C.Sen : Le graffiti, c’est dire « J’existe »
Interview

C.Sen : Le graffiti, c’est dire « J’existe »

Paris 18, terre de rap sur laquelle les MCs trentenaires ne perdent pas pied. Rencontre avec l’un d’entre eux, C.Sen, qui applique en une heure trente d’interview (et un album) l’art de « ne vouloir ressembler à personne en ayant l’air de tout le monde. »

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Abcdr Du Son : Ton album est dans la tradition du rap du 18ème. Comment définirais-tu le rap de cet arrondissement de Paris, qui a su devenir un vrai pan du rap français ?

C.Sen : Le truc le plus important, c’est de ne pas s’inventer de vie, ne pas raconter des conneries. C’est un rap qui essaie d’être proche du quotidien et de la réalité. C’est cette proximité qui le définit. Dans le rap du 18ème, il y a d’abord un quotidien que reconnaîtront les gens normaux qui vivent dans l’arrondissement. Même si là ça se calme un peu, les gens d’ici fréquentent vite le crime, le deal. Ce sont des trucs qui sont connus de tout le monde qui vit ici, qui se font aux yeux de tous. Donc ici, ce que les rappeurs racontent a toujours été proche de ce que vivent les gens normaux. C’est l’une des différences par rapport au rap de banlieue où tu as certains mecs qui disent qu’ils font du rap et qui en même temps sont dans les braquages et autres trucs de ouf, qui te sortent des armes de guerre… Ce qui existe mais qui n’est pas le quotidien de leurs voisins. Ici, personne ne raconte ça. Ce qui est posé, c’est la vie de tous les jours telle qu’elle est vécue. Pour moi c’est ça qui caractérise le plus le rap d’ici. Même si t’es un amoureux du hip-hop, la vie que tu mènes est proche de celle des autres. Même si tu te barres en couille tu te retrouves avec tout le monde, tu croises les gens normaux à l’heure du café, tu passes au PMU… C’est assez simple. Il n’y a pas d’histoires extraordinaires, c’est proche de la réalité que tout le monde partage ici. Et c’est ça que je kiffe, parce que moi personnellement, j’ai une vie assez normale. Animée de hip-hop puisque je peins, mais je me sens comme tout le monde. C’est ça qui me plait : parler de l’humain, sur fond de culture hip-hop.

A : A l’image d' »Anti-héros » où tu te décris comme un mec absolument normal.

C : Ouais sur le refrain. Après ce que je dis dans les couplets, ce n’est pas ce que tout le monde dirait. Mais le refrain « Je ne veux ressembler à personne en ayant l’air de tout le monde« , c’est vraiment ce qui me caractérise. Après si t’écoutes les couplets, ce n’est pas tout le monde qui pense comme ça, ni qui le formulerait ainsi. Je ne suis pas un marginal, je vis comme n’importe qui d’autre, j’ai les mêmes aspirations : gagner ma vie sans avoir honte de ce que je fais, faire vivre mon fils. Mais ma vie c’est un peu particulier quand même : une partie est au Brésil [son fils est au Brésil, NDLR]. Mais bon, ça m’est tombé dessus et je suis content.

Ce que j’ai déjà dit, c’est qu’on est tous confronté au fait qu’on est médiocre, qu’on a vite le nez dans la merde. Et à travers le rap, c’est toute cette médiocrité que je veux transformer en quelque chose de beau. Raconter tout ça, mais que ce soit bien dit, avec de belles images, des textes bien rappés sur de belles musiques – du moins que nous on trouve belles – et donc transformer toute cette bouillie de médiocrité qui est notre vie en quelque chose de beau. Pour moi c’est ça le hip-hop. Les mecs qui font de la danse, ils n’ont rien, mais il leur suffit de foutre un carton par terre pour qu’ils t’inventent des figures, deviennent des acrobates et ça devient beau. Les mecs qui font du son… A la base pourquoi on a fait du sample ? Parce qu’on n’avait pas d’orchestre. Alors les mecs ont pris deux disques, t’ont recomposé une musique et ont crée quelque chose de nouveau. C’est chant-mé. Le rap c’est pareil, tu te nourris du quotidien de tout le monde et tu le transformes en quelque chose de beau. Le graffiti, on va dans les pires endroits, dans les tunnels de métro où tu as des taux de matière fécale incroyables, dans les endroits les plus crades de Paname, mais on trouve ça beau d’aller là-dedans pour y mettre des peintures qu’on trouve belles. Voilà ce qu’est le hip-hop pour moi : transformer ce quotidien des grandes villes en quelque chose de beau.

A : Sur le morceau « Demande à la poussière », il y a un peu cette idée que tu es en train d’expliquer. Et ce son, qui est assez photographique, où tu décris tous les travers de ton quartier en listant les détritus qui jonchent le sol, il esquive le misérabilisme, comme tout ton disque d’ailleurs.

C : Tu sais, moi, les pires des trucs – et j’y suis confronté -, ça m’est arrivé de les trouver beaux. Genre, me balader sur les boulevards extérieurs à l’époque où il y avait des milliards de putes. Bon, la vie que tu vois là-bas, elle est moche. Mais tu parlais de photographie. Eh bien visuellement, là-bas, il y a un vrai truc, tu peux trouver ça beau. Aimer ça. C’est ça qui est bizarre. Tu finis par aimer cette ambiance super glauque au point de sentir ton truc en ressortir. Tu transformes ça en beau. « Demande à la poussière », quand tu l’écoutes de loin, musicalement, c’est le titre le plus doux de l’album. Et quand tu t’approches, il devient le morceau le plus crade de l’album. Tout l’étalage que je fais, c’est les trucs les plus dégueulasses de Paris ; c’est d’ailleurs pour ça qu’ils finissent par terre. Pourtant quand tu écoutes le morceau de loin, il te paraît doux.

La même logique s’applique au clip de « Disque Rayé ». Tu vois, le morceau est dur : ce que j’y dis, le refrain, les couplets. Et pourtant j’ai fait un clip en plein jour, en plein été, où je passe devant des étalages de fruits, où je dis bonjour à mes potes, bref des images qui rendent le truc plus beau, plus humain. C’est toujours la même idée : rendre les trucs plus beaux. Sans les biaiser bien sûr. Tu vois, moi j’arrive pas à écrire sur le bonheur. C’est comme l’amour, si tu veux l’exprimer, ça devient très vite niais, pas intéressant. Le bonheur, c’est des petits instants magiques, après lesquels on court dans la vie, et c’est d’ailleurs ça qui nous fait tenir. Mais ce ne sont pas des trucs que tu peux vraiment expliquer, et il n’y a pas de formule pour les atteindre. Un moment, t’as fait plein de trucs biens et tac, la vie décide de te le rendre. Mais t’as pas de garantie, ça arrive comme ça. Alors que là les trucs merdiques, les problèmes que tout le monde a, ça se répète, ça reste tous les jours. Donc j’écris là-dessus.

Et puis quand tu touches aux problèmes des gens et qu’ils sentent que tu vis les mêmes, ça leur fait du bien. Je le sais, parce que quand je prends l’album de rap de quelqu’un, j’écoute toujours le morceau le plus triste en premier. J’appuie sur la touche « avancer » et dès que j’entends la boucle la plus triste, j’écoute. Et si là ça me parle, je vais écouter le reste.  Ce sont ces trucs là qui font que t’accroches, qu’on partage quelque chose, où tu te dis « Ce mec là vit la même chose que moi. » Par exemple c’est là qu’un mec comme Oxmo est redoutable. Avec ses mots, il va te sortir une phrase toute simple qui incarne quelque chose qu’on tous vécu. Ce n’est pas torturé et tu vois qu’il a formulé super bien un truc qu’on a tous ressenti. Tu te dis « Il est fort le gars ! » Genre quand il te dit « Ce que je crains ce n’est pas la mort mais la manière » c’est tout simple. Moi c’est exactement ce que je pense, mais je ne l’avais jamais formulé comme ça, et du coup ça me touche direct. J’essaie d’avoir la même démarche : dire d’une manière simple, belle et intelligible les choses dures que l’on vit à peu près tous. Je ne décris pas dans mon album les problèmes que personne ne connaît. Tout ce que je décris ce sont des choses qu’à peu près tout le monde connaît. A part les nantis. Et encore, même les nantis peuvent connaître ces problèmes. Je vois dans mes concerts, il y a des mecs ou des meufs pour qui en apparence tout va bien. Mais en fait non puisqu’ils se retrouvent dans ce que je dis. [Rires]

A : Les thèmes sont assez universels…

C : C’est ça qui est marrant. C’est universel, et pourtant tout le monde me parle de ce côté 18ème arrondissement que j’ai mis en avant. Mis en avant parce que c’était une manière de rendre la pareille à ce coin et aux gens qui m’ont nourri dans mon hip-hop, de leur dire « Je viens de chez vous et c’est grâce à vous que je sais rapper et que j’ai autant de passion. » Parce que j’étais avec des gens avec qui j’ai kiffé, qui partageaient le même truc que moi. C’est que dans ce sens là. Le but ce n’est pas de dire « Ici c’est chez moi » ou « Ici, ce qu’on raconte est mieux que tout le monde. » Moi à la base, je veux parler à tout le monde, et surtout, je m’en bats les couilles d’où tu viens. Tant que t’es un mec intéressant, qui a des trucs à dire ! Et justement en voyageant, en allant régulièrement au Brésil, j’ai vu des gens qui n’avaient pas du tout les mêmes problématiques que nous et qui m’apportaient plein de choses. L’endroit d’où tu viens finalement, ce n’est pas très important. Tu grandis à un endroit, forcément ça a une influence sur ce que t’es, mais ce n’est pas une garantie d’être quelque chose, ni un méchant ni un gentil. Tu vas dans les cités, au 4 000 par exemple, la plupart des gens ont un taff, ils sont gentils, ils ont envie de vivre normalement et pourtant à cet endroit il se passe des trucs de ouf.  Mais ce n’est pas parce que tu viens de cet endroit là que tu vas devenir quelque chose, un méchant ou quoi. Il y a bien sûr une part de déterminisme qui existe, tu vois que quand tu viens d’un coin ça te change, mais ça ne veut pas dire que tout le monde a les mêmes aspirations ou va tourner dans tel ou tel sens. Ça ne t’uniformise pas.

D’ailleurs, mon prochain album, je le fais vachement dans ce sens là, dans le délire Être Humain. Qu’est ce qu’est le rapport entre les gens ? C’est ça qui est important. Nous ici on vit la grande ville, c’est quand même un truc spécial. Être anonyme, on ne se dit pas bonjour, personne ne se regarde. C’est super bizarre en réalité. Quand tu vas un peu ailleurs tu vois que normalement tu ne passes pas devant quelqu’un sans le regarder dans les yeux et lui dire bonjour. Et si tu le vois trois fois tu finis par t’intéresser à qui il est. Ici tu peux passer devant ton voisin quarante mille fois en lui disant à peine bonjour, sans savoir vraiment qui il est. C’est les grandes villes… Ça a un côté spécial. Mais ça fait partie des rapports humains, qui sont aussi devenus ça. Donc j’en parle. Le rapport à l’autorité aussi. On a le gouvernement le plus pourri qu’on ait jamais eu et bizarrement, tout le monde s’en fout. C’est de l’usure. C’est arrivé petit à petit et au final on s’en bat les couilles. Tous les jours ils te font un scandale qui avant aurait été un truc énorme. Aujourd’hui, c’est limite devenu banal. C’est assez ouf. T’es obligé d’en parler. Mais ça aussi c’est de l’humain. Pourquoi les gens n’en ont plus rien à foutre de ce que font leurs dirigeants alors que c’est eux qui les élisent ? Regarde en ce moment, les keums ils sont tous grillés de partout. Le Woerth ils te le sortent alors ça y est on n’en parle plus. Hortefeux, le mec est jugé, condamné, c’est un repris de justice ! Il est censé être ministre de l’intérieur, représenter l’application de la loi. C’est un truc de ouf. Et tous ses trucs ils passent crème alors qu’avant c’était grave. C’est une évolution d’ici, l’Homme s’est habitué à toutes ces saloperies et c’est cheum, c’est dangereux même de ne plus s’occuper de tout ça. Mais c’est pareil, c’est le rapport entre les gens, c’est une évolution de l’être humain. Je suis ancré dans mon époque, mes textes ne sont pas intemporels comme peuvent l’être ceux de Brel ou de Brassens. Mais j’aimerai me tourner dans cette direction, parler des rapports humains tels qu’ils sont, peu importe l’époque.

A : Cet album a une diversité dans les ambiances. C’est justement vouloir être le reflet d’autant de moments, de sentiments ?

C : J’avais fait deux CDs avec mon groupe, 75018 BeatStreet, où on allait tous dans la même direction. Mais quand tu fais ton album solo tu te présentes aux gens. Je ne vais pas être malhonnête. Je ne suis pas qu’un mec du 18me arrondissement qui déteste la police, aime fumer du teusch et qui s’en prend aux institutions. J’aime aussi Paris, sortir, j’aime les meufs, j’aime voyager, je déconne quelques fois. Dans « Mon sosie »… Tu vois là c’est pareil. Musicalement, je l’ai rendu sympathique ce morceau, mais en fait je m’y cartonne, je dis à tout le monde tout ce que je devrais cacher. Le premier album solo tu te présentes, alors je ne vais pas cacher des choses. Ouais j’ai envie de voyager, ouais quand la nuit tombe je peux partir complétement en couille, faire n’importe quoi et partir avec une poubelle. Il y a aussi les femmes qui font super partie de ma vie. Finalement, je ne parle pas que des gens, je parle aussi de moi.

C’est aussi une question d’honnêteté par rapport à des potes à moi qui eux sont dans la merde de ouf, dans des impasses de malade. Ça j’en ai vu des impasses, que ce soit un déterminisme social, des mecs qui tombent dans la gue-dro, toutes sortes de trucs horribles. Mais moi non, je n’ai pas grandi comme ça. Rien que par respect pour ma mère je ne vais pas inventer des trucs pareils.  Je n’ai pas grandi dans un taudis. J’ai grandi avec ma mère, pas riche, foyer monoparental, mais pas à plaindre. Elle s’est bien tapée pour que je grandisse. J’ai mangé à ma faim et ce serait malhonnête de dire « Représente les vitres cassées et les poubelles qui crament. » Je n’ai pas vécu comme ça. Je suis tombé dans le graffiti à onze ans et j’ai fait toute ma jeunesse en peignant. Dès que j’ai commencé à écrire je me suis dit que je ne mentirai pas, même pour faire une belle phrase ou une image super crado. Des trucs super crades, j’en ai fréquenté pourtant, peut-être même plus que beaucoup de gens qui eux s’inventent des mondes proches de la crypte.

Et puis ce qui a changé, c’est aussi tous les rappeurs de studio et d’internet qu’il y a maintenant et qui s’inventent des vies. Ça passe crème ça. Personne ne vient les voir, checker un peu ce qu’ils sont. Moi quand j’ai commencé à vivre dans le hip-hop, si tu mentais c’était grave. Grave au point de te faire casser la gueule. On venait chez toi parce que t’avais dit de la merde, parce que tu mentais. C’était une trahison de ne pas être soi-même. Et j’ai grandi là dedans, avec cette idée là. Du coup j’ai toujours eu l’honnêteté.

A : Mais justement, est-ce que ce n’est pas la même chose que ce que tu disais sur les politiques tout à l’heure, où les gens acceptent que ce soit faux ou alors sont résignés ?

C : Bah ouais ! Bien sûr. Les gens acceptent de se faire traiter de putains. Je ne vais pas dire des noms mais c’est un truc de malade. Aujourd’hui les gens écoutent des disques tout au long desquels ils se font insulter. Ils les chantent même ! Je ne comprends pas. Après, le problème, ce n’est pas que le rap c’était mieux avant. Aujourd’hui il y a un pur niveau alors qu’à l’époque il y avait des mecs connus qui ne savaient pas rapper. Tu écoutes Rapattitude , tu vois direct qu’il y a des mecs qui ne sont pas dans les temps. T’écoutes NTM – que j’ai surkiffé hein – il y a certaines rimes écrites avec des chaussettes. On a tous kiffé « Y a du monde sur la corde à linge« , mais imagine un MC d’aujourd’hui qui met cette rime dans un refrain, tu vas voir comment on va le recevoir ! [Rires] Donc le niveau n’a pas baissé. C’est juste qu’il y a moins de foi, moins de passion dans le truc. Et surtout, il n’y a plus l’idée du mouvement.

A : C’est devenu une musique comme les autres tu veux dire ?

C : Quelque part oui. Les gens savent très biens que Booba dit des trucs super véner mais que si tu le croises au café, il ne sera pas en train de chercher des noises à tout le monde. Les gens savent que Booba est gentil. Rohff encore, il leur fait un peu peur. Mais Booba c’est un mec til-gen, pas vrai ? Bon, si tu veux te taper avec lui, OK, il sait se taper. Mais à la base c’est un til-gen. Il traîne avec des gens normaux ou des avocats. Et à côté de ça il va te dire des trucs de ouf super hardcores et tout le monde va trouver ça normal. Avant ça n’existait pas ça. Ce que tu disais, il fallait que ça te ressemble. Pour de vrai.

A : Ça vient d’où ce changement pour toi, entre le fantasme et l’authenticité ?

C : Bah, c’est comme quand tu regardes des films. Si tu regardes Troupes d’Élite ou La cité de Dieu, tu vas regarder ça pour avoir un reflet d’une certaine réalité. Puis si tu téma L’Arme Fatale là c’est pour avoir des délires de ouf, que ça parte dans tous les sens. C’est pareil dans le rap. Maintenant la palette est plus grande et les gens sont habitués à voir du vrai, du faux. Et ils savent ce qui est vrai et ce qui est faux. Il y a très peu de gens qui se font berner. Ils y croient à douze piges, puis à quinze ans ils percutent, ils se disent « Il s’est foutu de ma gueule, il ne me la refera plus. » Ils savent où ils en sont.

A : Avant le début de l’entretien, tu disais qu’il n’y avait plus de mouvement hip-hop, qu’il avait été remplacé par une culture entrée dans les mœurs. Quand est ce que l’idée de mouvement, sa dynamique, ont commencé à se perdre selon toi ?

C : Ce n’est pas très vieux. Même l’époque Secteur Ä – Skyrock, le côté mouvement, revendicatif, existait encore. Ce côté où quand tu es dedans, tu défends certaines idées, tu te confrontes à d’autres mouvements, où tu t’affirmes. Bon Secteur Ä c’était il y a plus de dix ans. Mais ce n’est pas arrivé à un moment précis, ça s’est fait petit à petit.

A : Ça s’est dilué ?

C : Ouais. Quand je parle de graffiti à des jeunes dans le rap, ils s’en battent les couilles. « Pourquoi tu fais du graffiti ? ça ne rapporte pas de thunes. » Et puis il y a aussi une réalité de la vie qui est de plus en plus dure. Par exemple je connais bien Rockin’ Squat. Je ne vais pas parler de lui parce que je l’aime bien, mais je peux te parler des gens de sa génération, des gens qui l’entourent. Eh bah un mec qui se prenait pour un rasta à l’époque, parce qu’il écoutait du reggae et qu’il se laissait pousser les locks, il y croyait qu’il était rasta. Il existait une forme d’imaginaire et la naïveté d’y croire. Ou un mec qui se prenait pour un révolutionnaire, il croyait qu’il l’était. Les jeunes de maintenant, ils ne vivent plus ça, ils sont super terre à terre. Tu le vois par exemple dans le banditisme. Les bandits étaient à fond dans le délire marginal. Donc tu les retrouvais dans la haute, dans les grandes boites, où ils s’affichaient avec leurs bouteilles en sachant qu’ils allaient finir en prison à un moment ou à un autre. Les bandits de maintenant non. Ils font leurs coups, ils mettent l’oseille à gauche, ils envoient à la famille. Il n’y a plus un moment où c’est du fantasme. C’est hyper terre à terre.

A : Il n’y a plus de plaisir ?

C : Il y a moins de rêve. Je sais qu’Assassin quand ils ont commencé, ils avaient un idéal avec eux. Je pense vraiment qu’au fond de lui, il se disait qu’il allait changer le monde. Il n’y a plus un jeune aujourd’hui qui veut changer le monde. Il veut changer d’endroit avec sa famille, quitter le lieu où il vit. C’est ça la seule chose qui compte aujourd’hui. Ce côté terre à terre enlève le côté mouvement. Je n’ai pas de jugement de valeur par rapport à tout ça. C’est un constat. Moi je le vois avec mon œil de gars qui a commencé le graffiti à onze ans en étant tout de suite à fond, mort de faim. Et ce que je dis, je le vois sur moi-même. Je verrais un mec qui aujourd’hui se comporterait comme en 92, je lui dirais : « T’es un hippie mec, t’as pas les pieds sur terre. T’es où, tu crois que tu vas changer quoi ? »

Je ne dis pas qu’il faut revenir en arrière. C’est juste que ce n’est plus le même truc, qu’il y a moins de magie. Il y a internet aussi. Les mecs tout petits, comme moi, ils peuvent arriver aux oreilles de certaines personnes, et ça c’était impossible avant. Mais il y a aussi un côté qui fait que c’est plus facile, donc que les gens font moins d’efforts. Avant, si tu rentrais dans le hip-hop, tu pénétrais un monde secret, tu te confrontais à des trucs durs, tu étais testé. Maintenant on t’accueille à bras ouverts partout. Tu fais moins d’efforts, tu as toutes les recettes partout, tout de suite. Le graffiti c’est un truc de ouf par exemple. Quand j’étais petit je prenais le train et j’allais super loin pour voir des graffs. Et quand je voyais un fegra que je kiffais, je descendais du train et je restais des heures devant, pour téma, pour comprendre le truc. Aujourd’hui en deux clics, tu sais ce qu’il se passe à New-York, à Madrid ou je ne sais où. C’est des manières d’appréhender le truc complètement différentes, l’une où il y a beaucoup moins d’efforts, il y a moins cet aspect de monde secret que tu dois aller chercher. Enfin voilà, ça a des bons côtés, ça en a des mauvais aussi.

A : Mais justement, j’en reviens à l’idée du rap du 18ème. Il semble relativement préservé de ça, intemporel dans l’intention…

C : Parce que les grands sont encore là. Parce que très vite les petits se confrontent aux grands. Le bon exemple c’est Barbes Clan. A partir du moment où ils ont commencé à péra, ils ont été confrontés à la Scred. Quand t’es confronté à la Scred, tu ne vas pas rapper n’importe comment. Tu les respectes. C’est les grands du quartier, qui sont ici, que tu peux trouver au PMU ou ailleurs, qui connaissent tes grands frères, ton oncle, ta famille. Tu es confronté à eux. Si tu dis que t’es du 18ème, les mecs de l’arrondissement, ils viennent voir qui tu es. Il y a un côté comme ça, plus humain, qui fait que ça reste un monde un peu à part. Tu n’es pas dans ton immeuble où le prochain rappeur est à une station de train. Les gens sont là. Même nous [BeatStreet, NDLR] , quand on a commencé à se faire connaître en tant qu’entité, les gens sont venus nous voir. Tout de suite. Tout le monde est là, te regarde, et dit si t’es un charlot ou pas [Rires]. C’est resté un peu comme avant. Tu dois au moins encore un peu respecter le truc ici. Sinon tu n’es pas bien reçu.

« Quand j’ai commencé à vivre dans le hip-hop, si tu mentais c’était grave. Grave au point de te faire casser la gueule. C’était une trahison de ne pas être soi-même. »

A : Tu parles beaucoup des femmes dans l’album. D’un côté tu parles de tout le plaisir que tu y trouves, de séduire, de faire l’amour en te marrant, et d’un autre côté, en sous-texte, on se demande si tu n’es pas un peu traumatisé quand même ? [Sourire]

C : [Rires] Non, je ne suis pas traumatisé. Pour moi les femmes, c’est le seul truc qui peut te démolir et te foutre à plat un dur. Moi à la base je peux m’en prendre dans la gueule, je te jure que je reste là. Prendre des tartes, la vie qui malmène, me faire démonter, les projets qui avancent pas : je connais. Ça c’est une lutte que je peux assumer. Mais une meuf qui te largue ou une meuf que t’aime mais qui ne veut pas de toi, là… T’es à plat ! J’ai vu des mecs, des durs à cuire de ouf, que tu ramasses à la petite cuillère parce qu’une petite blonde d’un mètre soixante leur a dit : « Ça y est mon frère, c’est fini. » Pour moi les meufs, c’est ce qui peut rendre ta vie douce, mais aussi te foutre au fond du trou, au plus bas. Après on s’en relève hein. Ça prend un moment mais tu rebondis. Mais ça fait partie des plus grosses fêlures. Ça et les gens qui disparaissent. Bon, ça c’est encore autre chose. Mais presque on accepte mieux les décès. Même quand c’est injuste, on sait que dans la vie, la mort elle est là. Là je pars super loin, mais les gens qui militent pour la peine de mort croient que c’est une punition super vénér. Mais la mort, ça fait partie de la vie, ça nous arrive à tous, alors que vivre enfermé non. Bref, perdre des gens, c’est super dur, mais tu le comprends. Alors qu’une femme qui te quitte, tu ne peux pas le comprendre. « Qu’est ce que c’est ? Qu’est ce que j’ai fait ? » Tu n’arrives pas à le comprendre. Ça te plombe, un truc de ouf.

En fait, mon rapport aux femmes, il est super… J’adore ça, c’est très simple, puis ça se complique quand les sentiments s’en mêlent. Et ça peut te bousiller pour un petit moment, le temps de t’en remettre. Puis moi ça va, je m’en sors bien avec les meufs, c’est pas du mytho [Rires]. Je suis bien avec les filles. Mais c’est le seul truc qui peut ne pas me faire parler pendant une semaine. Au fond du trou ! Et ça te laisse des traces. Avec les filles, tout laisse des traces. Quand t’es célibataire et que tu baises à couilles rabattues, jusqu’à des filles qui ont des mecs… Bah tu t’en souviens après ! Le jour où t’as une meuf, tu te souviens qu’il y avait une fille qui vivait le couple parfait vu de loin et que pourtant, malgré les belles apparences, tu l’avais niquée. Tout ce que tu fais avec les meufs ça te reste !

A : Tu parles également beaucoup de la ville dans ton disque, du tag aussi. Et je t’entendais dans une interview dire à ce propos : « Il y a des gens qui trouvent cette réponse pour se repérer dans le décor. »

C : Bah ouais. Dans les grandes villes tout est impersonnel, surtout en banlieue où j’ai grandi. Ici il y a encore un peu de caractère, des endroits où c’est beau. Mais en banlieue, tout est du carton pâte. C’est du Bouygues. En plus t’es dans une tour. J’ai grandi au 14ème étage, tu croises des milliards de gens que tu ne connais pas, tout le monde s’en fout de ta gueule, t’es un chiffre. Je vais te faire une formule : on veut faire des nous des chiffres, bah je vais faire de moi un tag, me transformer en lettres. Et là je m’approprie le décor, c’est à moi. Et finalement, je parle à des gens en faisant ça. Tu fais un graff sur une ligne, les gens qui s’intéressent un peu, ils veulent savoir qui tu es. Ou alors t’es dans leur imaginaire, ils s’imaginent quelqu’un. Mais ça y est, tu existes.

Et puis tout ce qu’on bouffe dans la gueule, c’est de la publicité, c’est pour vendre. Tout ce qui personnalise notre décor, c’est pour nous vendre des choses. Tu fais un graffiti, c’est gratuit, tu le donnes aux gens. Bon, tout le monde ne le prend pas comme ça, des gens voient ça comme une agression ou ils croient que tu marques ton territoire. Mais jamais personne n’a marqué son territoire avec un graffiti. A part à Los Angeles, ce n’est pas vrai. Et même à L.A, c’est surtout en se tirant dessus qu’ils marquent leur territoire. Le graffiti, c’est dire « J’existe. » On n’a pas pu sculpter les immeubles alors on peint dessus, c’est tout. Tu existes dans ce truc qui nous rend tous anonymes, tu redeviens un humain dans un monde de fourmis. Et puis quand tu en fais plus de trois et que tu t’énerves, même les gens qui ne s’y intéressent pas finissent par se faire prendre. « Mais c’est qui celui la ?« Ça a commencé comme ça d’ailleurs. Le graffiti, c’était un livreur, TAKI, qui mettait son nom dans tous les endroits de New York où il livrait. Et un jour, il y a eu un article dans le New York Times qui s’interrogeait : « Mais bordel, qui est TAKI 183 ? » Le jour où les mecs des ghetto ont vu qu’un type avec un petit marqueur finissait dans le journal, ils ont dit : « Mais moi aussi je veux être dans le journal, je veux exister. » C’est comme ça qu’est né le graffiti comme on le connaît maintenant. Il est né parce qu’il y a un mec qui savait pas ce qu’il faisait, qui se tapait son délire, et qui a tellement marqué son blase que des gens ont commencé à se poser de sérieuses questions, au point ce que ça finisse dans le journal. Il intriguait.

Voilà, c’est ça le graffiti : avec pas grand-chose tu peux finir par arriver aux yeux des gens. Alors que quand tu marches dans la rue, tu n’y arriveras jamais. Si tu fais le fou, tu vas créer un fait-divers, t’auras le droit à ta petite colonne dans Le Parisien. Il y en a tous les jours des colonnes de faits-divers dans Le Parisien. Tu marches normalement, personne ne te calcule. Tu peux même t’habiller comme un clown dans la rue, t’es un fou de plus parmi les autres. Par contre, tu te mets à écrire ton nom partout dans la ville, il y a un moment où les gens vont dire : « Bon, c’est qui lui, c’est quoi son délire ? » C’est une réponse au fait d’être transformé en petite fourmi dans une grande ville. A la base on vivait dans des villages, des villes à taille humaine. Avant ces grandes villes, les gens savaient qui était qui. Comme en Afrique dans les bleds. Les gens ont un rôle. Et c’était comme ça ici il n’y a pas très longtemps. Puis l’industrialisation et les grandes villes sont  arrivées et on est devenus rien du tout. Pour moi le graffiti c’est une réponse à ça. Après, c’est devenu un mouvement artistique. C’est de l’art appliqué, pas de l’art en tant que tel. Tu as des techniques, tu t’adaptes à la ville, c’est accessible. Même à onze piges tu peux comprendre. Ce ne sont pas les mêmes démarches qu’un peintre de ouf qui est dans son atelier et qui veut apporter quelque chose. Après, le graffiti reste une culture, je ne cherche pas à réduire. Ce que je veux juste dire, c’est qu’un graffeur comme moi qui reste dans la rue, ce n’est pas un peintre. Pas au même titre qu’un artiste peintre. Là on est dans une culture, tu prends une discipline et tu la fais bien. C’est un art appliqué.

A : Comment as-tu basculé vers le rap ?

C : En sixième j’écrivais des petits raps comme ça, c’était à la mode. Puis je me suis concentré sur le graffiti mais je trainais avec pas mal de rappeurs. Par exemple, Polo, j’étais dans le même cercle que lui. On me demandait pourquoi je ne rappais pas. Je répondais que je taggais, que j’apportais déjà bien ma part au hip-hop. Après, je squattais chez un pote à La Fourche où on se retrouvait souvent, à plein, et on rappait chez lui. Certains rappaient beaucoup, d’autres un peu, et on faisait des K7. Le délire c’était que qui que tu sois, quand le micro t’arrivait entre les mains, t’enchainais sur ce que le mec avait dit avant. Ou si t’avais un couplet et qu’il était bien, tu le lâchais. A la fin ça nous faisait des pures K7, tout le monde rigolait bien. Mais moi, j’ai du mal à faire les choses si je ne suis pas bon. Je ne me jette pas dans un truc que je ne sais pas faire. Par respect aussi par les mecs autour de moi d’ailleurs. Du coup je passais pour un autiste, parce que quand je recevais le micro, je le repassais aussi sec, sans rapper.

Au bout de deux, trois fois où on m’a taillé, ça m’a saoulé. Alors je suis retourné dans mon coin et j’ai écrit, écrit et écrit sans retourner chez mon pote – qui restait mon pote hein – pendant des mois. Je ne suis plus retourné chez lui parce que je ne voulais plus revenir pour me faire tailler. Et le jour où je suis retourné chez lui, c’est parce que j’avais mon couplet, qui me plaisait, et que je savais le rapper. Pas très bien parce que je n’avais pas une super technique, mais c’était présentable. Et à partir de là je me suis mis à écrire tous les jours.

A : C’était en quelle année ça ?

C : En 1997. Et à partir du moment où j’ai vu que j’allais y arriver, j’ai travaillé. J’y suis allé à fond. C’était vraiment un truc de passionné, c’était notre culture. Ce n’était pas du tout « Je vais faire du rap pour m’en sortir. » Non, c’était pour ne pas passer pour un con avec les potes, c’était parce qu’on aimait tous ça, parce que j’aimais ça. A la base j’en écoutais beaucoup mais je ne voulais pas en faire. J’étais vraiment monomaniaque sur le graffiti.

A : Justement, tu dis que tu en écoutais beaucoup. Il y a pas mal de références dans l’album. Ce sont tous ces moments là qui sont ressortis ?

C : Non, là ça arrive vraiment avec les rimes. Je ne me suis pas dit « Faut que je fasse absolument une dédicace à Large Pro. » C’est ma culture qui ressort. Tu sais, je suis un peu dingue. Même aujourd’hui, je passe mon temps à écouter tout ce qui sort, tous les jours, et je suis comme ça depuis la sixième. A l’époque je passais mon temps à aller faire des K7 chez des gens. J’ai toujours été à fond là-dedans et pas que sur le rap, même si c’est pour le rap que j’en fais le plus, où je ne rate rien. C’est ma culture. Donc quand j’écris, ça ressort tout seul.

A : T’écoutes encore beaucoup ce qui sort aujourd’hui ?

C : Ah ouais ! Même en français ! J’écoute tout. En ricain j’écoute tout, enfin tout ce qui me plait ou s’en rapproche. Ce qui s’apparente à New-York, parce que maintenant, Evidence on dirait du New-York mais c’est à L.A. Toute cette partie j’écoute à mort. J’écoute même les gros trucs. Je ne les mets pas dans mes sélections mais j’écoute pour voir ce qu’ils font. En rap français j’écoute pour voir ce qu’il se passe, les petits, les gros. Le rap français c’est bizarre d’ailleurs. Quand je n’en faisais pas, un mec qui faisait une rime de guignol ou se mettait à choisir des instrus toutes pétées, je le bannissais direct ! J’étais dans cette optique là. Puis une fois que tu en fais, tu arrives à voir les qualités des gens. Bon, quand c’est ça, j’écoute qu’une fois, mais j’écoute quand même. Et tu vois que le morceau, ça peut être de la merde, mais qu’à tel endroit, le mec a placé une bonne punchline, un flow, ou une manière d’aborder le truc. Ce n’est pas pour copier hein. C’est par respect et parce que toi tu travailles aussi. Donc j’écoute tout.

A côté, je suis à mort dans la musique brésilienne, la funk, le reggae. Je suis dans la musique jusqu’au cou, je piste dans tous les sens, je me fais des alertes sur internet [Rires]. Ça fait longtemps que je suis comme ça. Même avant qu’il y ait internet, je passais ma vie chez les jumeaux, à Street Sound. Il y avait même des mecs qui croyaient que j’étais vendeur. Je pistais tout, j’allais chez Momo aux Puces. J’adore ça.

A : Quand sur l’album tu dis « Notre culture a grandi dans les sous-sols et les placards, ne crains plus qu’on l’enterre », c’est un message aux gens qui disent que le rap c’était mieux avant ? C’est dire que le rap n’a pas de fossoyeur au final ?

C : C’est de passer d’un mouvement à une culture. Ça évolue mais ça donne toujours du plaisir aux gens. Ce n’est pas mort. Du tout. C’est loin d’être mort et ce ne sera jamais mort. Le hip-hop il se diffuse partout, même quand il est boycotté. Les graphistes pompent tous des trucs. Regarde Banksy, ce n’est pas l’exemple que j’aime plus que tout mais voilà. T’as des vieux qui crachent sur le hip-hop mais qui vont regarder ça. T’as des graphistes hypes qui ne supporteraient pas de passer dix minutes avec une caillera mais qui prennent tout ce qu’ils peuvent dans le graffiti. Le hip-hop il est là. Ça y est, il a bousillé la culture de tout le monde. Même inconsciemment, les gens ne se rendent pas compte, mais ça y est, c’est dans leur vie. Le hip-hop est là, il n’est pas du tout enterré.

Non, ce que Booba a voulu dire, c’est qu’il enterrait tout le monde, que c’est lui le plus fort et qu’il tuait tout le monde. Mais tout le monde a qué-blo sur cette phrase alors que c’est une formule, qui avait déjà été dite d’une manière différente des dizaines de fois par des dizaines d’autres MCs. Comme c’est le mec qui a marché et qu’il n’est pas exactement ce qu’il représente, tout le monde s’est acharné sur cette phrase. Mais ce n’est pas à lui que je pensais quand j’ai écrit ça.

A : Ma question devait être maladroite, parce que je ne cherchais pas non plus à faire un parallèle avec lui en la posant.

C : Non mais t’as des milliards de morceaux qui viennent de cette phrase. Parce que justement il est fort. Il a réussi à faire en sorte que cette phrase lui appartienne, alors que des MCs qui ont dit qu’ils tuaient tout le monde, il y en a eu plein. Mais lui, quand il l’a dit, ça devait être un peu vrai [Rires]. Les gens ont dit « Non c’est pas vrai » [il rit puis sourit] ; tu vois ce que je veux dire ?

De toute façon, Time Bomb a changé le rap français. Tout le monde rappait avec des roulements, des accélérations, et quand ils sont arrivés, tout le monde s’est dit « Putain, on peut faire comme à Queensbridge, on peut poser le truc. » Je ne les connais pas, ce ne sont pas mes potes, mais cette période là dans l’histoire du rap français, elle était belle.

Ce qui me saoule aujourd’hui, c’est qu’il y a des formules. Il y a des flows que tu peux acheter au supermarché. Tu peux faire tous tes disques comme ça. Et ça c’est relou parce qu’à la base t’es censé taffer, avoir la pêche, être surprenant. Là aujourd’hui, il y a plein de trucs que j’écoute aujourd’hui où je peux te dire la rime qui va tomber et comment elle va tomber. Bon, il y a des mecs qui se démarquent aussi. Un mec qui est ouf en ce moment pour ça, c’est R.E.D.K. Moi je ne suis pas marseillais du tout hein, je suis parisien. Mais lui, t’as l’impression qu’il arrive avec une recette, et le morceau d’après, paf, il t’en sort une nouvelle. Là tu comprends que ce sont les siennes. Mais ce qui est énervant aujourd’hui, c’est que t’as des dizaines de mixtapes qui sortent avec des mecs qui ont le même flow et qui disent la même chose. J’essaie de ne pas faire ça. Enfin, ce n’est même pas que j’essaie, c’est que je ne fais pas ça.

A : Quelles étaient tes attentes quand tu as fait cet album ?

C : Cet album, j’y pensais depuis longtemps, et le label [OnlyMusic, NDLR] m’a aidé à le concrétiser. Il y a quelques morceaux qui datent vraiment – trois précisément -, que je voulais vraiment honorer sur un disque. Puis grâce au label, j’ai pu le sortir comme j’en avais envie. Je ne sais pas batailler, je ne sais pas me vendre, je ne me souviens pas du nom des gens. Le label m’est tombé dessus pile au bon moment. Il m’a permis de faire quelque chose de beau, que je ne cède pas à faire un album que j’aurais lâché dans la nature comme ça. J’ai eu des super retours, j’existe un petit peu dans le paysage.

Et là je vais faire le suivant qui sera 100% inédit et qui est fait pour être le deuxième album. Du coup il sera sûrement un peu plus véner parce que je n’ai plus besoin de me présenter. Je n’ai plus besoin d’expliquer que j’aime les meufs, que j’aime voyager. Puis il montrera que techniquement j’évolue, que je ne cours toujours pas après la rime. J’en ai en stock et je m’en sers pour dire ce que j’ai envie de dire. Il y aura moins d’images aussi, j’y tiens moins.

A : Sur Correspondances tu as l’impression de faire des images pour faire des images ?

C : Non. Ce que je veux dire c’est que parfois, c’est quand tu écris que tu comprends ce que tu as envie de dire. Là pour le deuxième album, je saurai déjà ce que je veux dire. Je n’aurais pas besoin d’écrire pour comprendre où je veux en venir. L’ordre des chose change.

A : Là, je ne suis pas sûr d’avoir bien capté, mais j’ai cru comprendre dans une interview que tu as été en édition chez Universal ?

C : Oui, et ça ne sert à rien. Ils parient sur toi en fait. Ils te filent de l’argent ; que je leur rembourse d’ailleurs encore aujourd’hui sur ma SACEM mais que j’étais très content de toucher à l’époque. J’ai eu 10 000 balles. Et eux ils te prennent 50% de tes droits d’auteur sur tout ce que tu fais pendant que tu es chez eux. Et même après. Là, ma partie de droits d’auteurs sur l’album – parce qu’une partie a été achetée par le label sur lequel je suis – leur revient. A l’époque, parce qu’aujourd’hui ils ne le font même plus, ils mettaient un billet sur un mec, c’était un pari. Leur grosse machine tourne grâce à leur catalogue, leurs compilations, et si jamais un des mecs sur lesquels ils ont parié explose, bah ils récupèrent beaucoup d’argent. Normal puisqu’ils récupèrent 50% de tes droits d’auteur contre dix mille balles qu’ils te filent à la signature du contrat. C’est tout bénef pour eux, une des plus grosses boites du monde, parce qu’à moins que j’arrête la musique, ils récupéreront leurs sous. Bon, en droits d’auteur, ça prendra peut-être du temps, mais j’espère qu’ils les auront un jour [Rires] .

A : Comment ça s’est fait ?

C : Tout simplement. C’était un jeune, il est venu à un concert, il m’a dit « Vas-y je te prends en édition. » Ce n’est pas un gros investissement, ce n’est pas comme te signer en artiste où là ils s’engagent à te sortir ton album, payer des gros trucs, faire ta promo. A l’époque quand tu étais en contrat d’artiste dans une major, les mecs mettaient quand même le paquet. Mais en édition, ils faisaient un pari. J’ai gratté un billet puis ils n’ont rien fait derrière. Le mec foutait rien mais c’était un truc de ouf. A chaque fois que je passais il y avait les mêmes feuilles sur son bureau ou alors je le trouvais au baby. Il ne foutait rien, c’était juste un pari. Un billet à gauche, un billet à droite, et si jamais un des mecs s’en sort, c’est tout bénef pour eux. Mais moi j’étais content. Je suis retourné au Brésil grâce à ça, j’ai géré des dettes.

Bon, je t’avoue, au départ je pensais qu’en allant chez Universal ça allait faire avancer le schmilblick, mais en fait non. Ils ne travaillent pas là-dessus. C’est hyper étonnant. C’était juste avant que le MP3 les bouffent. Et les éditions ça fait de la thune. Ils devraient bosser dessus. Je pensais qu’ils allaient me trouver un tourneur ou quoi. En fait non. J’ai cassé mon contrat avec eux. Tellement ils n’ont rien foutu, j’ai pu prouver qu’ils branlaient rien, et c’est dur de prouver quelque chose face à eux. Mais quand le mec ne t’enregistre même pas à la SACEM alors que c’est ce qui leur permettra d’être payé si tu marches… Là quand même, t’arrives à casser ton contrat [Rires]. Le mec est éditeur et ne te dépose pas à la SACEM, t’imagines ? Normalement c’est le premier truc qu’il est censé faire en tant qu’éditeur. C’est sa première heure de travail. Donc j’ai pu casser le contrat. Voilà, c’est une expérience. [Rires, puis à voix basse] Mais c’est des fils de pute quand même ! [Rires]

A : Et le voyage, c’est venu comment ?

C : J’ai toujours eu envie. Enfin, j’ai eu une période où je suis resté quatre ans à Paris sans bouger du tout. J’ai fini par croire que la vie c’était ici. Mais j’ai toujours eu envie de voyager. J’ai bougé jeune. A 19 j’ai fait un voyage en Asie. A 23 ans je suis allé au Brésil. Et là je me suis dit qu’il fallait que j’y retourne autant que possible. J’ai attendu quatre ans avant d’y retourner. J’adore le Brésil. C’est un endroit de ouf.

A : Qu’est ce qui a accroché ?

C : Ce sont des latins, comme nous. Tu comprends tout contrairement à l’Asie où tu restes un peu un extraterrestre pour eux, et inversement. Même si tu restes longtemps, tu finis par un moment croire que tu comprends, puis en restant encore un peu plus longtemps tu te rends compte que non, tu n’as toujours pas compris en fait. Tu n’as pas grandi avec les mêmes systèmes de pensée, de logique. Alors qu’au Brésil tu te comprends très vite. C’est nous en mieux en fait. En plus drôle, en plus vivant, avec plus de principes et d’humanité. Avec des côtés durs aussi, mais il y en a des choses à prendre. Là bas, on apprend. Plein de trucs Je n’ai pas encore appris à danser mais je taffe [Rires]. Et j’ai une partie de ma vie là-bas. Donc ça y est…

A : Et l’envie d’y vivre ?

C : Bah ouais, mais faut que j’arrive à m’en sortir ici. Parce que si je vais là bas pour être un pauvre au Brésil, ça ne va servir à personne. Mais ce n’est pas une fuite d’ici. C’est un plus dans ma vie. Ce n’est pas pour fuir, sinon je serais déjà parti. Ici, je sais qu’il y a aussi plein de choses à faire. Un mec qui veut fuir, en se prenant un peu la tête, il peut rapidement partir là-bas. Il bosse trois mois, met de côté, prend son billet et part. Mais un mec là-bas, qui travaille trois mois, il peut faire un saut dans la ville d’à côté, mais il ne pourra pas venir ici. Nous, ici, on a cette chance de pouvoir transformer des efforts en voyage. Assez facilement en vérité. Après s’y installer, faire sa vie, c’est plus compliqué. Mais déjà on a la possibilité de bouger. Pour eux c’est très très dur. Ça aussi ça t’apprend. Quand tu es ici et que tu es véner de la vie que tu as tous les jours, puis que tu vas là bas et que tu vois des gens qui ont dix fois moins et qui pourtant arrivent à faire quelque chose, ça te donne une leçon. Et puis pour moi, c’est désormais un but permanent dans ma vie d’arriver à faire assez de sous pour pouvoir m’y rendre. C’est un moteur.

A : Tu remets vachement l’idée d’exotisme en place dans ton album. Tu rappelles un moment « ces destinations de rêve qui sont souvent des cauchemars pour ces locaux qui envient nos villes. » Tu dis que « pour la plupart tu n’es qu’un pauvre fou à vouloir quitter ton pays riche ».

C : Ça je ne l’ai pas senti au Brésil. Ils adorent leur pays là-bas. Ils n’ont pas envie de partir. Même les tapins qui se tapent des touristes pétés de thunes, ce n’est pas pour venir en Europe. Ça existe dans tous les autres pays mais pas au Brésil. Elles grattent de la thune mais pour mieux vivre chez elles.

Ce couplet là, c’est marrant que tu m’en parles car c’est le seul couplet que je n’aime pas dans l’album. Parce que j’y fais un peu la leçon. Je ne fais jamais ça normalement. Mais c’est une réponse au premier couplet où je regarde mon atlas et où je me fais des projections, où je ne dis que de la merde. Des clichés en fait, où j’associe les trucs basiques, genre aller aux Antilles pour boire du rhum. Et je m’en veux en fait. Mais je n’avais pas compris ça en écrivant le morceau, je ne l’ai compris qu’après. Ce sont les clichés du premier couplet que j’ai compensé par un couplet moralisateur. Je pense que c’est pour ça que je rembarre tout ça, que je donne un peu la leçon alors que je n’ai pas à la faire.

Je suis allé au Brésil la première fois pour découvrir, mais je n’y suis pas allé pour faire le riche chez les pauvres. Ce n’est pas comme les mecs qui vont à Pattaya parce qu’ici c’est des merdes qui n’ont pas une thune et que là bas, ils peuvent écraser les gens, s’acheter tout ce qu’ils veulent et se payer tous les trips qu’ils ne peuvent pas faire ici. C’est ça que je veux dire dans ce troisième couplet en fait : je n’ai jamais voyagé pour à mon tour faire le riche chez les pauvres. C’était pour voir d’autres choses, parler avec d’autres gens, sortir la tête d’ici. Et ça a bien marché. Ça me nourrit beaucoup.

« J’ai vu des mecs, des durs à cuire de ouf, que tu ramasses à la petite cuillère parce qu’une petite blonde d’un mètre soixante leur a dit : « Ça y est, c’est fini. » »

A : Et l’idée de faire un packaging livre pour l’album ? Ca vient d’où ? De ton historique de graffeur je présume ?

C : Ouais. Le livre, le packaging, je l’ai pensé, je l’ai conceptualisé. Mais les illustrations j’ai demandé à Jean Turner, qui a toujours des idées derrière ses dessins, de l’illustrer. C’était pour avoir un autre œil, une approche différente. Ça m’a coûté de faire ça. Soit j’avais des clips soit j’avais ça. J’ai fait le choix du packaging. Ce n’est même pas une réponse au fait que les gens n’achètent plus de CDs cristal. Je sais bien que l’objet, aussi beau soit-il, ne fera pas que ton album se vendra à des dizaines de milliers d’exemplaires. Je voulais juste laisser un truc super beau en fait, que le disque marche ou pas. Mon livre il est beau. Il est dans la bibliothèque de mon fils et quand plus tard, il sera en âge de comprendre que son père faisait de la musique, il verra un truc beau. Et là mon prochain album, je l’aborde de la même manière, il faut que je laisse derrière moi un truc beau, bien travaillé, respectueux de ce que j’ai vécu et des gens que j’ai rencontré. Comme si c’était le dernier !

Et puis je viens du graffiti, beaucoup de gens me suivent par rapport à ça. J’ai dû choisir entre ça et les clips. Comme les clips qui ont été sortis [« Antihéros » et « Disque Rayé », NDLR] je les avais anticipés, ça m’a conforté dans mon choix.

A : Tu veux vachement rester maître de ton image ?

C : Oui. Très rapidement, l’image t’échappe, devient mensongère, ne te ressemble plus. Moi je veux que ce que je fasse me ressemble jusqu’au bout.

A : Il y a quelques secondes, tu disais « comme si c’était le dernier. »

C : Je ne sais pas quel album sera le dernier. Je ne veux pas penser à ça ni le mettre en avant. Je ne veux pas dire « Je m’en vais. » Je suis pas les Beatles, tout le monde s’en bat les couilles : « Hein, ouais, tu t’en vas ? Bah vas-y vas t-en ! » [Rires] C’est pas le Tour d’adieu. Puis arrêter de faire des albums n’a rien à voir  avec arrêter de faire de la musique. Tu peux toujours participer à des mixtapes, faire des trucs en téléchargement gratuit. Mais un album, pressé physiquement, tu impliques des gens qui ont une vie, des gosses à nourrir. Tu ne peux pas leur dire tous les ans « On s’enferme un mois en studio juste pour le plaisir. » Tu ne peux pas leur dire durant toute ta vie de rappeur « Ne pense pas à l’argent. » Les albums ça continuera, c’est sûr, puisqu’il y en aura un prochain. Mais je ne peux pas non plus penser que je pourrais en sortir encore cinq autres.

Et puis le Correspondances, je pensais qu’il était ouvert, que des titres pourraient passer sur Nova ou quoi. J’aborde des thèmes d’une façon qui n’est pas fermée. Tu vois, ma mère elle n’a pas honte de ce que je fais. Elle me reconnaît quand elle écoute mon disque. Bref, je me disais que ça pouvait tourner. Pas que ça allait cartonner hein, mais juste toucher plus de gens. Mais non, les télés ont dit non, les radios ont dit non. Même Nova, même Générations.

A : Pourquoi ?

C : Parce qu’il faut tout payer. Générations c’est un sous Skyrock. Il y a des mecs là-bas, je les ai mis dans le hip-hop, et ils ne me jouent pas. Pourtant quand ils me voient, ils sont là : « Mortel, c’est lui qui nous a mis dans le hip-hop et tout. » Mais pour passer le morceau, il faut soit payer soit être dans les petits papiers. Moi je ne vais pas péra pour des gamins de treize ans alors que j’en ai trente.

A : Quand tu dis faut payer, clairement… ?

C : Faut payer [il frappe la paume de sa main sur la table]. Faut du bif. Et il n’y a pas que ça. On trouve des phases à te reprocher. Pourtant t’écoutes Nova, tu ne verrais pas « Demande à la poussière », « Voir du pays » ou « Le couloir » dessus ? Des fois tu te poses plus que des questions. Il y a un problème. En plus, spontanément j’ai ce côté où j’arrive à toucher des gens qui ne font pas partie du microcosme rap. Je ne sais pas si c’est une qualité ou pas, mais ça m’a permis d’avancer. Bref, ils m’ont tous refusé. Et je ne vais pas penser mes disques en fonction de ce qui a pu poser problème. Alors niquez vos mères, je fais mon truc, comme je l’ai expliqué, en faisant en sorte que ce soit beau, et les gens qui tomberont dessus, j’espère qu’ils se diront « Putain, il a laissé une belle trace dans le hip-hop lui » et puis voilà. Moi ça fait vingt ans que je suis dans le hip-hop, plus de dix ans que je pera, j’ai fait des petites scènes, je me suis confronté au monde du rap quand ce n’était pas comme aujourd’hui, à l’époque où il fallait avoir des équipes, où c’était chaud, où tu n’arrivais pas comme ça. J’ai vécu tout ça, je suis encore là, alors ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer à calculer mes trucs pour passer sur l’antenne de X ou Y.

Bref, je continuerai à faire ce qui me représente, des beaux disques, bien véner, en étant ce que je suis, et puis voilà. Si un jour ça doit se débloquer tant mieux, sinon tant pis. Je ne suis pas aigri. Je ne vais pas passer mon temps à crier au boycott. De toute façon, sur les Beat Street , tout ce que je raconte là, je disais que ça allait m’arriver. Pas de mauvaises surprises tu vois ! [Rires] Je sais pas si je me suis porté l’œil ou si j’ai été clairvoyant. C’est probablement entre les deux. [Rires] Mais je ne m’attendais pas à autre chose et je n’ai pas fait les choses pour que ce soit différent. Aujourd’hui je regarde à gauche à droite comment je vais faire ma vie d’adulte. Là, ce sont les restes de ma jeunesse tout ça. Pour les jeunes, je n’en suis plus un. Je vais graffer sur un terrain, les jeunes me voient ils me disent : « C’est vous C.Sen ? » Ils me vouvoient. Voilà, c’est ça la réalité : ça te rattrape ! [Rires]

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