss incarnent le respect, les madeleines de Proust et les histoires les plus romanesques des quartiers populaires. Sur la quinzième piste du premier album d’Expression Direkt Le Bout Du Monde, Kertra honore ces légendes urbaines qui se renouvellent à chaque génération. Le rappeur se remémore l’époque où gamin, il contemplait ses légendes à lui. Facilement identifiables par leur tenue ( « Stan Smith, 501, avec le polo Lacoste, le pull Lacoste et même la veste Lacoste » ), les grands du quartier fascinaient les plus petits. En les mettant sur un piédestal, ces derniers fuyaient leur candeur d’enfant : imiter les anciens servait à forger le respect, à la manière d’un sport quotidien. Pour ce titre, Rud Lion (l’ultime ancien) réussit à magnifier le morceau en produisant un instrumental à la mélodie nostalgique par ses accords. Le groove de la basse, les riffs de guitare électrique parsemés rappellent l’attrait des anciens, justement, pour le funk. Le refrain chanté par Marylou apporte de la grâce aux couplets vifs de Kertra. Le morceau dans son ensemble est une ode à ces hommes qui se donnent corps et âme pour leur quartier jusqu’à ce qu’une naissance, un mariage ou un travail ne les emporte dans le tourbillon de la routine quotidienne. Une fois partis, ne reste que l’écho de leurs voix racontant leurs histoires mythiques de la rue. – AndyZ

« La Dernière Tribu s’inscrit dans la veine engagée du rap, c’est un groupe plus insurrectionnel et anarchiste que social démocrate. »

2 Squatt – « Wanted pour un doigt de scratch »

« Wanted pour un doigt de scratch » paraît sur Ce que je vois ce que je vis, album du trio vitriot 2 Squatt. Il est en fait l’œuvre de DJ Mouss, déjà présent pour le même exercice sur leur mini-album de 1997 Survivre. Le morceau fait partie d’une espèce en voie de disparition, serait-on tentés de dire en 2023. Car avoir un morceau faisant la part belle au DJ sur son album est une chose qui s’est perdue avec le temps. Pourquoi ? Vaste question qui nécessiterait plus de place pour y répondre sérieusement. Pourtant vers la fin des années 1990 en France, les DJs avaient encore une place importante. Preuves en sont les interstices de Chroniques de Mars ou la participation des Turntable Dragunz à l’album Le palais d’justice de Freeman, avec des exercices de turntablism qui apportent une virtuosité complémentaire à celle des rappeurs. Sans oublier la compilation Opération Freestyle de Cut Killer, ainsi que Collectif Rap 1 et 2, compilations mixées respectivement par Dee Nasty puis par DJ Djel et DJ Abdel (il y en aura même une troisième mixée par DJ Premier). Le point d’orgue : l’album Double H DJ Crew qui regroupe la crème de la crème des platinistes français et reste une référence pour tous les DJs et aspirants DJs de France. Parmi les huit protagonistes du crew, DJ Mouss s’illustre avec une haletante « Course poursuite ». Faut dire qu’il s’était déjà chauffé ici donc, et brillamment, sur une ritournelle d’Ennio Morricone sans l’ombre d’un MC. Ou plutôt si, c’était lui, le fameux Maître de Cérémonie. – JulDelaVirgule

Ideal J – « Pour une poignée de dollar »

Dans O’riginal Mc’s sur une mission, le titre « Je dois faire du cash » résume en deux couplets de Kery James et trois refrains de Manu Key, la chronique de la vie criminelle d’un jeune de quartier, des codes et des risques que cela comporte à l’envie de s’émanciper de la pauvreté par tous les moyens possible. Si on peut l’imaginer comme une suite, « Pour une poignée de dollars », présent sur Le Combat continue, tranche désormais par le sens du détail, et une forme d’auto-critique en même temps qu’un lien de causalité entre le poids socio-économique et la délinquance. Sur un instrumental signé Dj Mehdi, composé d’une boucle de guitare sombre et entêtante qui plante parfaitement le décor, Kery, avec sa diction très articulée qui appuie chaque mot pour marquer leur importance, raconte une agression commise à un distributeur d’argent, puis nous emmène dans un commissariat où se déploie la violence de la police française à l’égard de ceux qui sont à sa merci. S’en suivent des moments de fulgurance du rappeur d’origine haïtienne, qui dresse un portrait acerbe du destin des enfants d’immigrés, sans lâcher ce drapeau français qu’une main noire tient fermement sur la pochette du disque : « Ma foi, vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres, maintenant on n’a plus le choix on veut un grand chez nous chez les autres », ou l’un des plus beaux pieds de nez du rap français : « Me demander ce que je ferais pour une poignée de dollars, c’est demander à Chirac ce qu’il ferait pour conserver le pouvoir » , « J’ai lutté et j’continue pour éviter la prison, j’ai mal pour ceux qu’ils ont eu, l’État n’a pas eu ma raison. » À travers cette critique frontale, Kery aborde déjà ce qu’il continuera de creuser plus encore par la suite : interroger la responsabilité du système (ses mécanismes) sur l’individu, aussi bien que celle de ce dernier, conscient de par son expérience que la frontière est ténue pour certains, entre la voie de l’illégalité et une autre plus constructive. – Hugues

La Dernière Tribu – « Savoir marcher droit »

Il est des formats de refrain plus simples que d’autres. En l’occurrence celui de « Savoir marcher droit » est d’une limpidité totale, puisqu’il consiste à répéter quatre fois la même phrase, comme un mantra : « Savoir être un homme mec, c’est savoir marcher droit. » Cette morale qui donne son titre au morceau résulte d’un récit tout à la première personne du singulier écrit par Pierro, l’un des deux MCs du groupe. Figurant au tracklisting de l’EP Révolution (l’unique production discographique de La Dernière Tribu), “Savoir marcher droit” retrace un parcours de vie chaotique et malheureusement commun. Pour résumer, c’est l’histoire d’un enfant dont les parents divorcent et qui part en cacahuète sur le traditionnel schéma « école buissonnière-deal-embrouilles-prison-regrets ». En apparence, le morceau est moralisateur et à l’écouter vite on peut y déceler le discours vain d’un grand frère ayant pris un peu de recul, conscient de s’être fait du mal, d’avoir fait pleurer les siens et de n’avoir rien gagné. Sauf que La Dernière Tribu ne se contente pas de raconter cette vie mais tente de l’expliquer au détour d’une simple phrase dans le premier couplet : « il faut que je fasse preuve de réalisme, et comprends très vite les joies du capitalisme. » Le responsable de cet engrenage de malheurs est explicitement désigné, et ici comme sur le reste de ce bien nommé six titres, Pierro, Kahin et DJ Killab’ s’inscrivent dans la veine engagée du rap, plutôt du genre insurrectionnels et anarchistes que sociaux-démocrates. – B2

ATK – « Mangeur de pierres »

De tous les titres solos qui parsèment la tracklist d’Heptagone, « Mangeur de pierres » est le premier, et il arrive comme une pierre sur un pare-brise. Sur un instrumental qui modifie à peine les notes de piano qui précèdent le langoureux hit d’Imagination, la boucle sur laquelle rappe Freko devient lugubre. Le Dingo d’ATK y ajoute une violence certaine, et celle-ci n’est pas que caillera. Il y a dans ce manifeste de rue et de la taxe une profonde histoire de rivalité sociale. Il y a aussi un refus net de la vie salariée, une certaine revendication de la liberté dans la bouche d’un racketeur assumé autant que d’un dealer spécialiste dans l’arnaque de ses clients. Freko ne s’y glorifie pourtant jamais, y parle de tentations et rempli son interprétation d’une attitude de rue à laquelle peu de rappeurs arrivent à donner tant de charisme (Salif peut-être ?). Non dénué d’humour, rempli de petits adlibs mais surtout d’une incroyable palette vocale ponctuée de changements rythmiques, « Mangeur de pierres » et ses trois couplets sont devenus quasi instantanément un hymne des galériens et zonards, et le restent encore 25 ans après sa sortie. – zo.

AL & DJ Duke – « Les lions vivent dans la brousse »

Si « Les lions vivent dans la brousse » obtient de la visibilité à la sortie d’Opération Freestyle, le morceau fait en réalité sa première apparition sur la cassette Duke Flava – 100% Freestyle Shit Vol. 2 de DJ Duke en 1997. Difficile par contre d’identifier qui de Portishead, Lalo Schifrin ou Wallace Collection fut le dig original de DJ Duke pour concocter ce titre féroce au bpm lent. Mais il est une évidence : le morceau du binôme dijonnais est devenu le porte-drapeau du rap de province. Il suffit d’entendre Al rapper avec véracité ses premières lignes pour s’en convaincre : « En matière de hip-hop j’ai pas de quoi être fier de venir d’où je viens / pour le son, les parties, les posses dans ma ville y’a rien. » Quelconque passionné de rap ayant grandi dans les années 1990 dans un bled de moins de dix mille têtes pouvait s’y retrouver. «  J’attends plus la Fnac vu que chez eux c’est encore l’URSS. » Ouais, encore fallait-il avoir une Fnac à moins d’une heure et demie de route. Heureusement, le disquaire indépendant à trente kilomètres faisait l’affaire. « Il n’y a qu’un seul intérêt à habiter un bled de paumés / C’est qu’ici nous au moins on n’est pas près d’être blasés. » Voilà. Dans le mille ! Al coche toutes les cases de l’aficionado laissé pour compte, quitte à devenir aussi un étendard du « rap de puriste », terme qui naîtra une dizaine d’années plus tard : « [Ici,] tu risques pas d’entendre Group Home sur deux fois 500 watts / Les DJ savent pas jouer autre chose que d’la dance et de la techno / Yo, je représente une ville de péquenauds. » Derrière une critique acerbe, Al cache un humour cartoonesque, quand les flacons de shampooing se transforment en son seul auditoire ou quand le livreur exécute sa tâche à cheval. Mais c’est surtout une persévérance à toute épreuve qui vient faire le sel de sa diatribe. « Souvent il fallait faire front, essuyer les affronts / J’ai jamais eu te-hon, jamais stoppé une seconde d’y croire à fond » rappe-t-il dans un troisième couplet mettant fin à un état des lieux brossé au vitriol. Une acidité et une éloquence qui ne le quitteront plus et qui le feront côtoyer Fabe, Rocé, La Rumeur ou Casey. Quant à Duke, il mettra ses talents de DJ et de beatmaker aux services de fins limiers, américains ou français, avant de s’éteindre en 2020 à l’âge de quarante-sept ans. Qu’il repose en paix. – JulDelaVirgule

« Dany Dan a cette capacité si particulière à rendre percutantes et mémorables des phrases toute simples. »

Sekta Voodoo – « Les erreurs commises »

Il est assez difficile de trouver des informations sur Sekta Voodoo. Tout juste sait-on qu’il s’agit d’un collectif dont Freddy Jay, qui se fera ensuite un nom en tant que DJ et beatmaker, a été membre. L’équipe semble avoir Tours pour point de chute, rappe en partie en créole et a sorti quelques disques à la fin des années 1990. Sur l’un de ceux-là figure le magnifique « Les Erreurs commises ». L’ambiance est à l’introspection : il est fait part, avec une justesse remarquable, de difficultés à exprimer ses sentiments, de postures hostiles qui isolent de ses semblables, d’errances scolaires qui condamnent à la galère. En somme, le tableau est plutôt sombre ; mais il est éclairci par une formidable production, aérienne et cotonneuse, portée par des nappes de violon et un air d’harmonica qui s’invite lors des refrains. À tel point que malgré le fatalisme des textes le morceau transmet une sensation d’optimisme et d’espoir. Un vrai trésor caché du rap français. – Kiko

Casey – « Décor bâclé »

En 1998, Casey n’est plus une inconnue pour l’auditeur de rap français attentif à l’actualité des compilations et mixtapes. Jusque-là, parmi les coups d’éclat de la rappeuse du Blanc-Mesnil, il y a « La Parole est mienne », et son freestyle sur la What’s The Flavor #25 de Dj Poska. Elle s’impose déjà par son écriture toute en justesse et son flow à la fois incisif et souple, ainsi qu’à travers ses textes portés sur l’ego-trip, le racisme, les clivages sociaux, et le besoin de rester authentique dans l’industrie de la musique. Mais c’est avec « Décor bâclé » en 1998 sur l’EP À Délivrer d’Urgence du label Doeen Damage que Casey dessine avec plus de précision son rap à venir, et décrit avec pessimisme la machine de l’exclusion que représentent les cités HLM en France : « Envieux, chacun y va de son business, puis la réalité le blesse », un extrait que reprendra son acolyte de l’époque, Sheryo, dans un de ses morceaux, « Les Envieux » trois ans plus tard. La production très dépouillée (signée par Dj Max : NTM, AfroJazz) laisse l’espace à l’artiste pour affirmer son talent, et annonce un titre tout aussi réaliste, mais plus affirmé dans sa fierté marginale, le puissant « Banlieue Nord » (sur son album Tragédie d’une trajectoire, 2006). – Hugues

M Group – « La rime couleur noir »

Au début, à en écouter la piste instrumentale avec sa flûte au chevrotement envoûtant, ça pourrait presque être du The Herbaliser. Mais voilà, ce n’est pas du trip-hop au groove mâtiné de hip-hop, mais bel et bien du rap français noirâtre, chose parmi d’autres dans laquelle M.Group excellait. Si dans leur carrière, les rappeurs de Deuil-la-Barre ont su faire preuve d’humour (« Trop d’choses à faire » en 2001), d’un esprit freestyle (« Rapide comme un serpent » en 1997 puis 1998), d’exubérance aussi (« Je Viens Du 9.5.1.7.0 » en 1997, ou « La Musique me rend dingue » en 2001 encore), ils signent ici le parfait portrait du rappeur qui tire la gueule. C’est un cliché, qui a longtemps collé à la peau du rap français d’ailleurs, bien volontaire pour ne jamais sourire sur disque comme sur la photo. Il n’empêche, avec ses violons hitchockiens qui entrent rapidement en scène, « La Rime couleur noire » quitte vite les flûtes envoûtantes pour sombrer dans la dépression, la paranoïa, l’aigreur mais aussi le désœuvrement. Pas du rap conscient, mais du rap à la conscience en détresse. Tout sauf du pipeau. – zo.

Fabe – « Comme un rat dans l’coin »

Pour clôturer son morceau « Correspondance », Fabe choisit un extrait de la version française de Boyz n the hood, film de John Singleton mettant en scène Ice Cube, Cuba Gooding Jr et Lawrence Fishburne. Les deux premiers y incarnent deux profils différents d’adolescents grandissant dans les rues de South Central au virage des années 80/90 ; alors que le dernier y joue un jeune père qui tente d’éduquer son fils dans un environnement chaotique : « Je sais : tu me trouves un peu dur avec toi mais c’est faux. Tu vois tes copains dans la rue, eux ils n’ont personne pour leur montrer comment se conduire, ils sont seuls. Un jour tu verras ce qu’ils deviendront. » Une transition toute trouvée pour enchaîner sur « Comme un rat dans le coin », parfait terminus d’une suite de trois morceaux sans faille commençant par « Le soir ». Si beaucoup de morceaux du troisième album de Fabe marquent les esprits, ce dernier (comptant un remix de Ivan et un autre de Logilo) s’installe de manière tenace dans le subconscient en grande partie grâce au sample mélancolique d’Anita Ward mis en boucle par Wood Willey. Mais n’en rester qu’à ce détournement de son serait négliger la part d’écriture et d’interprétation de Fabe se mettant en l’occurrence dans la peau de Darrin « Doughboy » (interprété par Ice Cube) revenant vers Tre (Cuba Gooding Jr) à la fin du film, bouteille d’Olde English à la main : « C’est plus facile de faire le mal que de faire le bien, toi, tu me comprends / Avant, quand tu me disais ça, je rigolais / T’étais en vélo, et moi je roulais en cabriolet. » Une façon imparable d’appuyer encore un peu plus la devise de la Scred Connexion : jamais dans la tendance mais toujours dans la bonne direction. Notons aussi qu’un autre extrait de Boyz n the hood aurait très bien pu clore le fatalisme et les lendemains qui déchantent de « Comme un rat dans le coin ». Il sera utilisé ailleurs, pour lier deux morceaux de la compilation Opération Freestyle de Cut Killer : « J’ai regardé la télé ce matin, ils disaient que le monde où on vit est violent. » JulDelaVirgule

Les Sages Poètes de la Rue – « Des Voix dans ma tête »

« Des Voix dans ma tête » est un morceau solo de Dany Dan et l’un des sommets d’un album qui ne manque pas de moments forts, Jusqu’à l’amour des Sages Poètes de la rue. Pop Dan s’y raconte avec une certaine candeur, parlant non sans humour de voix qui le tourmentent parce qu’il est fauché et passe son temps à traîner dehors. Mais, surtout, le Boulonnais étale toutes les qualités qui en font l’un des champions du rap français des années 1990 : le broken language (« Encapuché tard le soir traîneur »), le sens de la formule (« Paris mon île, Boulogne ma ville, parfois l’ensemble ressemble à un asile »), mais aussi cette capacité si particulière à rendre percutantes et mémorables des phrases toute simples (« Toujours dans un plan ou un autre, tel Jésus avec ses douze apôtres/J’parcours Paris et sa périphérie d’un bout à l’autre »). Ça parait facile à faire, pourtant n’importe qui tenterait de dupliquer le style de Dan aurait probablement des résultats bien moins convaincants… La marque des plus grands, sans doute. Pour ne rien gâcher, Zoxea a usiné une production brillante, à la fois douce et légère. De quoi faire de « Des Voix dans ma tête » un véritable remède contre la morosité. – Kiko

1990-1999, une décennie de rap français est disponible en librairies. Vous pouvez également le commander en ligne :

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