L’industrie du rap : entretien avec Benjamin Chulvanij
Interview

L’industrie du rap : entretien avec Benjamin Chulvanij

C’est l’histoire d’un taggeur, fan de métal et de rap, qui devient le plus jeune patron de maison de disques en France. C’est aussi l’histoire d’un libéral fort en gueule qui voulait à tout prix faire rentrer le rap dans les foyers français, et qui a réussi. Nous l’avons rencontré.

, et Photographie : Jérôme Bourgeois

« Abécédaire ! »

Benjamin Chulvanij vient nous accueillir dans le hall d’entrée d’Universal Music, à Paris, en ce soir de septembre 2014. Def Jam France, le label qu’il dirige depuis 2011, a ses locaux ici. Conçu comme une adaptation française du label new-yorkais, Def Jam France compte aujourd’hui en ses rangs quelques uns des artistes les plus populaires de la jeune génération (Kaaris, Lacrim, Joke) mais aussi des vétérans, le groupe IAM en tête. Le patron nous fait une visite express : une poignée de bureaux au rez-de-chaussée, et une petite équipe affairée derrière des ordinateurs. Un dispositif assez simple, presque artisanal.

L’histoire de Benjamin Chulvanij ne commence pas par Def Jam France, loin de là. À 44 ans, il est depuis deux décennies une personnalité emblématique de l’industrie du disque en France, et un acteur-clé du développement commercial du rap français à la fin des années 90. Il est à l’origine du label Hostile Records, qui propulsera sur le devant la scène des artistes comme Ärsenik, Rohff, Soprano et Diam’s. La suite de sa carrière l’emmènera notamment à la tête de la major Capitol, et vers un rôle de juré dans l’émission Popstars.

Le personnage est précédé d’une réputation sulfureuse : celle d’un ultra-libéral sans demi-mesure. Un mec dont le métier est de vendre des disques, pas de jouer du violon. Pendant près de deux heures trente, il se montrera fidèle au mythe : rigolard, provocateur, Benjamin Chulvanij se révèle très charismatique (difficile de l’interrompre quand il raconte une bonne histoire), parfois antagoniste, mais aussi étrangement attachant. Même sans adhérer à ses points de vue, il est facile d’imaginer que son équipe soit prête à partir en guerre pour lui et les projets qu’il défend.

Benjamin Chulvanij nous le dira à plusieurs reprises : il ne donne pas d’interviews et n’aime pas être au centre de l’attention. De manière un peu paradoxale, son franc-parler semble avoir pour revers une certaine peur d’être mal perçu. Il souhaitera ainsi relire notre entretien avant sa publication. L’interview qui suit a donc été réalisée en deux temps : une conversation enregistrée, suivie de plusieurs échanges par emails pour lui permettre de préciser, voire corriger son propos.


Abcdr du Son : Comment es-tu arrivé dans l’industrie du disque ?

Benjamin Chulvanij : Tu veux que je te raconte ? Je suis né en 70, comme ce grand club qui s’appelle le Paris Saint Germain. [il lève le poing en l’air] En 86-87, adolescent, j’adore les mouvements de mecs qui ont une attitude, un lifestyle, une identité. Je produirai d’ailleurs plus tard un groupe de hardcore métal qui s’appelle Kickback. Je suis aussi fan de reggae. Avec mon pote Fabrice, on rejoint le High Fight Sound System de Tonton David. On est les deux petits gwer, les deux petits blancs. Tonton David est alors dans l’album Le Blues des Racailles. Il est chez Labelle Noir, le premier label de hip-hop, qui sortira Rapattitude… J’arrive à rentrer chez eux. En gros, je suis le stagiaire : j’apprends le métier, je ferme ma gueule, je ne me fais pas payer mais je m’en fous, j’ai des magouilles à coté, je me démerde. Chez Labelle Noir, je deviens manager de Tonton David. Il a 25 ans, j’en ai 22, et je n’y connais rien.

A : Tu deviens son manager parce que vous avez un bon feeling ?

B : Et parce qu’il voit que je bosse. Il voit que quand on fait un concert à La Cigale, le seul qui a prévu des gars pour ramasser le backline, c’est moi, pendant que les autres vont fumer des pétards. Je veux faire exploser Tonton David, mais je sens que Labelle Noir est limité en moyens. Une fois manager, je l’exfiltre pour aller chez Delabel. C’est un peu une trahison, c’est mon premier coup de business. [rires] Les mecs de Labelle Noir m’avaient lancé, mais ils m’avaient pas respecté. Je donnais des idées, on me disait que c’était de la merde, mais on me les piquait quand même. Sun Tzu disait : « Celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre. » C’est exactement ça. Moi, je veux avancer, prévoir, grandir.

Une fois chez Delabel, je côtoie Emmanuel de Buretel, juste avant qu’il devienne président de Virgin. J’apprends le métier de manager dans une structure que je crois grosse, mais qui est en fait assez indépendante. On cartonne avec Tonton David, on passe du Blues des racailles à Allez leur dire. Puis, avec De Buretel, on fait le coup excellent d’une B.O. qui s’appelle K.O.D : Katché, Oryema, David. [il fredonne] « Chacun sa route, chacun son chemin… »

A : Un Indien dans la Ville !

B : Voilà. D’ailleurs, on s’est engueulés avec Manu Katché qui n’aimait pas le morceau. Nous, on voulait qu’il soit reggae, lui le produisait genre rock californien ! Bref, chez Delabel/Virgin, je connais les premières embrouilles avec les mecs qui ne connaissent pas notre musique : « C’est quoi ces renois avec leurs casquettes ? Ils sont tous homophobes, ils fument des pétards… » Je sens qu’il y a une carence entre moi qui connais les mecs du ghetto, et les bobos des maisons de disques qui ne savent pas leur parler. Quand tu demandes à un mec qui s’occupe d’Étienne Daho de s’occuper de Daddy Nuttea, il y a un peu une tension, une opposition de civilisations en quelque sorte. [rires] Moi, je fais le lien, le traducteur, et surtout je bosse comme un chien.

De Buretel me dit : « Je te veux comme directeur artistique. » J’accepte, mais je veux aussi apprendre les éditions. Parce que les éditions, c’est le blé. Le vrai enjeu est là, toujours. Et surtout parce que le métier de directeur artistique dans les éditions, à l’époque, c’est encore un métier où tu déniches vraiment des artistes. Ma première signature, c’est avec mon pote d’enfance, JR Ewing. On fait Conçu pour Durer avec La Cliqua. Je trouve le budget, et je leur paie le matos : 50 000 francs pour clavier, sampleur… À partir de là, je commence à faire plein de compilations : Hostile Rock, Hostile Hip-Hop. On est en 1994, 1995. Je suis aidé par Olivier Carrié, un mec que beaucoup de gens oublient mais qui a été très important dans le hip-hop. Il a beaucoup influencé Emmanuel de Buretel dans ses signatures, comme avec Aaliyah par exemple. C’était un mec de talent qui mixait aux Bains Douches et qui était graphiste. C’est lui qui fera tout le design d’Hostile.

A : Tu rencontres JR Ewing comment ?

B : Par le tag. Le premier crew de JR Ewing, c’était EDF avec Chimiste – « Ennemis des Flics » – puis ensuite VEP, « Vandale en Puissance ». C’est comme ça que je l’ai connu. Moi, j’étais SAS. Pour « Sans Aucun Scrupule », « Sex And Shit », « Salopes à Sodomiser »… [rires] J’étais avec Orel, Seyo, Slice Nasty… On a formé ensuite les AEC, « Actuellement En Cavale ». En 88, on a défoncé la station Anvers pour le concert d’Ice Cube. On a fait n’importe quoi. Dans le mouvement, en tant que blancs, on était des Gremlins, on était les rejetés : on danse pas, on rappe pas, on rentre pas dans ta soirée… Par contre on défonce ta rue. [rires]

A : Pendant la période 93-95, quand Delabel sort L’Homicide Volontaire et Ombre est Lumière, tu travailles aussi sur ces projets ?

B : Non, à ce moment-là je suis manager de Tonton David, je fais mes classes. Un jour, je suis dans les escaliers de Virgin, au 11 place des Vosges. De Buretel passe et je lui dis « Hé, Emmanuel, j’en ai ras-le-cul, fais-moi monter un label ! » Il dit « OK. » [rires] C’est comme ça que je monte le label Hostile. J’ai ma liberté, mais bon, à la fin, quand tu calcules, tu te la prends dans le cul ! [rires] C’est pas grave, ça s’appelle l’apprentissage. Il faut souffrir pour s’élever.

De Buretel me donne ma chance, sachant qu’au départ, personne ne voulait de nous. Moi, j’étais habillé tout en camouflage, bandeau, pompes de G.I, grosse chaîne… J’étais complètement dingue. J’avais un look pire que les artistes. C’était le style New York Hardcore, très proche du hip-hop. J’écoutais du métal et du rap. D’ailleurs, le nom « Hostile » vient d’une chanson de Pantera qui s’appelle « Fucking Hostile ».

Le label Hostile naît donc au sein de Delabel Éditions, mais comme personne ne veut signer mes projets, De Buretel me met chez Labels, une structure qui regroupe des petits labels en licence : Beggars Banquet, 4AD, Lithium… Je me retrouve avec des mecs qui portent des pulls marins, des Doc Martens, et moi j’arrive : bédos, cailleras, camouflage … Je veux faire une compilation avec des stars du porno et des rappeurs ! Je sors Hostile Rock avec Lofofora, Marousse, Oneyed Jack, Mass Hysteria… Ça marche, on fait un petit succès d’estime, mais je me rends compte que les rockeurs, ils n’ont pas envie de vendre de disques. Les mecs se prennent la tête, ils sont un peu trop alternatifs pour moi. Le cul entre trois chaises. Les bien pensants qui se croient révolutionnaires. Des baltringues, si tu t’avoues les choses. Lofofora refusera par exemple une campagne sur Fun Radio, à l’époque où Offspring cartonnait dans le monde entier. Ils avaient peur de passer pour des vendus. C’est la vérité ! Alors que les gars du rap, c’est : « On veut faire de l’oseille ! » Et ça, ça me parle. J’aime bien la musique, mais j’ai été papa à vingt ans, t’imagines ? Tu dois juste assurer. Tu vis dans ta passion, mais en même temps, il faut faire de l’oseille.

« Les rockeurs sont un peu trop alternatifs pour moi. Alors que les gars du rap, c’est « on veut faire de l’oseille ! » Et ça, ça me parle. »

A : Donc si Hostile est devenu un label rap plutôt qu’un label rock…

B : C’est parce que les rockeurs n’avaient pas envie. Alors que les rappeurs, c’était des libéraux. Ils voulaient rouler dans des grosses caisses, avoir de l’oseille… Quand tu as la dalle, tu ne fais pas de poésie pour épater la galerie. Tu cravaches. Tu veux colorier ta grisaille, aller voir ailleurs, plus haut. Moi j’adore ça, et ça d’ailleurs été un vrai problème avec les journalistes d’antan. En 90-95, c’étaient tous des mecs issus du rock alternatif. Quand j’arrivais avec des mecs du rap – qui devraient être forcément des rouges pour eux – et que les mecs disaient « Je veux toucher de la grosse SACEM, je veux rouler en Mercedes », c’était le choc total des cultures !

Donc là, arrive la compilation Hostile Hip-Hop. Tout le monde crie au génie, mais c’est facile pour moi, je suis le seul dans le rap en maison de disques ! J’appelle Sek et Mars de Time Bomb, Sulee B, j’écoute la compil’ de Desh où il y avait Ärsenik [NDLR : L’Art d’utiliser son savoir]… J’ai un coup de cœur pour Polo. Je mets une meuf, Sté. Il y a aussi Teemour que j’aimais bien, qui rappait la révolution…

A : Da Maad Fungusth, parmi ceux qui n’ont pas percés…

B : Da Maad Fungusth, c’était le lot Sulee B ! Tu vois, je faisais des deals : je voulais Sulee B parce que c’était un tueur, et il amenait ce qu’il voulait. Avec Hostile, je fais mon premier hit : « Tout saigne ». Doc Gynéco avec La Clinique. On en vend 100 000.

Pour te resituer, à l’époque, Virgin, c’était les bobos : « On ne fait pas de compils de hits, c’est sale ! » Moi j’étais un peu l’enfant illégitime, le trublion de De Buretel. Il me protégeait, parce que chez Virgin, on ne m’aimait pas. On m’avait mis dans un placard, une pièce insonorisée et sans fenêtre, parce que je mettais la musique trop fort. Il y avait une défiance. Sauf pour De Buretel, qui est l’un des seuls mecs dans ce game qui aime vraiment le rap. Les autres ne font que du business. Et à l’époque, souvent mal en plus. Beaucoup de postures et peu de couilles.

Et donc, on explose avec Hostile. Je veux signer à tout prix Ministère A.M.E.R., mais Kenzy me passe Ärsenik en contrepartie. [rires] On vend 200 000 albums. Kenzy est un mec génial. Un penseur, un concepteur. J’adorais bosser avec lui. Après, il a amené Thibaut de Longeville, qui lui est un conteur. C’est à dire que le mec raconte des histoires de rap aux rappeurs, mais quand il faut bosser, l’intellectuel du rap n’est plus là ! Tu vois ? C’est pour ça que ça m’a fait rigoler quand il me traite de… [voir encadré] Moi j’ai toujours été un libéral, c’est à dire que je veux gagner de l’argent, et je sais que la seule vraie liberté, c’est celle qui donne aux hommes le choix d’avancer encore et encore. Le mérite ! Tout le reste n’est que branlette et faiblesse. Donc le mec, quand je le vois parler pendant des heures aux artistes mais que le lendemain, il se lève pas, il a un problème avec moi. Parce qu’avec moi, tu délivres, surtout quand tu m’envoies des factures. Quand tu dis que tu fais un truc, fais-le. Mais attention, le mec, c’est un génie de l’image. Il n’a pas fait de groupe, mais il a bien accompagné les groupes. De temps en temps, j’étais très content qu’il puisse leur raconter des histoires. Parce que moi, je suis un fonceur, et à l’époque je pouvais manquer de tact. D’ailleurs, Thibaut a raison sur un point : oui, je voulais mettre le rap à Carrefour et Auchan. Parce que les ghettos étaient à côté. Je me suis battu avec le commercial de Virgin, en lui disant : « Il n’y a pas de Fnac en périphérie, moi c’est à Carrefour et Auchan que je veux mes disques. » C’était la vérité, c’était mon combat. « On va se mettre en hyper ! » Ouais. Ça en a dérangé certains, mais moi je voyais le côté industriel pour qu’on gagne plus d’argent. Je savais que l’étude du terrain comptait plus que le romantisme bobo, je savais qu’il fallait s’avouer les choses pour péter le score. Et puis, franchement, pourquoi cette condescendance vis-à-vis des hypers ? Si tu creuses, tu comprends que ces mecs, avec leurs beaux discours, sont plus intolérants que le plus con des rappeurs. Ils ont beau n’avoir que des mots comme démocratie, égalité, antiracisme à la bouche, ils n’aiment pas le peuple. Ils en ont peur.

A : Lui et toi, vous auriez pu être très complémentaires…

B : Non, celui qui me complétait, c’était Kenzy. Mais Thibaut a fait des super trucs. Quand on a fait le Secteur Ä à l’Olympia, c’est lui qui a fait le split screen façon L’Affaire Thomas Crown. Un super créatif, je remets pas ça en cause. Mais moi, je suis un producteur. Je fais et j’aboutis. C’est ce que je dis à Oumar [directeur artistique de Def Jam France] et à mon équipe : on coche les cases. On a dix millions de vues sur le web, on rentre le titre sur Skyrock, on markette, on fait le job. Après, ça prend, ça prend pas, mais à un moment il faut délivrer. C’est notre métier de producteur.

A : Qu’est ce que t’as appris de fondamental au contact de quelqu’un comme Emmanuel de Buretel ?

B : J’ai tout appris avec lui. Il m’a dit : « Crois en tes artistes, crois en la musique. » Il m’a appris le juridique. Je ne connaissais rien aux contrats, mais c’est facile en fait. T’es pas plus con qu’un autre, tu comprends vite les abattements, les royalties… Après, tu travailles. Emmanuel m’a laissé la chance d’apprendre ce qu’est une maison de disques : bosser avec un service commercial, faire des mises en place, travailler les PLV, aller voir le mec de Carrefour, bosser un plan marketing, un plan promo…

Je n’oublie pas non plus Pascal Nègre. La vie, c’est une succession de combats, bien sûr, mais c’est aussi une série de mains tendues. Pascal m’a lui aussi fait confiance. Il me laisse faire ce que je veux comme je le veux et ça, c’est quelque chose de vraiment rare en France : une totale liberté d’entreprendre. Bon, après, Pascal n’est pas non plus un apôtre : il faut que je vende des disques, il faut que je fasse chauffer le streaming, il faut que je rentre des euros. Sinon, je saute. Mais ne t’inquiètes pas, je crois que si ça devait arriver, je parviendrais à rebondir.

A : Et côté artistes, qu’est-ce que tu as appris au contact de Tonton David ?

B : Je ne peux pas dire. [rires] Je ne peux pas dire, parce que le mec était génial, mais bon, à un moment, il a chanté avec France Gall, Julien Clerc… Tu peux hein, mais bon, moi je vais pas faire du cheval avec eux à Fontainebleau le week-end. [rires] Le show business, tu travailles avec lui, tu ne fais pas de cheval avec lui le week-end … J’ai des connaissances et des appuis forts dans le show business, mais pas d’amis. Je suis très proche de Laurent Bouneau, mais est-ce que c’est mon ami ? Il a son intérêt, j’ai mon intérêt. On sera amis quand on aura 65 balais, qu’on sera à la plage et qu’on aura plus rien à se vendre.

Bref, on vend des disques, on vend des disques… Après Ärsenik, je signe les jeunes gars de la nouvelle génération Secteur Ä, Première Classe, Pit Baccardi et aussi Rohff .Tous ces disques fonctionnent. Mon grand truc à moi, depuis que je suis dans les maisons de disques, c’est d’embaucher des mecs du ghetto. Des mecs qui connaissent cette musique et à qui on ne donne pas de place dans les maisons de disque.

« Le show business, tu travailles avec lui, tu ne fais pas du cheval avec lui le week-end. »

A : Il y a souvent ce reproche fait aux gens de maisons de disques qui « sortent d’une école de commerce »…

B : Et qui se font mettre à l’amende en deux temps, trois mouvements ! Les mecs sont fans de pop anglaise, c’est très bien, mais ça ne marche pas comme ça avec les mecs du rap. À l’époque, j’ai donc lancé Stéphane NDjigui, Franck Boga, Karim Benzina, Fawzi Meniri… des mecs qui sont issus du mouvement, comme aux États-Unis. D’ailleurs, je suis dingue de Lyor Cohen [NDLR : ancien président de Def Jam aux États-Unis]. J’ai fait une photo avec lui. Ultime. Faudrait que je vous montre le mail qu’il avait envoyé : « This guy is fantastic, il faut l’embaûcher… »

A : Il y a eu une sorte de connexion entre vous, vous vous êtes compris mutuellement ?

B : Écoute. Pourquoi je suis fan de Lyor Cohen ? Parce que c’est le mec qui a boosté Def Jam. C’est le mec qui a mêlé la black music avec les avocats feuj’. Il a tout compris. Il avait les avocats, il avait les artistes. Il faisait des doigts quand il faisait des photos avec Method Man et Redman, le tout habillé en costard. D’ailleurs c’est pour ça qu’après, je me suis habillé en costard. Pour ressembler à mon idole ! Bon, j’achetais des costards chez Zara, j’avais pas les moyens. [rires]

Excusez-moi, j’ai oublié un épisode : chez Labels, je me fais chier. Le patron, Alain Artaud, n’aime pas ma musique. Moi, j’ai appris ce que je devais apprendre, j’ai appris les rouages. Alain, c’était un technicien de maison de disques : « Faut bien travailler avec le juridique, faut bien travailler avec le commercial. Fais attention à ta promo… » Il m’apprend des petits trucs techniques à la Guy Roux. Mais à un moment, je me dis qu’il faut que j’aille voir ailleurs. Donc je mets Hostile chez Delabel. Là-bas, je vais travailler de près avec une femme extraordinaire : Laurence Touitou. Une ancienne Zulu Queen, qui avait monté l’émission H.I.P.H.O.P. sur TF1. Elle va m’aider énormément, en me donnant une vision d’image que je n’avais pas forcément.

A : On est en quelle année là ?

B : 98. L’année où je deviens patron de Delabel. J’ai 28 ans. De Buretel a peur ! Je suis le fou qui fume des pétards tout le temps et qui parle mal aux gens. Je m’énerve, je gueule… De Buretel monte un trio : Nathalie Canguilhem, Luca Minchillo – paix à son âme – et moi. Parce que je suis le plus business. Parce que je suis là tous les matins à 10 heures, quoi qu’il arrive. Je prends le pouvoir chez Delabel, et en parallèle, je dirige toujours le label Hostile. On met tous les groupes de rap sur Hostile, sauf Oxmo Puccino et Assassin qui ne veulent clairement pas y être. Et on fait un label de bobo avec Delabel : les Négresses Vertes, Massive Attack, Rita Mitsouko, Keziah Jones, M… Je découvre un autre monde, où je m’occupe surtout de l’international. Mais je suis fan de musique rock, donc j’ai pas de problème à parler avec Brian Molko ou Catherine Ringer, ni à aller dans les montagnes pour voir Pascal Comelade, un Catalan complètement barré. Moi, je suis blanc, je suis noir, je suis métal… J’arrive à m’adapter au monde.

Et là on cartonne. On cartonne ! Je me souviens, quand Laurence Touitou a quitté Delabel, elle faisait 50 millions de francs de chiffre d’affaire. J’arrive l’année suivante, je fais 100 millions. Braaah ! On fait Daddy Nuttea, je récupère les Taxi, j’explose Placebo, j’en fais 900 000… Je découvre aussi le monde des radios : le couteau entre les dents, tu te bats pour entrer en playlist, tu te renseignes sur les tests, tu apprends qu’ils vont virer un titre rock international, donc toi t’arrives : « Hé, j’ai Placebo ! » Tu vois, c’est un truc de guetteur ! Et là on explose. Delabel cartonne, Hostile cartonne, Virgin cartonne – c’est l’époque Manu Chao, Daft Punk, Air… Tout ce qui est brandé Delabel, ça fait 50 000 minimum, parce que c’est un cachet. À nous de signer les bons artistes et sortir les bons albums.

De 98 à 2001, je pilote Delabel/Hostile. En 2001, que se passe-t’il ? Ken Berry, le patron chelou qui avait une coupe de Playmobil, est viré. À la place, ils mettent Alain Lévy, le mec qui a dirigé Polygram Monde et qui a d’ailleurs acheté Def Jam. Là, le mec dit « OK : EMI, Virgin, même famille… Deux services de comptabilité ? Deux services de royalties ? Deux services de représentants ? Hum… Fusion. » Deux cent mecs dehors. Quand tu fais un plan social entre deux majors, il y en a une qui gagne. Nous on a gagné par rapport à EMI, qui a l’époque était beaucoup plus pop, beaucoup moins quali. Ils avaient Larusso, les 2Be3, tout ce qu’on n’aimait pas. C’était pas notre culture. Donc ils nous mettent là-bas. Alain Artaud devient PDG de Capitol, et moi je deviens Directeur Général. J’apprends ce que c’est que de diriger un business, et de virer des gens.

« Quand Laurence Touitou a quitté Delabel, elle faisait 50 millions de francs de chiffre d’affaire. J’arrive l’année suivante, je fais 100 millions. Braaah ! »

A : Ce qui ne t’était jamais arrivé jusque là.

B : Jamais ! Moi je virais pas les artistes, on les accompagnait jusqu’à la fin ! Je m’en souviendrai toujours : on avait 180 contrats, il fallait en rendre 80. La sélection s’est surtout faite chez les mecs d’EMI. On est arrivés chez nos anciens cousins, et on a élagué. C’était dur, et moi je l’ai mal fait. T’arrives, les mecs tu les connais pas, mais il faut leur rendre leurs contrats. Si je te rends un contrat, je te respecte en te donnant de l’argent. Comment veux-tu que je te respecte plus ? Mon choix n’est pas de te garder. Alors je suis très froid. Je peux pas sourire à un mec à qui je rends un contrat. C’était une période dure, je me suis mis dans une carapace. Quand on te demande de virer deux attachés de presse, et qu’il y en a une qui pleure dans ton bureau, c’est dur. On n’est pas des enculés, mais si ce n’est pas moi qui le fais, c’est un autre. L’argent, c’était le seul respect qu’on peut donner dans un plan social. J’apprends ça en 2001, 2002. Après, Alain Artaud arrête, et là, je deviens le plus jeune patron des maisons de disques françaises. Chez Capitol. J’ai 32 ans. Capitol, c’est Charles Aznavour, Mireille Mathieu, Robbie Williams, Coldplay, Joe Cocker, Norah Jones…

A : Ce que tu nous racontes, c’est la success story du coursier qui devient patron. Dans ta tête, tu le vis comment ?

B : Dans ma tête, je suis un gros con. Je deviens gros. Je deviens dur. Je suis toujours dans une posture. Bloqué. Cette posture, elle m’a fait beaucoup de mal. Mais bon, pas mal quand même hein ? À 32 piges… Bref, Emmanuel De Buretel s’en va et devient patron de Virgin Continental Europe. Coup de génie loupé d’Emmanuel : il décide de nommer Éric Tong Cuong à la présidence d’EMI. Éric Tong Cuong, c’est le « TC » de l’agence de pub BETC. Le mec, il voit Iggy Pop, il se met à genoux. Un soir, je lui présente le rappeur Chingy. Ça, ça m’a marqué à vie. Une soirée au Pink Paradise. Éric Tong Cuong arrive avec son trois quart en cuir, façon cowboy Marlboro. Je présente à Chingy le CEO de EMI Virgin, et qu’est-ce que le CEO fait ? Il sort un disque et demande un autographe. J’ai cru que j’allais me mettre sous terre. [rires] Bon, il était fan, il a essayé. Il s’est fait manger, broyer et chier par la machine.

A : Selon toi, c’est une connerie, quand tu es à ce niveau-là, de trop admirer les artistes ?

B : Moi, j’admire certains artistes, mais je peux pas leur dire. Je travaille, je suis un professionnel. Un artiste a besoin de quelqu’un de fort. Parce qu’un artiste, ça a des doutes, des peurs. Nous, on est le relais de leur musique en médias, en radio, en marketing donc ils ont besoin d’un mec qui se bat pour eux, et qui leur dit la vérité. Les fans ne tiennent pas longtemps.

A : Quels sont les artistes qui t’ont le plus marqués ?

B : Placebo. Brian Molko, j’ai kiffé. Parce qu’il parlait français, et je l’ai convaincu de parler français en télé. Je me suis bien battu pour ce groupe, même s’ils m’en ont voulu quand je les ai fait passer au Hit Machine. [rires] J’ai bien aimé Norah Jones aussi. Je me suis bourré la gueule avec elle, je lui ai fait découvrir le trou normand dans un restaurant de luxe. [rires] Elle était super sympa. Je vais te dire un autre truc : Mireille Mathieu, elle a des couilles mon pote !

A : Raconte-nous ça.

B : Mireille Mathieu… Moi, j’ai des problèmes avec les médias : j’ai une grande gueule, et je peux les envoyer chier. À l’époque, je suis interdit de Star Academy par ma directrice promo, Catherine Naubron. J’ai pas le droit d’y aller parce que je fais des scandales, je veux pas que mes artistes chantent avec les élèves. Je ne veux pas ! Comme c’est le concept de l’émission, elle me dit « T’y vas plus. » Sauf qu’un jour, Nathalie André m’appelle et me dit : « Benjamin, faut que tu viennes avec Mireille, parce que personne n’arrive à la gérer. » Elle est tellement dure, elle les maque tous, avec sa petite soeur Matite. La fille est un peu timbrée, elle boit deux verres de Bordeaux dans un restaurant, elle chante « Donnez nous mille colombes »… J’avais l’impression d’être dans un film ! T’arrives, et tu te retrouves avec Mireille Mathieu que tu regardais à la télé quand t’étais petit avec ta grand-mère !

Sinon, je manage aussi Amel Bent depuis trois ans. Je voulais être son manager depuis des lustres. Il a fallu que je me batte un peu. J’ai mis du temps à l’avoir mais je l’ai eue ! On est aujourd’hui très proches, de vrais alter ego. C’était pas gagné : elle, la Cendrillon des ghettos et moi l’ogre de la Major ! [rires] Maintenant, on fonctionne presque par télépathie, c’est assez incroyable. La musique, la meuf a ça en elle, c’est juste impressionnant. Elle a cette voix qui peut tout, ce parcours hors-norme, les 4000, la Courneuve… Elle s’est fait toute seule, elle a cette simplicité, cette franchise que peu d’artistes parviennent à conserver une fois le succès arrivé. Elle va tout déchirer, je le sais.

Après, mon coup de cœur à vie, c’est Diam’s. Je te raconte l’histoire : elle avait sorti son premier album, Premier Mandat, chez AB productions. Son manager, Choukri, était aussi le manager de Rohff. Il vient nous présenter le disque, j’écoute, et je dis « On n’a rien à vendre. Pas de tube, rien, mais la meuf a un potentiel de dingue. » Je la refuse chez Hostile/Delabel. EMI la signe. J’arrive chez EMI, je fais le plan social, et je me retrouve en face de Mélanie. Je connais déjà son album. Je m’en souviendrai toujours : j’ai un bureau qui fait trois fois celui-là. On m’a mis dans le bureau du président, d’ailleurs je leur ai piqué les canapés, ils sont chez moi. [rires] Bref, Mélanie arrive, c’est la chouchoute d’EMI, et je lui dis « Je te mets sur Hostile, mais je recommence ton album. » L’album est prêt, il a été envoyé aux journalistes. La directrice artistique image de l’époque trouve que Mélanie a un grand nez, alors elle le cache sur la pochette. Et il n’y a pas de hit, alors que la meuf peut faire des hits. Je réinvestis 100 000 euros. Je mets Stéphane Djigui et toute l’équipe dessus, là ils font « Incassable », « DJ », et trois autres titres. Je mets Nathalie Canguilhem en direction image, qui va lui faire une belle petite coupe et va lui mettre deux anglaises. Tu te souviens de ces boucles d’oreilles ? C’est elle. Surtout, je découvre une fille incroyable, qui est à moitié dans le ghetto, à moitié dans la France. Elle a vécu dans le show business parce que sa mère était assistante du PDG de Sony, Henri de Bodinat. Donc elle avait ce truc, cet instinct…

A : Ce qui avait surpris beaucoup de gens sur Brut de Femme, c’est ce que tu viens de décrire : ce coté féminin très mis en avant, dans l’image mais aussi dans les thèmes. Vous l’avez poussée dans cette direction ?

B : Je suis allé en studio, c’était Masta et Tefa qui faisaient l’album. Quand je suis arrivé, ils étaient en train de faire « DJ ». La phrase « J’sais que j’suis pas une bombe latine, ni une bombe platine » était perdue au fond du morceau. J’ai suggéré de le mettre en pré-refrain. Je m’en souviendrai toujours, je leur ai dit : « Les gars, on va faire danser les campings ! » [rires] Et quand tu fais danser les campings, les hypers ils tournent à BLOC ! Avec tes artistes à toi ! Et là t’as gagné. Tu vois ?

A : On est obligé de t’interrompre là-dessus, parce qu’on veut aussi parler des fantasmes et de la haine que suscite un personnage comme le tien dans le milieu de la musique. Quand tu dis une phrase « On va faire danser les campings », c’est une super réplique mais, quelque part…

B : C’est une punchline. Je suis un rappeur moi ! [rires] Ça veut dire qu’on va être populaire ! Ça veut dire qu’on va aller dans la France, et populariser le rap. En allant dans les hypers. En mettant nos artistes en télé. Ils sont tous là à se branler sur les États-Unis, mais ils font quoi aux États-Unis ? Ils font danser le peuple. Pourquoi nous on n’y arriverait pas ? Moi, je voulais rendre cette culture urbaine populaire. C’est tout. Et puis, il y a que ceux qui n’ont jamais foutu les pieds dans un camping qui trouvent ça limite comme expression. La France, c’est d’abord les campings. La tente avant le Marais !

« Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans le rap, et je peux te dire qu’à ma place, il y a des mecs qui auraient abandonné depuis longtemps. »

A : Quand tu fais ces très gros succès, est-ce que tu réfléchis aux prochaines étapes possibles pour le rap en France ? C’est une réflexion que tu as à ce moment-là ?

B : Pour Mélanie, c’était un 8 Mile avec Besson, tu vois ? Bien cliché, entre guillemets, avec Mélanie, la petite meuf à qui il arrive des trucs. Elle a pas voulu. Je voulais aussi faire un truc qu’on m’a refusé : un forfait SMS illimité. À l’époque c’était cher les SMS, et Mélanie, mon frère, elle tapait les SMS sans regarder ! Ta-ta-ta-ta ! Je voulais faire le forfait Diam’s SFR, et un téléphone Diam’s avec de faux diamants. Sa manager a refusé. pour elle, c’était « sale ». Alors que c’est la vérité, c’est comme ça qu’ils consomment, les gamins.

A : Ton objectif pour Diam’s était donc d’en faire une vraie popstar française. Aujourd’hui, Diam’s est une recluse. Quel regard tu portes là-dessus ?

B : C’est son truc perso. Et le principal, c’est qu’elle se sente bien, qu’elle soit en paix. Mais cette décision démontre la force de la meuf. Dire non à tout ça, malgré la pression, malgré tout le bordel, malgré l’argent lié au succès, c’est costaud !

A : Est-ce que tu penses qu’elle a souffert de cette industrie, et de ce succès ?

B : Une anecdote : Diam’s finit Dans ma bulle. Je sais que je vais en vendre une tonne. L’album est mortel. Et là, elle écrit « La Gamberge ». Elle me le fait en fin de production, un mois ou deux après un Zénith. Elle décrit son mal-être d’artiste qui est adorée par un public, mais qui se retrouve toute seule chez elle le soir. C’est à dire des trucs d’émotions fulgurants pour une fille qui donne, et qui donne vraiment. Elle a trop donné. Certains vont dire que « Benjamin l’a trop poussée. » J’ai entendu hein, mais quand t’as une star, tu la pousses. Et elle avait envie de donner ! Et puis, en France, il faut toujours un coupable évident, facile, compatible. Moi, je m’en fous. Je sais qu’au final, toujours, l’Homme est seul. Il fait ses choix, il subit, il agit, il cartonne ou il se plante mais il est seul. Je te rappelle que je suis un vrai libéral : Je crois en la responsabilité individuelle. Aide toi et le Ciel… Tu connais la suite.

A : Quelque part, Diam’s cristallise beaucoup de choses sur le succès, l’industrie du disque…

B : Ouais mais son mal-être, il est personnel. Tu vois ce que je veux dire ? Il y a des artistes qui se sont flingués. Elle, elle n’allait pas bien, la religion et la foi l’aident à être une femme équilibrée. C’est aussi ce qu’a dit Stromae récemment : « Je ne fais pas d’album d’ici quatre ans. » Parce que le succès, c’est un truc qui te rend dingue. On te permet plus rien, surtout quand t’es une meuf… Quand t’es une superstar, il y a des merdes qui te rendent la vie difficile. Et ça, t’as envie de t’en écarter. Je peux comprendre. Après, un peu d’histoire aussi : si on devait faire la liste de tous les artistes qui ont, à un moment ou à un autre, dévissé, craqué, pris du recul, on est là jusqu’à la prochaine coupe du monde…

A : Et si demain Diam’s frappe à ta porte en disant « J’ai envie de revenir » ?

B : Ce sera chez Warner EMI. C’est moi qui ai signé le contrat, je sais qu’elle doit encore un disque à EMI.

A : Des gens comme toi, des Valéry Zeitoun, des Pascal Nègre, vous êtes parfois vus comme les « super-vilains » de la musique…

B : Tu connais une bonne histoire sans super-vilain, toi ? Spiderman sans le Bouffon Vert, Superman sans Lex Luthor, Monica Lewinsky sans Clinton, ça donne quoi ? Deux couillons en collants et une fillette perdue dans un bureau trop grand pour elle ! Et puis, dans le rap, t’es obligé d’avoir une grande gueule. Si je n’ai pas ma grande gueule, si les mecs me détestent pas un petit peu, ils peuvent détester qui ? S’ils peuvent pas détester Bouneau et Chulvanij, c’est même plus marrant ! [rires] Bien sûr, on est des mecs un peu charismatiques, c’est pour ça qu’on est dans ce métier.

Attends, il y avait une anecdote aussi ! J’ai adoré, c’est quand il y avait cette cérémonie du hip-hop sur la chaîne TV d’Europe 2. Meilleur label : Hostile. J’arrive, costume, je me fais huer. [rires] Je l’ai fait à la Mourinho : « Merci à mes artistes, merci à untel… » J’ai pas bougé. Froid, glacial. Ce qui est assez marrant, c’est qu’ensuite j’ai croisé les mêmes mecs qui m’avaient hué : « Ouais je suis désolé… » J’en ai eu deux comme ça, qui se sont excusés. C’est d’un ridicule… Moi, je prends ça avec du recul. C’est bon, je suis le super-vilain. Mais bon, ça fait vingt-cinq ans que je suis dans le peu-ra, et je peux te dire qu’à ma place, il y a des mecs qui auraient abandonné depuis longtemps. Je me suis pris des coups de pression, des « on va te défoncer », des « tu vas finir dans le coffre d’une voiture »… Résultat, je suis toujours là et j’aime ça. Ils devraient me faire une statue ! [rires]

A : Selon toi, quelle est la plus grosse idée reçue sur les gens comme toi et votre métier ?

B : C’est que les mecs croient qu’on a perdu notre passion. Mais moi, je suis un passionné. Comprendre un artiste, trouver le langage pour l’expliquer, le vendre, ça me passionne. Le rôle d’un producteur, c’est de donner l’envie. En ce moment, j’ai l’envie sur Nicki Minaj. C’est mon challenge là. Parce que le clip du gros boul [NDLR : « Anaconda »], quand t’es une bonne femme de cinquante ans, tu en parles : « Mais c’est qui celle-là avec son truc ? Je trouve ça tellement vulgaire. » Ta fille va répondre : « Oui maman, c’est Nicki Minaj. » Ça devient un sujet de conversation. C’est le moment d’attaquer. Pour que Nicki Minaj rentre dans le foyer des français, il a fallu qu’elle montre son boul, et que ce soit un sujet de conversation entre générations. Donc quand je vois ça, et qu’on a des hits, je dis « On y va. »

A : Si je te montre cinq artistes, complètement anonymes, quelles questions tu vas poser ? Qu’est ce qui te fait te dire « OK, lui je le signe » ?

B : Alors, déjà je signe très peu. Ceux qui signent, c’est Oumar et Kore. [rires] Mais on n’a pas fini mon histoire ! Je deviens patron de Capitol, on cartonne, on fait mes meilleures ventes 2006-2007 : Raphaël et Diam’s. 1,6 million et 1,3 million. Robbie Williams, Gorillaz, Coldplay. Boum, boum, boum. À un moment, j’en ai ras le cul, je démissionne, enfin, je pars dans un plan social. C’était mieux au niveau des zéros sur le chèque, si tu vois ce que je veux dire… Deux jours après, Pascal Nègre m’appelle et me dis : « Tu veux pas faire Popstars ? » Je dis oui, mais je déteste. Dans Popstars, c’est moi qui dois sortir le disque. Seb [Farran, ex-manager de NTM, actuel manager de Johnny] doit faire tourneur via sa société Lickshot. Ophélie Winter, bon, elle est là pour « ophélie-winter », et Mia Fraye, elle est là pour nous péter les couilles. Donc, avec mon pote Seb, on s’éclate, sauf que moi j’ai deux disques à sortir pour Universal. Je viens de partir d’EMI, je suis obligé de réussir les deux disques. Donc je joue le gros con à la télé, gominé, en costume… Résultat : on vend 350 000 de sheryfa Luna et 150 000 de Lea Castel. Pas mal.

A : C’était juste pour la télé ce look-là ?

B : Ouais, ils voulaient que je me mette en costume tout le temps. Parce que ça faisait « patron », et parce que j’étais président du jury. On s’est marrés avec Seb, mais j’ai détesté passer à la télé. Derrière, on m’a reproposé, mais non, plus jamais. J’aime pas qu’on me voie, j’aime pas qu’on me reconnaisse… du tout. À la lumière, je préfère toujours l’ombre, les coulisses. L’efficacité aime les ténèbres.

« Moi, je sors des disques quand il y a des consommateurs. »

A : En 2011, tu lances Def Jam France. Il y a eu beaucoup de critiques lors de la création du label, et des critiques encore plus acerbes quand les premières signatures ont été faites…

B :  En France, la critique est un sport national. Il y a donc ceux qui critiquent, la majorité, et ceux qui font. J’ai choisi mon camp. Et c’est pour ça qu’il y a Oumar, Kore et maintenant Therapy.

A : Pour recadrer tout ça ?

B : Ouais. Je signe très peu. Je leur fais confiance, je rentre dans leur délire. J’ai écouté l’album de Joke quand il avait fini d’être masterisé. Oumar a rien voulu que j’écoute. Salaud ! [rires]

A : Tu penses qu’ils ont une oreille plus aiguisée ?

B : Écoute, moi j’ai 44 balais. Quand j’avais 25, 26 ans, je faisais toutes les MJC, j’allais chercher tous les groupes, j’étais au courant de tout. Maintenant, je suis obligé d’avoir des réseaux. Faut pas se mentir à soi même, faut pas faire le faux jeune. Ils ont leurs réseaux, ils sont à l’affût, moi je vais plus traîner sur le web jusqu’à 5 heures du matin. Le lendemain, je travaille à 9 heures !

A : Aujourd’hui, finalement, ce qui t’excite le plus, est-ce que c’est le rap en tant que musique, ou le projet autour ?

B : La trap m’excite, j’adore ce son. Là, le nouveau Kaaris [« Sevrak »], il est énorme. Je ne vais que dans les clubs hip-hop. Je vais pas dans les boites d’EDM, je déteste. Donc oui, j’écoute du rap et mes vieux trucs d’ado. Mais en même temps, nous on est des mecs de marketing. On aime raconter des histoires, trouver l’angle. Le storytelling, comme disent tous les cons à barbes bien taillées…

A : Il y a un motif qui revient souvent dans ce que tu racontes, c’est cette idée de « rentrer dans les foyers ». La France, les villages, les collèges… J’ai vu le clip de Ma2x, « Sex Friend »

B : Il est pas sur Def Jam ! Ça c’est Definite Pop Records. Je précise, je n’ai pas envie de me prendre des tomates !

A : Ces artistes, ces choix, ils ont un impact sur la population. Quand je vois le clip de « Sex Friend », je trouve ça très malin d’un point de vue marketing, mais je me demande : est-ce qu’il faut vraiment donner aux gens exactement ce qu’ils attendent ?

B : Tu sais, toi, ce que les gens attendent ? Je vais te raconter Ma2x, parce que tu penses que c’est un produit marketing : le mec s’est fait tout seul. Je le découvre sur Facebook. Je vois un gamin qui a 250 000 amis et une vidéo qui fait cinq millions de vues : l’histoire d’un petit provincial qui monte à Paris, avec la tour Eiffel et les bateaux mouches, qui fait du « rap love »… Il vient de Rouen, le samedi il fait des dédicaces à l’office de tourisme de Dieppe, et il y a 200 meufs. [il prend une voix outrée] « Oh non, je veux pas le signer ! » Non. Il y a un engouement, donc j’essaie. Il y aura toujours des jeunes filles qui voudront de beaux artistes, de jolis garçons. Et tu peux le faire évoluer. Nous, on a appris son métier à Ma2x. Et puis c’est produit. Parce que quoi que tu dises sur Ma2x, si t’écoutes le son, ça tape. Moi, j’aime bien Ma2x, il a besoin d’avoir la chance de pouvoir vendre des disques, s’exprimer et devenir un artiste. Il y aura toujours des artistes comme lui, et moi, j’aime bien en faire. J’aime le challenge d’apprendre le métier à un gamin. Je trouve ça marrant, et en plus, il y a des consommateurs. Consommateurs, un autre mot interdit par ceux qui pensent bien. Comme « camping ». L’hypocrisie est une perte de temps…

Pour moi, Ma2x, c’est pas de mauvais goût. C’est vous qui le trouvez de mauvais goût, petits journalistes bourgeois que vous êtes ! [rires] Mais il y a des filles de 14 ans qui trouvent Ma2x très beau. C’est pas parce que t’es jaloux des abdos de Ma2x que je devrais pas le produire ! Moi, je sors des disques quand il y a des consommateurs. Pardon, des auditeurs potentiels. Ça va, ça ? [rires]

Aujourd’hui, je ne signe pas un rappeur au début. Ou très peu. Nous, on est les meilleurs quand on le signe là où il y a le buzz. Lacrim, il a vendu ses 40 000 en indépendant, bim, on passe la cinquième. C’est là où je sers. Qui va me streamer ? Qui va m’acheter ? Il faut pas se mentir : j’y vais quand j’estime que c’est bon. Je pense que sur Ma2x, il y a un potentiel sur un public ado, j’y vais… Là, on va lancer son prochain clip avec sa fiancée. La fiancée d’Ma2x, elle a 100 000 amis sur Facebook. C’est un roman photo. Les gamines, elles vivent avec lui. T’as compris mec ?

A : Dans ton discours, tu opposes souvent les « libéraux » d’un côté, et les « bobos » de l’autre. La structure des labels Hostile/Delabel semblait même refléter cette opposition. C’est une coïncidence, ou un vrai point de vue idéologique ?

B : En fait, ce qu’il faut d’abord retenir, c’est que chaque label – et encore plus à l’époque de Hostile et de Delabel – possédait une identité. Cette identité pouvait être purement musicale comme axée sur une tendance plus globale. Mais les labels avaient une logique, on ne signait pas n’importe quel type d’artiste sur n’importe quel label. Je ne dis pas forcément que cette identité était crédible ni réelle, mais elle permettait de cadrer le projet. Hostile, avec ces signatures rap et hardcore, renvoyait effectivement une image d’un label urbain, représentait l’attitude des artistes signés, qui venaient souvent de la rue et donc, qui voulaient gagner du fric avant de sauver le monde. Delabel signait des artistes différents musicalement mais qui pouvaient tous espérer un jour faire la couv’ des Inrocks, histoire de simplifier. Ces groupes étaient surtout écoutés par la bourgeoisie blanche, par les mecs qui collectionnaient du vinyle, les futurs bobos en somme (à l’époque, on disait les bourges). Alors oui, on pourrait effectivement résumer les choses comme ça : libéral, bobo… Mais moi, de toute façon, ce qui m’intéresse, c’est le futur, c’est le projet, peu importe le consommateur ou le lifestyle visés. Il ne s’agit que de ça: viser le consommateur idéal. Bobo, libéral, hardcore, punk pop, rap, r&b… Au final, c’est la même histoire, toujours : il faut parler au bon auditeur, il faut viser la bonne cible, rien de plus. Les étiquettes peuvent changer, de toute façon, il s’agit de faire du chiffre. Un label, bobo ou pas, qui ne vend pas n’est pas un label mais un souvenir. Il ne faut pas mettre de l’idéologie partout. De la stratégie, évidemment. À la guerre ou dans les bacs, si tu es un stratège à deux balles, tu perds, point barre.

« C’est vrai, le lancement de Def Jam France a été un peu catastrophique. Ma faute. J’ai pas fait gaffe. Carton jaune Benjamin, dernière fois ! »

A : Revenons sur le rap, et sur le roster Def Jam France. Il y a plein d’artistes différents : AKH, Lacrim, Joke, Kaaris… Comment vous concevez une sorte de cohérence ? Est-ce que vous en cherchez une déjà ?

B : Dans le roster Def Jam, on a des légendes – IAM, Akhenaton, Kool Shen, Disiz – et des nouveaux talents amenés par Oumar et Kore. Et on essaye de signer des stars. C’est le but du jeu. Travailler, accompagner l’artiste pour qu’il soit une putain de star ! Tu vois, l’histoire de Lacrim, elle est belle. L’histoire de Joke, elle est belle aussi. Alonzo, on avait fait un deuxième album un peu pour Skyrock. Stop. On re-crédibilise, on prend le temps, on fait des clips. Maintenant, ça marche.

C’est vrai, le lancement du label a été un peu catastrophique en terme d’annonce. Ma faute. J’ai pas fait gaffe. J’étais trop dans le truc. Carton jaune Benjamin, dernière fois ! C’est d’ailleurs pour ça que j’accepte cette interview, parce qu’aujourd’hui on brille un petit peu. « Vas-y Oumar, fais-moi parler à des journalistes de gauche ! À des journalistes quoi… » [rires] Je vais te dire, j’ai fait des conneries sur Def Jam au départ, mais il y a un détail technique qu’il ne faut pas oublier : j’ai dû récupérer des artistes. Vitaa, Mister You, IAM, les Psy4. On m’a pas demandé mon avis, c’était dans le package. J’avais ces quatre marques. On n’a pas fait un bon lancement de nouvelles signatures. C’est ce que je devais faire, je me suis gouré, je comprends l’erreur. Je me dis « Je suis plus dedans, on prend Oumar. » Après, à moi de le former. Parce que mon métier, c’est comme ce slogan qu’on avait chez Virgin : « une génération rêve la suivante. » Le but du jeu, c’est que je passe le relais. Je fais une équipe, on fait le roster doucement, et aujourd’hui, au bout de deux ans et demi, on est en train de gagner. On a loupé quelques trucs, par ma faute, parce qu’on est un peu trop lent de temps en temps. Je dois réagir plus vite quand Oumar m’amène un truc. Il m’avait amené Jul. Tiens, si je l’avais signé Jul, t’aurais dit quoi ?

A : Franchement ? J’ai écouté Jul à Marseille, et j’ai compris.

B : Voilà, t’as compris. Mercredi prochain, je vais t’emmener à une séance de dédicaces de Ma2x à Rouen, au Leclerc, et tu comprendras aussi. Jul, ce qui est énorme, c’est que les titres sont a peine mixés, alors que nous on est dans le truc de surproduction, à discuter avec des Américains, etc. Lui, il s’en fout, et il vend 150 000 disques. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il est vrai.

A : Tu parlais de Lyor Cohen toute à l’heure. Est-ce qu’il y a une pression à diriger un label qu’il a développé ?

B : Non. Par contre, j’ai conscience que Def Jam représente un héritage. [se rapprochant du dictaphone] Oui les fans, j’ai compris, je ne mettrai pas Ma2x sur Def Jam ! J’ai créé un label pop qui s’appelle Definite. Tu sais pourquoi d’ailleurs ? [il montre une photo sur son ordinateur : Rick Rubin, dans les années 80, devant un logo Definite] Voilà pourquoi. Je monte Def Jam Comedy aussi. C’est ça un vrai libéral : un projet en appelle un autre. Il faut toujours être en mouvement, apprendre, monter. J’ai signé Nawell Madani qui cartonne dans le business des comiques. Le cinéma lui tend déjà les bras. Ça va me permettre d’ouvrir, de trouver d’autres angles, de croiser les publics et de mêler les genres. C’est important pour moi. Et en même temps, tout ça, c’est la même clientèle, le même ADN. Je ne suis pas perdu. J’avance armé et serein, excité surtout par les nouveaux enjeux. Et puis, l’humour, c’est comme le rap : tu ne peux pas tricher. C’est le public qui décide. Et s’il n’a pas envie de trouver ça drôle, il ne se pliera pas en deux juste pour te faire plaisir. J’aime ça.

A : Un mot sur IAM, qui est aujourd’hui un modèle de longévité. Selon toi, quelles sont les bonnes décisions prises par le groupe pour se maintenir ?

B : Déjà, ils ont réglé leurs problèmes en interne. Ça leur a permis de faire une tournée où ils se sentaient bien. Ensuite, Urban Peace. Ça les a mis en lumière. On en a vendu quand même 150 000. Et puis leur discours ! IAM, c’est un groupe qui a des valeurs et qui les défend depuis des années. J’ai le plus grand respect pour Chill. Je suis fan depuis que je suis tout petit. C’était un gros problème quand je faisais les premiers albums d’IAM. J’étais stressé devant lui. [rires] Il est un peu compliqué de temps en temps, mais il est brillant. IAM, c’est un groupe qui défend ses valeurs. C’est ça qui va les faire gagner, et c’est pour ça que je les ai encore signé pour deux albums. Les gars, ils rapperont à 50 balais. Regarde leur tournée ! Ils ont eu Central Park, Pékin, Bangkok… Ils sont incroyable les mecs. Un Olympia qui arrive ! Un album d’Akhenaton qui arrive ! Ils sont encore productifs, ils parlent à des consommateurs, et ils leurs parlent bien. IAM, c’est un groupe qui a su rester sain.

A : C’est dur à accomplir ça ? Il y a sans doute des artistes qui ont ce potentiel de durée, et qui peut-être n’y arriveront pas…

B : Dans IAM, tu as une manageuse, tu as des forces. Ils se sont toujours entraidés. Vingt-cinq balais, t’imagines ? Tu fais un groupe pendant vingt-cinq ans, tu vieillis avec tes potes. T’avais seize ans quand tu as commencé, maintenant t’en as 46 ! T’as vu les gamins, les divorces… C’est fort ! Mon fils de dix-sept ans fait des beats, le fils de Chill va peut-être rapper dessus. C’est marrant ! On va faire les « fils de ». Ils l’ont fait dans le rock, On va le faire aussi ! [rires]

A : Comment as-tu vécu l’arrivée d’Internet dans le monde de la musique ?

B : Kenzy m’avait dit : « Dama… » – c’est mon prénom thaïlandais – « …on ne regarde pas le futur dans un rétroviseur. » Alors je m’adapte. Aujourd’hui, on voit qu’iTunes fait 30% de moins que l’année dernière. Ce qu’on vendait en une journée sur iTunes en single, maintenant on le vend en une semaine. On voit que le streaming fait +30%. Le streaming, c’est un marché plat tout au long de l’année. Il n’y a pas de dernier trimestre ou l’on fait 50 % du chiffre physique. Notre métier, ce n’est plus de vendre des CD, ou des titres, c’est de faire écouter notre musique via des plateformes de streaming. Tu arrives sur Spotify, il y a 30 millions de titres. Comment on va gagner de l’argent ? Au clic. Alors il faut savoir amener les consommateurs à écouter des titres sur ces plateformes. Mais notre métier restera toujours le même : choisir de bons artistes, faire de bonnes chansons.

A : Est-ce aujourd’hui faire un succès populaire de rap sans Skyrock, c’est possible ? Est-ce que c’est quelque chose vers quoi il faudrait tendre ?

B : C’est quoi un succès populaire ? Alonzo, avec son titre « La belle vie », c’est populaire dans les ghettos. Il n’a pas eu Sky. Après, ça dépend de ce que t’entends par populaire. « Miley » de Joke, mon gars, c’est populaire. T’as pas Skyrock, mais c’est des tubes du ghetto. Il en faut. C’est exactement comme « En mode » de Rohff à l’époque et tous ces trucs-là. Mais tube populaire, c’est à dire ? Vendre du single ?

A : Quelque chose qui rentre dans l’inconscient collectif. Quelque chose qui marque une année.

B : Maitre Gims ? Oui, tu as besoin de lui, parce qu’il fait des top lines de malade. C’est un génie. Jul fait des top lines incroyables aussi. Donc oui, t’as besoin des radios. Jul, quand c’est sorti, c’était très local, et la radio l’a rendu populaire. Il y aura toujours les radios. Parce que les mecs en voiture, ils aiment écouter la radio. On a parlé des radios d’Internet, mais les seules qui marchaient, c’était les radios qui avaient déjà un nom, comme Skyrock, NRJ… Elles sont où les radios d’Internet aujourd’hui ? Les radios vont toujours exister, elles bougent avec les réseaux sociaux, elles s’adaptent. Vous avez interviewé Laurent Bouneau ?

A : Ça finira bien par arriver…

B : Il est génial ce mec ! Écoutez-moi les gars : une radio locale, c’est quoi ? C’est une radio qui doit émettre trois heures par jour pour pouvoir prendre de la pub dans sa région. En local, quand tu joues du rap, tu n’as plus de pub. Parce que c’est pas la bonne clientèle. À l’époque, les patrons des antennes locales de Skyrock voulaient que Bouneau saute pour qu’ils puissent rejouer de la variété française. Personne ne sait ça. Le mec a failli perdre son poste, parce qu’il y avait les boss de radios locales Skyrock qui disaient : « Mais c’est quoi cette musique d’Arabe ? » C’était dur hein ! Je me souviendrai toujours quand Bouneau a voulu faire signer des pétitions à des artistes. Ces cons ne comprenaient pas qu’on allait perdre le rap. Aidez-le. Il vous rend riche, il vous aide ! Aidez-le merde ! Moi, je trouve quand même que les artistes ont abusé sur Bouneau.

A : Là où c’est compliqué, c’est qu’il y a qu’un seul vrai gros média rap, et que la décision est soumise au bon vouloir d’une seule personne.

B : Et alors ? NRJ c’est la même chose ! Les mecs qui font de la dance, ils vont pas faire des titres contre le directeur des programmes d’NRJ ? Il y a que dans le rap qu’on voit ça ! Tu sais pourquoi ? Parce que Laurent, c’est un mec qui est curieux des gens. Il adore les artistes. Comme il rentre dans un truc où les gens le connaissent, ils se permettent de dire des conneries, alors qu’il les a joués, qu’il a cru en eux… Morgan Serrano de NRJ, il va très peu à la rencontre des artistes, il en a rien à foutre, il joue des hits. Laurent, c’est un curieux. Cette proximité a fait que les mecs sont cons.

Aujourd’hui, je vais vous dire un truc : les radios américaines qui ont été pionnières sur le rap, elles sont en train de couler. Il n’y a plus de rap dur ! Je connais le marché. Là-bas, les radios hip-hop jouent de la pop maintenant. Sans le savoir, elles suivent le format de Skyrock. Voilà. Après, tu peux avoir de la chance, faire rentrer trois titres de Lacrim parce qu’il a un gros buzz et qu’on a des hit radios. Mais faut comprendre comment ça marche : une radio, c’est une régie publicitaire. Avec des mecs qui appellent les annonceurs : « Bonjour Perrier, vous pouvez faire de la pub sur le nouveau Perrier Citron chez nous ? On a les 13-25 dans les grandes villes. » Une radio, c’est ça. Lacrim est numéro 1 du top album, Bouneau en a besoin pour faire de l’audience. Et il me joue des titres. Vive Laurent Bouneau ! Il a donné le haut-parleur à un mouvement. Avec ses choix. Voilà, c’est tout. Bouneau, il vend ses audiences à des annonceurs. Skyrock, c’est une entreprise, ne vous y trompez pas. Ils doivent gagner de l’argent. Les mecs ne comprennent pas ça. Générations, ils ont changé leur antenne hein. Et ça marche mieux depuis qu’ils jouent de la pop ! Enfin, de la pop urbaine.

A : C’est quoi ta définition de la pop urbaine ?

B : La pop urbaine, pour moi, ça va être Gims, Wati B. Ça va être Jul, ça va être Team BS…

A : Donc concrètement, c’est quoi ?

B : Des artistes issus de l’urbain qui font de la pop et qui passent partout. Aujourd’hui, il y a une grande chanson de la variété qui s’appelle « Changer ». Voilà c’est de la variété française. Une chanson incroyable. C’est bien de la pop urbaine. Gims, il vient de chez nous.

A : Tu ne crois pas au rap en tant que genre populaire ?

B : Moi, je pense qu’il faut toute sorte de rap, et qu’aujourd’hui on a les moyens de le diffuser. On a Internet, on peut faire 2,5 millions de vues sur Kaaris. En deux jours ! Tu vois ? Il faut juste être bon. Regarde Alonzo ! On a un truc, on envoie, on est présents. On travaille nos réseaux. Ça, c’est le vrai truc de Def Jam. Avec Def Jam, je fais 14 millions de chiffre : sept millions en digital, sept millions en physique. Ça veut dire que je fais plus de 50 % en digital. L’album de Lacrim, là, il doit faire trente millions de streaming. OK ? Le truc va changer les gars, et nous on change aussi. On s’adapte. Le rap est partout, dans la pub, le cinéma, à la télé, à la radio, dans les têtes et les cœurs, il est encore aimé dans les ghettos et existe partout ailleurs. Il est POPULAIRE ! On a gagné, et ce n’est que le début.

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5 commentaires

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  • Antoine,

    Tres bon article / interview.
    Le mec y est aller a fond et a gagne, rien a redire.
    Je lui aurai quand meme demander si il avait des regrets, mais ca doit pas etre le genre.
    J’aurai bien voulu savoir ce qu’il a voulu changer de l’interview, juste par curiosite.

  • hamou,

    une success story a la francaise, le rêve français ! super article merci

  • Clément,

    « On s’adapte. Le rap est partout, dans la pub, le cinéma, à la télé, à la radio, dans les têtes et les cœurs, il est encore aimé dans les ghettos et existe partout ailleurs. Il est POPULAIRE ! On a gagné, et ce n’est que le début. »

    Je crois que ça résume tout. La musique qu’on aimait s’est faite avalée par la culture de la consommation.
    Maintenant faut réfléchir un peu, les clivages ça sert ceux qui les utilisent. Avoir du goût, une pensée, des valeurs, qui soient sienne c’est pas être un bobo, ça n’a rien de péjoratif.
    Cette musique a été aimé par des gens auxquels elle était pas destinée parce qu’elle avait du goût, une âme. Aujourd’hui elle disparait pas mais presque, comme noyée parce qu’elle est « massivement » aimée par des gens sans goût.
    Ça n’a rien de grave tout ca. Maintenant Benjamin faut bien comprendre que, peu importe le nombre de 0, t’es un vulgaire marchand et tu sembles avoir rien d’autre dans la tête… Pourtant tu sais y a des trucs beaux dans la vie aussi.

    Merci l’abcdr pour mettre en lumière des gars comme Ahmad.

  • Nicolas Marriaud,

    Est-ce qu’il carbure à la coke?

  • Rockin Squat du Cantal,

    Gros beauf quoi.