Chronique

Youssoupha
Noir D****

2012

Au début de « l’affaire Zemmour », un doute planait : et si Youssoupha était devenu un de ces rappeurs cherchant le buzz à la petite semaine ? Certes, on savait que le rappeur de Cergy était un vrai défenseur du rap, et on imaginait bien que le qualificatif de « culture d’analphabètes » l’avait sincèrement exaspéré. Mais malgré tout, le verre déformant de l’emballement médiatique faisait dire à une part de nous-mêmes que toute mauvaise publicité est toujours de la publicité. Et si notre cynisme d’amateurs aguerris nous avait aveuglé ?

Noir D****, le troisième long format de Youssoupha, rappelle d’abord une chose : le Youss de 2012 est le même fan de rap que celui de 2005. Comme pour mieux s’alléger de toute cette histoire, « Menace de mort » fait le bilan de cette mésaventure judiciaire, et conclue le propos entamé dans « A force de le dire » et sa tribune dans Le Monde. Mais plus que sur cette plaidoirie, c’est dans l’ensemble de ce troisième album que Youssoupha continue de s’affirmer comme un vrai avocat de son style musical. Car s’il tance toujours l’auditeur en lui rappelant qu’il n’a jamais entendu de rap français, lui continue de le fouiller dans les moindres détails. L’album fourmille de clins d’œil au rap, de références directes (la fameuse phrase de Calbo « Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ?« ) ou plus subtiles (« Quand vient la mort on t’enterre sans tes milliards, est-ce que t’as déjà vu un coffre-fort à l’arrière d’un corbillard ?« ), à des références directes (Rocé, Oxmo, Orelsan, DJ Mehdi). Il module même audacieusement un fameux gimmick de Jay-Z pour se présenter à nouveau (« Appelle moi Youss, on se connait, Prim’s, on se connait… », ça ne vous rappelle rien ?).

Pour le reste, Youssoupha l’affirme clairement : il a « changé ». Le « lyriciste bantu » a abandonné une certaine naïveté audible sur ses deux premiers albums. Noir dépit ? Non. Noir D**** est au contraire plus enlevé et optimiste que ses prédécesseurs. Plus maître de sa voix et de son débit, Youssoupha n’a pas perdu son talent pour souligner des paradoxes (« L’intelligence est un drôle d’appareil, et quand tu parles avec un con, peut-être qu’il est en train de faire pareil »), cette fois-ci peut-être davantage les siens que ceux des autres (« On me conseille de faire le point, je fais des points d’interrogation« , « J’ai tué ma vie d’adulte avant l’enterrement d’ma vie d’garçon« ), et montre un recul amusé sur sa situation de trentenaire (« Je cherchais à être en place, maintenant je cherche des places en crèche »). Une envie d’introspection particulièrement prégnante sur « L’enfer c’est les autres », même si « Noir désir » rappelle la sensibilité de Youssoupha sur le sujet de l’Afrique. Évidemment, c’est sur des « textes un peu bavards » qu’il brille toujours autant : « Irréversible » et « Espérance de vie » se révèlent être des pierres angulaires de l’album. Pourtant, en thématisant davantage ses morceaux, le rappeur s’éparpille moins d’un titre à l’autre, rend son propos plus concis, et gomme l’impression de tourner en rond, celle qu’il rappait sur « Éternel recommencement » et qui pouvait être parfois perceptible sur A chaque frère et Sur les chemins du retour.

Cette concentration est également notable dans la musique. Entre beats boisés et crépitants signées CHI (ou plutôt « Céhashi ») et les Soulchildren, pointes de testostérones suffisamment dosées (les « Gestelude »), et tentatives demi-réussies d’hymne de stade grand public (un « Histoires vraies » poussif et un « Dreamin' » prenant), la bande-son de l’album montre plus de nuances dans ses teintes que ne laisse paraître l’esthétique visuelle du CD. Dans cette variété, Noir D**** suit un fil rouge, ou plutôt une corde vocale : l’unité sonore de l’album se trouve dans la voix. Emplie d’espoir (« Viens »), envoutante (« J’ai changé »), spectrale (« Irréversible »), peinée (« L’enfer c’est les autres »), abattue (« Noir désir »), enragée (« La vie est belle »), inquiète (« Espérance de vie ») : qu’elles soient samplées, synthétiques ou humaines, ces harmonies vocales forment une mosaïque robuste, dans un tableau où se côtoient influences afro-spirituelles (les chœurs de « Menace de mort », « L’amour » ou « 4h37 ») et modernité sonore, avec le dubstep « La vie est belle » (dont les « wobbles » sont un peu fades). Et puis il y a cette voix chaude et paternelle, celle de Tabu Ley Rochereau, père du rappeur, reprise sur « Les disques de mon père », où Youssoupha invoque son passé pour mieux préparer son futur, et écrit l’un des plus beaux textes de rap sur la paternité, dix ans après « Mes soleils et mes lunes » et « Regarde le monde ».

Beaucoup ont porté aux nues cet album comme celui de la « maturité du rap français« , poncif récurrent, voire obsessionnel. Comme si un rappeur devait montrer de la sagesse pour être enfin un artiste de qualité. Ils se trompent : ce troisième album est réussi non pas parce qu’il marquerait une entrée à l’âge adulte, mais parce qu’il est l’accomplissement artistique de ce qu’a construit Youss depuis ses débuts, même s’il balaie cet aboutissement sur le morceau clôturant l’album. « C’est juste une parenthèse exaltée dans une vie ordinaire », affirme-t-il. Une exaltation pourtant heureuse et palpable, qui fait étrangement de Noir D**** l’album le plus lumineux de Youssoupha.

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