Tag Archives: ntm
Defi J – « Fly girl » (1990)
En 1990, les termes b-boy et b-girl sont sur toutes les lèvres. Moins connu, celui de fly girl, qui décrit une femme jolie, indépendante et attirante, insaisissable aussi. Mis en musique sur le premier disque de rap belge – sorti avant même Rapattitude – le terme devient une histoire de crush amoureux qui tourne mal et vexe son narrateur. Entre coup de foudre, orgueil blessé, et fierté d’appartenir au mouvement, Defi-J raconte ici son obsession pour une femme qui le rejette et le renvoie à sa marginalité hip-hop. Et sur des accords de claviers dansants, habillés en fermeture par une superbe séquence de scratchs de Daddy K, « Fly Girl » rassemble tout ce qui a fait le son hybride mixant house du début des années 1990 et rap. C’est de toute façon l’ADN de la compilation B.R.C., portée par ce titre clipé et sorti en single. Pierre fondatrice du rap en Belgique – et aussi un peu du rap en français – les dessous de ce disque sont pourtant un peu moins beaux que ce qu’il a représenté dans la timide éclosion du mouvement outre-Quiévrain. Si Defi-J ne reniera jamais cette première gravure du rap belge, conscient de son importance dans l’histoire et du vécu humain qu’il représente, il ne se privera pas de raconter ses coulisses. Il le fera avec des mots lourds, parlant d’un « escroc » qui orchestre la réalisation du projet, décrivant une bagarre entre interprètes et producteurs pour remplacer les « skons » caractéristiques des rythmiques acid house par des bonus beats à la Simon Harris, et rappelant même que les textes ne sont pas toujours ceux que lui et toute la clique B.R.C. auraient aimé écrire. Il n’empêche, « Fly Girl » reste la première approche d’un b-boy aux yeux de la Belgique, et son attitude est le reflet de toute une époque. Trente-trois ans plus tard, la technique de drague est sûrement un peu lourde aux yeux des auditeurs. Elle n’en reste pas moins une grande histoire de première impression. – zo.
Assassin – « Kique ta merde » (1992)
« La Formule secrète », « Note mon nom sur ta liste ! », « Shoota Babylone »… Assassin s’est de tout temps fait une spécialité des entrées en matière percutantes. « Kique ta merde ! », qui ouvre le second volume de Le Futur que nous réserve-t-il ? ne déroge pas à la règle ; le style est simplement un peu moins grandiloquent que dans les trois autres morceaux cités. En effet, la production de Doctor L est assez épurée pour les standards de l’époque, reposant essentiellement sur un sample de basse trouvé chez The 24-Carat Black. Avec deux résultats : le titre a mieux vieilli que bien d’autres présents sur l’album et le MCing est davantage mis en avant. Celui-ci est assuré par Rockin’ Squat en solo (donc sans Solo… c’est un peu compliqué), qui déroule le programme habituel : Assassin se bat ardemment pour le futur, malgré les manigances du pouvoir en place. Plein de conviction, il délivre au passage quelques phrases qui feront date ( « La censure est présente pourtant l’information circule »). Un exercice entre egotrip et rap conscient, qui a donné à Assassin ses meilleurs morceaux, et impose alors un peu plus Squat comme le personnage central du groupe. – Kiko
Suprême NTM – « Pour un nouveau massacre » (1993)
Hardcore, insolent, NTM l’était déjà quand il était question d’avoir le « toucher nique ta mère ». Mais quand s’ouvre 1993, J’appuie sur la gâchette, la « révolution du son » dont il est question sur ce second disque du Suprême Nikoumouk a lieu d’entrée. Kool Shen débarque à la suite d’une intro scratchée. Véloce et vorace, le rappeur de Saint-Denis se lance dans une farouche défense du mouvement – pour ne pas dire de la discipline – et se pose en gardien du temple dans une cavalcade verbale de haute-volée. Il s’y adonne au subjonctif, clame être le dernier bastion du hardcore et fracasse les new-jacks en parcourant le violent claquement de snare sur un sample déformé jusqu’à la saturation bombsquadienne produit par LG Exp. Condensé de ce qu’étaient (et resteront) plusieurs mantras de NTM, à savoir l’irrévérence, la défense du hip-hop en tant que mouvement, la crainte de sa récupération, la haine de l’establishment et de la variété, « Pour un nouveau massacre » est un morceau qui réussit l’exploit de faire figure d’autorité, tant Kool Shen semble quasiment se donner droit de vie ou de mort sur qui rappe. Et si la moitié du duo y est en apparence en solo, il ne faut surtout pas omettre la quantité d’adlibs et backs qui peuplent le titre, tant ils le portent et participent à sa puissance et à son séquençage ultra nerveux. Au milieu d’une explosion à la fois rythmique et verbale, Kool Shen rompt ses phrases pour mieux les reprendre, alterne la longueur de ses lignes, accélère et prend pour la première fois l’envergure qui sera celle du duo pendant cinq ans. Dans un savant mélange entre égotrip et manifeste proclamé arme au poing, au milieu d’onomatopées donnant au tout des allures de fusillade, « Pour un nouveau massacre » mitraille dur. Et comme le dira le Suprême plus tard, vise déjà juste. Ici, aucune balle perdue. – zo.
Timide et sans complexe – « Le Feu dans le ghetto » (1993)
Quand il s’agit d’évoquer les pionniers du rap de rue en France, ce sont souvent les noms de Ministère A.M.E.R. et d’Expression Direkt qui sont cités. Celui de Timide et sans complexe est beaucoup plus rarement mentionné. La faute à un parcours contrarié par les affaires judiciaires et contractuelles, passé sur des labels de rock alternatif à la visibilité assez limitée. Pourtant, la discographie de TSC ne manque pas de grands moments et de morceaux sur la réalité des quartiers. En témoigne « Le Feu dans le ghetto », hymne volcanique comme le rap français en a peu connu. Sur des guitares stridentes, Doc Sky, Doudou Masta, Meto et les autres hurlent autant qu’ils rappent, dans une débauche d’énergie impressionnante. Le titre, qui sort sur un EP auquel il donne son nom, est dans la droite ligne de Lyrics explicites, bouillant premier album des Vitriots. Il marque la fin d’une époque pour eux, celle des influences britcore (Hijack, Gunshot). La suite pour TSC sera moins bruyante, plus sombre, mais tout de même remarquable. – Kiko
Lucien – « (Intro) Funky piano / From a town called Paris / (Outro) Donkeys » (1993)
Lorsqu’il collabore à Les Cool Sessions vol.1 de Jimmy Jay et MC Solaar, Lucien dit Papalu ne vit pas sur le territoire hexagonal mais à New York, où il mène sa barque tel que le raconta A Tribe Called Quest dans « Luck of Lucien » en 1990. Membre à part entière des Native Tongues, il traîne avec ATCQ, The Jungle Brothers et De La Soul, qui tous font appel à lui pour apporter une petite french touch à leurs disques. De ce côté-ci de l’Atlantique, Lucien n’a encore posé sur aucun morceau avant les sept minutes qu’il offre aux Cool Sessions. Sept minutes qui se décomposent en trois temps, soit autant de morceaux : l’intro bien nommée « Funky piano » de quasi deux minutes, l’essentiel « From a town called Paris » puis « Donkeys », une outro toute en percussions. Si à New-York, Lucien aime poser en français, comme il l’a fait trois ans plus tôt sur « Free south Africa, hip hop against apartheid », ici, le Frenchie préfère s’exprimer en anglais alors qu’il assume et même revendique ses attaches à la banlieue parisienne (« I hate to be search like a junky, but that’s how the suberbs and Paris goes! »). En fait, s’il représente Paname, il s’inscrit avant tout dans la Zulu Nation et son universalisme, donc s’émancipe quelque peu des racines géographiques. « The French New Yorker » certes, mais surtout « Papalu, the swinger » ! C’est le groove qui le guide, il est affairé à enclencher les mouvements des b-boys et des b-girls, à traquer les dollars et à « smack » les rappeurs qui utilisent « le mic comme un Tampax ! » Quelques temps plus tard, Lucien regagnera la France et contribuera à quelques grands ouvrages du genre musical que l’on appelle rap français et dont il demeure trente ans après la légende la plus discrète. – B2
« EJM et Doug ont une attitude d’old-timer à qui on ne la fait pas et qui ne changeront pas. »
IAM – « Le repos c’est la santé » (1993)
Le bruit des vagues qui s’échouent sur le sable méditerranéen. Un sample d’un groupe de disco funk des années 80 qui passerait presque pour de la calypso. Ainsi commence « Le repos c’est la santé », bucolique balade estivale d’IAM sur une des plages de Marseille. Morceau atypique tant musicalement il tranche avec les productions chargées et inspirées par leurs modèles New Yorkais, « Le repos c’est la santé » s’inscrit dans le registre comique du groupe phocéen. Comme « Attentat II », « Je danse le mia » ou les interludes hilarants d’Ombre est lumière, il offre une bulle d’air, un instant de décontraction, autour de morceaux plus sérieux. « Derrière les tamaris une paire de tongs aux pieds », Akhenaton troque sa tenue de pharaon et Shurik’n celle de samouraï pour redevenir des citoyens presque anonymes cherchant un peu de fraîcheur dans la canicule ambiante. Tous deux dépeignent des scènes cocasses et font de Marseille une carte postale burlesque à l’heure (qui dure en fait toute la journée) de la baignade, fréquentée par les mias, les bidochons, les jolies filles et dans laquelle on entrevoit à peine le personnage du « Fainéant » interprété par Faf Larage quatre années plus tard. Une échappée singulière dans la discographie d’IAM échantillonant en fin de morceau « Computer Love » de Zapp, groupe funk habituellement samplé par les rappeurs de la côte ouest états-unienne sous les palmiers californiens. D’une ambiance ensoleillée et laidback, à l’ombre des pins cette fois, « Le repos c’est la santé » soulève bizarrement une question qui nous amènerait dans une réalité alternative : que serait devenu le rap en français si, au début des années 90, IAM avait posé ses valises à Los Angeles plutôt qu’à New York ? – JulDelaVirgule
EJM – « Rap N’ Roll » (1993)
1993 est décidément une année prisée par les déclinologues. Méfiants des news-comers, de l’industrie, de la récupération, les anciens répondent par un son « rough » et du hardcore. Et s’il y en a bien un qui est un old-timer à la voix dure et âpre, c’est EJM. Le Vitriot est un précurseur du rap en français, qui a déjà goûté aux coulisses des maisons de disques. Son album s’appelle La Rue et le biz. Il le partage avec Doug d’État 2 choc, avec qui il l’ouvre en duo sur « Rapn’roll ». Un sample de guitare électrique habilement dosé est compacté dans un breakbeat de facture typiquement old-school. Loin d’ici le rap rock consacré par l’alliance de Run DMC et Aerosmith ou par le malin pillage de samples des catalogues de Black Sabath, Led Zepelin et consorts exécuté par les Beastie Boys et Rick Rubin. EJM et Doug y ont une attitude d’old-timer à qui on ne la fait pas et qui ne changeront pas. Un style plutôt blouson noir que glam metal, le genre de loubards droits dans leurs bottes de la banlieue sud de Paris et de Trappes. Habillé par des scratches de DJ Maxx, ce son qui sent bon le cuir perfecto est harangueur et frontal. Et bien qu’orthodoxe dans son texte, il est profondément singulier par la personnalité, le timbre de voix et l’attitude d’EJM en particulier, qui, il faut le dire, semble tellement bouillir qu’il sait faire passer ses messages. « Trop nerveux, trop direct, c’est ce qu’on me répète tout le temps ». – zo.
Suprême NTM – « Police » (1993)
« Police » est un parfait résumé de ce qu’a été NTM pendant ses dix ans d’existence : le morceau est d’une énergie folle, avec la production coup de poing de DJ S, les flows surchauffés, le refrain diablement efficace… et bien sûr les éructations mémorables de Joeystarr, qui en 2023 lui vaudraient un combo fiche S – menace de déchéance de nationalité – inscription définitive hors de l’arc républicain. À côté de ça, les textes sont un peu creux ; mais au final, NTM a toujours brillé par sa capacité à enfoncer les portes ouvertes avec fracas. Ça devient toutefois un peu gênant quand Joey aligne des mots qui assurent probablement de gros scores au Scrabble mais ne font aucun sens associés entre eux, frôlant même le CSC quand il parle des keufs comme d’une « milice prolétaire » (!?) ou de « populace ». Au final, au terme du brûlot, il reste l’impression que le message est passé et qu’il s’agit là d’un formidable défouloir à même de retourner n’importe quelle salle de concert. Mais aussi qu’il y avait la possibilité que le fond soit un peu moins brouillon. – Kiko
Ministère A.M.E.R – « Nègres de la pègre » (1994)
« Nègres de la pègre » est le morceau qui clôt l’album emblématique du ministère sarcellois : 95200. L’idée est d’avoir sa mafia comme les autres (« Fini de ronfler toutes les races ont leur mafia, crois moi il n’y a que le nègre qui dort dans les ténèbres ») et cultiver l’art de la débrouillardise. En somme, l’idéologie de la Secte Abdulaï. Sur un sample de « Slippin Into’ Darkness » de War (groupe de funk américain), Stomy Bugsy et Passi dépeignent l’état d’esprit d’un lascar confronté à divers chemins pour finir au sommet de la pyramide. Entre révolte et remise en question des modèles imposés par l’école ou les parents, la frontière est mince. Le lycée de Sarcelles mène rarement au concours de l’ENA peu importe la gueule du bulletin. Pour s’endurcir la tête, il faut faire autrement (« Beaucoup ont lâché les bancs pour opérer parmi les grands pros du vite fait bien fait calculé sans traces pas d’empreintes de preuves »). Là est toute la définition du nègre de la pègre. Le savoir est une arme, reste à choisir lequel. Celui de la rue ou de l’école ? Vivre vite, mourir jeune ou mourir vieux, vivre en trimant ? C’est là que l’infime dualité entre Stomy et Passi se distingue. Si le papa gangster est plus fougueux dans sa manière de rapper et de briser les chaînes, l’altesse double S apporte un peu plus de nuances dans ses propos d’un ton plus apaisé. « Nègres de la pègre » fixe divers aspects de la ligne directrice et la mentalité du futur Secteur Ä et de ses membres. – AndyZ
Rudlion – « Kill tous les boys » (1994)
Déterminé à être le roi de la jungle urbaine parisienne, Rudlion est reconnu pour avoir vacillé entre rue et musique. Un personnage fulgurant d’une complexité à faire pâlir le plus teigneux des lascars. D’une voix éraillée par le tabac et d’autres substances, le lion vitriot rugit derrière le micro à trois reprises dans la compilation Ghetto Youth Progresss qu’il produit : « Mon attitude », « Kill tous les boys », « Kolbok ». Dans le deuxième morceau, Rudlion s’accompagne d’éléments phares du ragga dancehall du début des années 1990 : une chanteuse aux vibes infaillibles, des synthés à contretemps symptomatiques de la musique reggae, des violons traduisant la bombe à retardement que peuvent être les ghetto-youths (jeunes du ghetto). Acteur des premiers sound-systems parisiens, une époque que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, Rudlion passe un message aux boys qui voudraient fuck son business et cherche, malgré tout ce qui pouvait lui être reproché, à élever les mentalités (« À tous les bad boys, il faut que l’on se réveille, il est temps pour notre génération de voir le soleil »). Sorti en 1994, « Kill tous les boys » photographie l’ère où les rastas devenaient scarlas, où une bagarre pouvait éclater sur fond de Buju Banton, où Rudlion voulait la liberté et le toit du monde en guise de trophée pour tous les ghetto-youths. – AndyZ
1990-1999, une décennie de rap français sera disponible en librairie le 15 novembre. Vous pouvez d’ores et déjà le commander en ligne :
- Marabout, notre éditeur
- Fnac
- Amazon
- Lalibrairie.com
- Place des Libraires
Être un jeune auditeur de rap dans une petite ville de province au milieu des années 1990, c’était toute une aventure. Skyrock ne couvrait pas tout le territoire, le net n’en était qu’à ses balbutiements, la FNAC était loin, quand bien même on avait les moyens de mettre régulièrement 100 francs dans un CD. Restaient quelques moyens détournés de s’approvisionner : la copie K7 d’une copie K7 d’une copie K7 d’un CD qu’un « grand » (c’est-à-dire qui était au lycée ou plus sûrement aurait eu l’âge d’y être) avait pu chopper, les enregistrements radio des quelques morceaux ayant passé le cut pour arriver sur les ondes FM, et les incursions du rap à la télé.
Bien évidemment, ces dernières étaient rares. Des lives sporadiques sur le plateau de Nulle Part Ailleurs ou du Cercle de Minuit, les clips de Best of Groove sur M6 ou ceux de la chaine allemande Viva pour les chanceux dont les parents possédaient une parabole. Pas vraiment une morne plaine, sans l’époque de Spotify et de YouTube comme référent de comparaison, mais quand même. Il fallait de l’organisation et de la rigueur pour vivre sa passion, afin de ne pas manquer une occasion qui ne se représenterait plus. Dans ce contexte, un rendez-vous allait devenir incontournable : Cap’tain Café.
L’émission, hebdomadaire, arriva sur France 3 en 1996 et fut diffusée pendant trois ans, les vendredis en fin de soirée. Aux manettes, Jean-Louis Foulquier et sa gouaille. Le concept était simple : dans un bar, durant une petite heure, différents artistes se produisent en live puis viennent rejoindre le regretté Rochelais à table pour une interview. Comme il l’a fait durant toute sa carrière, Foulquier fait la part belle aux jeunes talents et aux scènes peu visibles à l’époque, parmi lesquelles, bien évidemment, le rap. Entre pleins d’autres, X-Men, Ärsenik et Lunatic se produiront. Passi sera l’invité principal d’une émission, tout comme IAM. Sortiront de tout ça des moments d’anthologie, qui, malheureusement, n’ont pas tous trouvé le chemin des sites d’hébergement vidéo… Et d’autres un peu plus folkloriques. Grâce à Cap’tain Café, Foulquier confortera son rôle de bienfaiteur du rap hexagonal, après avoir contribué au lancement des Francofolies de La Rochelle, qui elles-mêmes avaient beaucoup participé à l’exposition de la scène nationale et à l’émergence de jeunes groupes pleins de talent. L’animateur de France Inter avait flairé qu’il se tramait quelque chose de fascinant dans les quartiers populaires d’Ile-de-France et d’ailleurs et, comme souvent, il avait vu juste.
« Si 1995 avait été l’année de l’émergence d’une nouvelle génération, 1996 fut celle de son installation. »
Car si 1995 avait été l’année de l’émergence d’une nouvelle génération, 1996 fut celle de son installation – bien facilitée par la discrétion des NTM, Iam et Solaar durant ces douze mois. Les noms de Fabe et de La Cliqua étaient désormais familiers, et l’exercice du premier album allait contribuer à ce que ceux de Doc Gynéco, de 2 Bal 2 Neg’ ou d’Ideal J le deviennent aussi. Dans le même temps, la Province commençait à exister au-delà d’Iam (KDD, NAP, Soul Swing) et, dans la lignée des Cool Sessions ou de Time Bomb – Volume 1, différentes compilations arrivaient sur le marché, marquant fermement pour certaines l’histoire du mouvement (Le Vrai Hip-Hop, Hostile Hip-Hop). 1996 fut donc une année foisonnante, de façon relative par rapport à ce qui se produirait au tournant des siècles, mais foisonnante quand même. Réaliser un mix qui permette de donner une idée suffisamment fidèle de ce qu’était le rap français à l’époque est donc un exercice périlleux. Il faut faire des choix, et laisser de côté des morceaux et des artistes que d’aucuns jugeront incontournables. Ainsi, il n’y aura pas de Stomy, de KDD ou d’Akhenaton au programme. En revanche, John Wayne, Babar, les Bee Gees et le Capitaine Crochet traîneront dans les parages.
TRACKLISTING
- Intro Captain Café
- Lunatic – Le Crime paie
- La Cliqua – Rap Contact
- Koma – Une époque de fou
- Ideal J – Show bizness ft. Rim’K, Rohff, Manu Key & Yezi l’escroc
- Kabal – De par les yeux d’un disciple
- Boboch 1pakt – La Putain 2 sa race
- Assassin – Shoota Babylone Remix
- 2 Bal 2 Neg’ – La Magie du tiroir
- Lone – Je représente ft. Busta Flex
- Soul Swing – La rage dans le mic
- X-Men – Pendez-les, bandez-les, descendez-les !
- Arsenik – L’Enfer remonte à la surface
- Afro Jazz – Paris-New York
- Suprême NTM – Come Again Remix ft. Big Red
- Different Teep – Guerilla
- Rocca – Le Hip-Hop mon royaume
- N.A.P. – Je viens des quartiers
- Weedy et Le T.I.N. – Il boit pas, il fume pas, mais il cause ft. Abuz
- Fabe – Dis aux gosses
- M.Group – Fidèle au rap
- Légitime Processus – Quel pied quand elle pleure
- ATK (Légadulabo) – Esprit speed
- Busta Flex – Aïe Aïe Aïe
- La Harissa – Vas t’faire enculer
- Yazid – Je suis l’Arabe
- Polo – Panne sèche Remix
- Doc Gyneco – Nirvana
Quand on connaît cet album par cœur après l’avoir écouté en long, en large et en travers et que sa pochette part en lambeaux à force d’avoir été triturée, il faut vraiment scruter les coins pour espérer tomber sur un détail oublié. On sourit alors en voyant que Kool Shen salue à la suite le groupe suisse Sens Unik et l’acteur François Levantal (!) dans ses dédicaces ; en retrouvant les logos anti-flics et anti-RATP courants à l’époque, quand le hip-hop était encore synonyme de culture contestataire dans les représentations communes ; en remarquant que le livret, particulièrement soigné, avait été réalisé par une agence de conseil en com’ – derrière Epic, il y a les gros sous de Sony…
Ce livret, justement, est le signe formel d’un changement de braquet. La pochette est sans doute la plus réussie de la carrière du Suprême. Elle vaudra au groupe pas mal de déconvenues, mais contribuera en même temps à consolider positivement sa réputation auprès des fans. D’ailleurs, pour qui voulait bien être attentif, il n’y avait guère de malentendu possible avec une image qui, au contraire, détournait habilement les codes (américains) du genre. Ici, contrairement à Criminal Minded par exemple, personne ne tient l’arme (même cachée dans le dos comme sur Power) ; et c’est une douille, pas une balle, qui gît à côté.
Marquante, la pochette est aussi, comme sur Authentik, un peu trompeuse dans la mesure où elle place Joey Starr au centre de l’image, alors que l’album se caractérise par un certain déséquilibre entre ce dernier, absent ou en retrait sur plusieurs morceaux, et son compère. Mais chacune des présences du double R (qui a rivalisé avec Akhenaton y compris sur le plan de la création de surnoms improbables, de l’ « immuable égocentrique » au « haut dignitaire interstellaire« ), mémorables, compense largement cette relative discrétion. D’autant qu’il signe ici ses meilleurs textes : les derniers couplets de « Police » ou de « C’est clair (II) » comme, dans un autre genre, son solo « Prisonnier du passé », sont hors normes.
En bref, 1993… J’appuie sur la gâchette marque l’entrée dans le professionnalisme, dans la forme comme dans le fond. Pour ce qui est du contenu, ce livret débute par un texte-manifeste, co-signé par Sear et le Suprême, qui mérite d’être intégralement recopié, en tant que marqueur d’une époque ou au moins d’un style :
« Le Hip-Hop est certainement l’une des dernières formes de rébellion, non pas parce qu’il entraîne dans son sillage une certaine frange de la jeunesse capable de briser les vitrines et d’affronter les forces de l’ordre lorsque ces dernières tuent « malencontreusement » l’un des siens, mais plutôt parce que chacune de ses disciplines, du break au graffiti en passant par le rap, a détourné, contourné et retourné les règles préétablies de la danse, de la peinture et de la musique usuelles. Mais aussi et surtout parce qu’il est la parole donnée à ceux qui jusqu’alors n’avaient pas trouvé le moyen de la prendre, ceux que certains ont peur d’entendre : là se trouve la vraie rébellion, celle qui fait du Hip-Hop une culture majeure. Pourtant, en 1993, au bout de dix ans de Hip-Hop hexagonal, certains esprits s’offusquent encore aussi stupidement que certaines bouches s’ouvrent inutilement. En effet, où est le véritable scandale ? Dans l’existence d’un groupe comme le nôtre ou bien dans l’immunité aux forts relents d’impunité que s’octroient les politiciens ? Où est la véritable vulgarité ? Dans le fait de s’appeler « Nick ta mère » ou bien dans la médiocrité chronique de la variété à laquelle nous affirmons être une alternative ? Au sein même du Hip-Hop, qui est devenu un showbiz miniature, où sont les rebelles et qui sont les flambeurs ? Ceux qui s’affichent sans pudeur ou bien ceux dont l’éthique 100% Hip-Hop les pousse à s’en tenir viscéralement à l’écart ? Depuis dix ans, nous nous sommes fait le devoir d’apporter notre pierre à l’édifice, tout en gardant la tête haute. Combien de ceux, aigris par on ne sait quel grief, qui se donnent le droit de critiquer, peuvent en dire autant ? Force est de constater que le Hip-Hop ne pourra s’affirmer comme une culture à part entière que lorsque la passion aura pris le pas sur l’impression. En attendant, c’est bien connu, l’authenticité ne dérange que les faussaires. Et que peut-on répondre à un faussaire sinon… ! »
Difficile de résister à l’envie de décortiquer ce brûlot contre le travestissement mercantile de cet art, et surtout de le relire à la lumière de la trajectoire ultérieure du duo, qui n’a pas franchement été à la hauteur de ce programme… Mais peu importe : il est encore là et peut encore servir à qui veut s’en emparer.
Pour l’heure, avec cette déclaration revendicative en bandoulière et une censure dénoncée dès avant la sortie, c’est avant tout le son qui fait un grand bond en avant. Le changement par rapport à Authentik est très net. Fini la rigolade du test des micros : place à une vraie intro, « à l’américaine », nerveuse et électrique. Cette « révolution du son » est saluée par un morceau du même nom dans lequel, comme le dit Yazid dans un couplet, « les samples s’additionnent« . Elle doit beaucoup au trio composé de Volodia (à la prise de son), Kirk Yano (au mixage), et Howie Weinberg (au mastering) – les deux derniers ayant participé entre autres à la confection du – excusez du peu – Fear of a Black Planet de Public Enemy. Le son, c’est bien l’obsession d’un album qui marque l’arrivée des producteurs états-uniens, avec d’une part LG Experience, qui suivra le groupe tout au long des albums suivants, et de l’autre les Beatnuts ; le tout enregistré à New York pour l’occasion. De son côté, DJ S a nettement progressé et livre des productions de haute tenue, à commencer par celle de l’inusable « Police », tout en diversifiant sa palette, allant du dépressif « J’appuie sur la gâchette » à un « De Best » survitaminé en présence de Big Red. Kool Shen et Joey Starr se mettent eux-mêmes à taquiner les machines en amateurs aux côtés de Tahar, avec lequel ils sont crédités l’un ou l’autre comme co-producteurs sur trois morceaux.
Appuyé sur des beats en bonne et due forme et travaillé en permanence par des scratches incrustés dans la texture sonore, le son est incomparablement plus dense, plus chaleureux (les cuivres viennent régulièrement en renfort), plus précis. Domestiqués, les BPM restent élevés dans l’ensemble, quoique pas autant que sur l’excellent « Boogie Man », sorti en maxi l’année précédente, qui avait poussé la cadence au maximum. Et le disque est porté par un travail de sampling inspiré, qui sait rendre hommage aux morceaux d’origine, même si cet hommage est parfois un renversement – il fallait le faire, d’aller piocher au milieu d’une célébration débridée de l’épanouissement (le « Love Serenade » de Barry White) la matière première d’un morceau sur le suicide… Les Beatnuts, de leur côté, n’ont pas fait semblant d’écouter le « Tensity » de Cannonball Adderley pour y extraire l’échantillon qui ouvre et accompagne « Qui paiera les dégâts ? ». Et si le cuivre d’entrée de « Dans le vent » semble piller sans grande imagination le début du « The better half » de Funk Inc., la boucle est en fait habilement fermée pour servir de tremplin à la vélocité du morceau.
L’attention prêtée au son se retrouve dans des détails de confection qui font la richesse de l’album : le faux départ du remix de « Sur 24 pistes » qui bégaie à partir de l’original, le sample qui clôt in extremis « La révolution du son », l’insert « live » qui précède le couplet de Kool Shen sur « Dans le vent » et l’hommage à Saint-Denis sur fond du « Transmograpfication » de James Brown qui termine le morceau… Bien construit, l’album déploie aussi, sans extravagance, un art de la variation, depuis l’intro spéciale et l’interlude « onirique » de « Police » jusqu’à ces couplets parlés, murmurés presque, de Joey Starr sur « J’appuie sur la gâchette », en passant par des interludes suffisamment courts pour être réécoutés et qui sont plutôt matière à déconne, avec une dose d’humour noir (« En direct de Bujolvik », qui fait écho au traitement médiatique de la guerre en Yougoslavie).
Côté textes, la barre est toujours placée très haut. Il y a peut-être moins de surprises que sur Authentik, mais moins de maladresses aussi, pas mal de fulgurances toujours, et des rappeurs qui s’amusent visiblement à jongler avec la langue, à passer de « l’insulte suprême » à un vocabulaire soutenu. Toujours politisé, mais moins frontalement que le précédent, l’album oscille entre conscience sociale (« Plus rien ne va », « Qui paiera les dégâts ? »…), défense des valeurs (« Pour un nouveau massacre », « Sur 24 pistes »…) et démonstration technique (« Dans le vent », « De Best »…). Car sur ce dernier plan aussi les deux rappeurs ont nettement progressé. ils impriment leur flow de façon à la fois plus carrée et plus ludique, alternant le rentre-dedans et le second degré, avec toujours deux timbres de voix et deux styles d’interprétation parfaitement complémentaires, dans les alternances de couplets comme dans les phases de passe-passe, et des refrains qui ne sont jamais meilleurs que quand ils sont secs et teigneux.
Bref, 1993… peut prétendre avec de bons arguments au rang de meilleur album du Suprême. En tout cas au rang d’album le plus équilibré, sans le caractère légèrement inégal de Paris sous les bombes malgré la tentative semi-ratée de « Juste pour le fun », morceau « cool » pas trop mal placé, mais qui peine à convaincre malgré le support de Eddie Harris. De « Danse » à « Respire » en passant par « La fièvre », ce genre de morceaux aura décidément été le talon d’Achille du Suprême – difficile d’être à la fois Public Enemy, The Alkaholics, N.W.A. et A Tribe Called Quest… Directement influencé par l’âge d’or du rap américain (le changement de fréquence « NTMEO Radio » s’arrête finalement sur le « Rampage » d’EPMD), l’album n’apparaît pas pour autant comme une pâle copie. Le groupe est alors tellement en forme qu’il peut se permettre de sabrer le dernier morceau, « Nouvelle école », qui le place déjà dans une position de old timer, pour le garder « pour le prochain album » – ce qui sera le cas, mais malheureusement avec une production en dessous des attentes. Au final, son morceau-titre, exceptionnel à tous points de vue, est plutôt l’exception dans un album énergique et mordant (comme le faisait remarquer cette chronique, même « Prisonnier du passé » est paradoxalement posé sur un son plutôt enjoué), taillé pour la scène ; une scène sur laquelle le Suprême prendra toute son ampleur.
C’est le plus cheap, le plus crade, le plus bricolé, le plus débridé, le plus sauvage, le plus artisanal. Le premier, le brouillon. Le meilleur ? On connaît le paradoxe. Après coup, Kool Shen et Joey Starr se sont régulièrement désolés en interview du manque de goût de certains auditeurs, fans de la première heure, pour lesquels Authentik restait indépassable, alors qu’eux n’y voyaient plus qu’amateurisme à tous les niveaux, des placements de voix (parfois approximatifs) aux arrangements (parfois bancals). Indéniablement, le groupe – ou ce qu’il en restait, les pochettes des albums se dépeuplant au fur et à mesure – a fait « mieux » depuis, moins chargé, plus carré. Pourquoi alors cet entêtement à placer ce coup d’essai, malgré ses défauts, sur un piédestal ? Un entêtement à la limite du compréhensible pour celles et ceux qui l’ont découvert sur le tard, à partir des albums ultérieurs : pas facile de remonter le temps et de coller à l’engouement des aînés pour un disque qui, par comparaison avec les suivants et malgré son charme, sonnait un peu trop poussiéreux après dix, quinze, et maintenant vingt ans.
Le mystère est facile à percer. L’écoute d’un tel album est indissociable des souvenirs qui vont avec. Et ceux-ci sont suffisamment forts pour qu’il soit possible de faire abstraction d’une évolution de carrière, disons, pas toujours rutilante, surtout dans les années 2000. Ce n’est pas tellement une affaire de nostalgie (bon, un peu quand même, allez), plutôt une question de contexte. Authentik signifie grosso modo, pour une génération, la découverte du rap (français). Chacun se souvient par quel album il/elle a découvert le rap et lui attache une affection particulière. C’est pas rien, de découvrir un univers musical, c’est marquant. Or, avec Authentik, ce sentiment était porté à une puissance supérieure, celle de l’inédit : à l’époque, le rap, dans l’espace public, dans les médias, ça existe tout juste, et plutôt très tard le soir ou très tôt le matin. C’est minoritaire, confiné, et en plus folklorisé ; ce n’est pas invisible, mais il y a un certain nombre de barrière à l’entrée. Bref, ce n’est pas encore la nouvelle variété que, deux décennies plus tard, les supermarchés peuvent se permettre de balancer dans leurs enceintes sans craindre de voir fuir une clientèle qui ne se doute pas toujours qu’elle infuse du rap. Il n’y a pas encore de starification ni de marché, ou à peine. Le rap s’écoute sur des K7, plusieurs fois par jour. Et on n’en a pas cinquante, des K7, alors les rares qu’on a, on les saigne à blanc. L’idée qu’il puisse exister quelque chose comme l’internet est du domaine de la science-fiction, et encore, de la science-fiction inspirée. Quant aux NTM, ils sont encore peu connus du grand public (même s’ils vendent assez rapidement pas mal de disques) et précédés par tout un tas de rumeurs plus ou moins plausibles.
C’est dans ces conditions – sans parler du contexte sociopolitique de l’époque – que déboule Authentik. C’est un disque qui, comme d’ailleurs De la planète Mars sorti quelques mois plus tôt, ne ressemble à rien d’autre (ce qui d’une certaine manière est toujours vrai aujourd’hui). « Tous ceux qui ont eu une révélation mystique en découvrant ce disque en 1991 l’ont porté au pinacle, et on peut facilement les comprendre. Écouter ce qui se faisait en France au moment de la sortie d’Authentik est un bon moyen d’expliquer pourquoi, malgré ses carences, il garde une place spéciale dans le cœur des fans hardcore du posse Nique Ta Mère« , Olivier Cachin dixit, dans un numéro spécial des Inrocks intéressant mais trop hagiographique pour être honnête. Les « intros », les interludes, les morceaux de dédicace (ici sur une boucle irrésistible de Bennie Maupin), tout ça est encore nouveau. Idem pour l’esthétique visuelle : dans deux genres très différents, les clips de « Le monde de demain/Le pouvoir » puis celui de « Soul Soul » sont alors des ovnis pour la rétine. On voit au passage, à travers eux, que le rap appelle encore automatiquement le graff, la danse, les platines. C’est tout ça et plus encore (comprendre ce qu’est le sampling, par exemple, et commencer à se faire une éducation musicale à travers lui), Authentik, avec sa pochette sublimée par le logo, sur laquelle, ironie du sort, DJ S figure au premier plan tandis que Joey Starr apparaît plutôt en retrait, dans l’ombre.
Sans faire de provocation, le disque n’a pas si mal vieilli que ça, loin de là. Il a pris de la patine mais a toujours une sacrée gueule, avec justement le charme des choses datées, comme on n’en fait plus, loin des canons de la variété de l’époque (et d’un morceau comme « La fièvre », quelques années plus tard) : des BPM très élevés, des breakbeats nerveux, des scratches abrasifs pleinement intégrés à la texture sonore, des samples jazz, soul et funk à la pelle puisant aux meilleures sources (non seulement Marvin Gaye, avec cette boucle imparable quoique déjà utilisée par IAM sur Concept, mais aussi Funkadelic, Wilson Pickett, Herbie Hancock, The Impressions, Sly & the Family Stone… entre autres), sans compter des interruptions sauvages, comme la prise d’otage radiophonique qui ouvre un « freestyle » posé en plein milieu et mieux encore Joey qui, au début du « Pouvoir » et contrairement à la version du maxi, congédie brutalement le sample de la série « Les rues de San Francisco » qui ouvre le morceau (« Vas-y mais jette là directement, putain ! »). En somme, peu importe les maladresses : la hargne consciente qui se dégage de ce coup d’essai, et plus largement la complémentarité évidente et éclatante du duo, l’emportent haut la main.
Kool Shen et Joey Starr signaient au passage quelques uns de leurs meilleurs couplets. La qualité de l’écriture démentait les signes extérieurs superficiels, de la « vulgarité » du nom du groupe à l’orthographe martyrisée du titre de l’album. Critique de la cupidité (« L’argent pourrit les gens »), des médias (« Authentik », « De personne je ne serai la cible »), des gouvernants (« Le pouvoir »), de la domination et des injustices (« Le monde de demain »), du racisme et de l’américanisme (« Blanc et noir »), du militarisme (« Quelle gratitude ? ») : si certains textes ne font pas dans la dentelle (« C’est clair », que beaucoup ont dû écouter en cachette), le plus souvent ils sont en fait élaborés, sophistiqués, surécrits même par moments, avec des tournures alambiquées et un vocabulaire volontiers soutenu. Hardcore et politisé, le LP est néanmoins équilibré par des morceaux plus cool : « Danse » passe (très) moyennement bien le cap des années, mais « Soul Soul », funky à souhait, s’écoute avec un plaisir absolument intact.
Une partie des conditions assez rocambolesques d’élaboration et d’enregistrement de l’album a déjà été dévoilée, notamment l’intervention de Fred Versailles, mandaté par la maison de disques pour canaliser une construction sonore désordonnée (le mixage de Reptile a aussi sa part dans cette domestication). Il reste cependant quelques zones d’ombre. On se demande bien, par exemple, qui a bien pu avoir l’idée d’aller chercher l’extrait du discours de Malraux en hommage à Jean Moulin qui illustre « Le pouvoir », ou pourquoi les derniers couplets (l’un de Kool Shen, l’autre de Joey Starr) des versions de « Authentik » et du « Monde de demain » qui figuraient sur le maxi sorti précédemment ont ici été coupés. Peu importe. Une chose est sûre : le groupe met alors à peu près tout le monde d’accord, sur scène si ce n’est sur vinyle, comme en témoigne le concert grandiose du Zénith en 1992 : sur ce terrain au moins, personne n’a fait mieux.
Suprême NTM, « back again. »
Si Paris sous les bombes est un album chargé en nitroglycérine, il prenait une dimension encore plus incandescente sur scène. Mais plus qu’aucun autre, c’est le concert du 14 juillet 1995 à la Seyne-sur-Mer, qui aura marqué les esprits. Au-delà de l’intensité du moment, Joey Starr y avait gueulé son amour infini pour la police nationale. Avec une telle conviction qu’il écopa de six mois de prison – dont trois en sursis – et une interdiction de tourner pendant six mois. Polémique, exposition médiatique inédite et pressions ont suivi. Le jugement en appel réduira la peine. Mais cette affaire, associée à la montée en puissance du rap, a renforcé un peu plus le statut de NTM. En leur conférant, ironiquement, un statut de…. rock star. Pour le meilleur et pour le pire.
Ce quatrième album éponyme sort dans ce contexte agité. Entre exposition inédite et odeur de soufre. Sombre, dur et désabusé, il se veut le miroir de ces années. Une époque marquée, notamment, par la montée du Front national (« l’odeur étrange qui émane du côté d’Orange« ), les lois Debré, les procès à rallonge autour de l’affaire du sang contaminé et un « retour en force de l’ordre moral. » L’arc-en-ciel post-Coupe du monde n’est alors qu’un fantasme inavoué et le duo digère à peine le verdict du procès. En conservant le CSA dans le viseur : « Prêts à foutre le souk et tout le monde est cor-da, nique le CSA. »
L’urgence transpirant déjà régulièrement de Paris sous les bombes a franchi un nouveau seuil. Et cet opus traduit cette réalité.
« Faut pas que ça traine, parce qu’on n’a plus le temps pour ça. »
La rage manifeste de « On est encore là » ou « Odeurs de soufre » côtoie une forme de résolution, une certaine fragilité jamais dévoilée. « C’est fini le temps où tu pouvais tout contrôler« . À l’image de « Pose ton gun », « Laisse pas traîner ton fils » ou « That’s my People », ce quatrième album sonne la fin de l’insouciance. Et dévoile les angoisses à venir et cicatrices du passé : « Mon père n’était pas chanteur, il aimait les sales rengaines. Surtout celles qui vous tapent comme un grand coup de surin en pleine poitrine. » Ces touches mélancoliques récurrentes sont particulièrement fortes sur « That’s my People ». Le titre symbole, entre dépression de temps de crise et dernier geste solidaire d’un navire sur le point de couler.
« Sache que ce à quoi j’aspire, c’est que les miens respirent. »
Si quelques morceaux plus légers viennent faire respirer l’album – « Ma Benz » et « Respire » notamment -, ils contribuent plutôt à en plomber la qualité. Plus qu’aucun autre, le dernier-né s’avère inégal, et le franchement anecdotique côtoie le plus abouti. Porté par « That’s my People », « Laisse pas traîner ton fils » et « Seine-Saint-Denis Style », il s’inscrit dans une lignée, facilitée par quelques clins d’œil au passé, de l’introduction policière aux références explicites (« Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? Juste d’être un peu plus nombreux. »)
Album sans nom, ce nouveau long format est également marqué par une production plus épurée, aux BPM ralentis. Les violons de « Laisse pas traîner ton fils » ou les quelques touches de piano de « That’s my People » font écho aux standards imposés par Mobb Deep depuis The Infamous. Réalisé par une large brochette de producteurs (DJ Spank, Madizm, Sully Sefil, LG Experience, Sulee B Wax) ce dernier effort n’a pas la cohérence de ces prédécesseurs. Il apparaît plutôt comme une succession de touches et d’influences distinctes.
Reconnu comme un incontournable de la scène rap française, le Suprême y continue de clamer son obsession pour l’authenticité. Et ces valeurs du Hip-Hop, sérieusement mises à mal, notamment par l’explosion du rap en France et le rôle majeur joué par Skyrock. Skyrock, acteur quasi-incontournable des grands succès commerciaux de la machine rap, méprisé par le groupe, mais aussi diffuseur massif de ses singles. Authenticité, commémoration constante du 93 et éternelles célébrations du collectif, des plus anciens (P.S.Y.K.O., Papalu) aux nouveaux arrivants (« Lunatic, Casey et sa clique Busta Flex« ) figurent parmi les thèmes cycliques. Symbole fort de cette empreinte collective, l’album s’achève par un possee cut avec Busta Flex et Mass pour donner le change à Joey Starr et Kool Shen. Une ultime célébration, chargée d’egotrip, et prolongée par les séries de dédicaces finales mettant un terme à l’album. Et à tout un cycle.
À l’image de sa pochette avec son côté pile et son côté face, son côté Shen, son côté Starr, cet album annonce aussi la scission. La création ultérieure des collectifs IV My People et B.O.S.S. ajoutera des balles dans le barillet avant d’appuyer sur la gâchette. Et de marquer une fin. Nique ta mère.
Paris sous les bombes, troisième album du Suprême NTM, fait indéniablement partie des intemporels du genre. Les années écoulées ont affirmé un peu plus l’évidence, en même temps qu’elles ont progressivement élimé le statut de ses auteurs. A l’heure de sa sortie, en 1995, le duo Kool Shen-Joey Starr était pourtant à la croisée des chemins. Le départ brutal de DJ S, membre originel du groupe, associé à ceux de Yazid et Tahar, figures du collectif NTM, tournait une page pour ouvrir un nouveau chapitre.
Un nouveau chapitre marqué par une diversité thématique forte. Mais Paris sous les bombes est avant tout le reflet de son époque, de ses maux et de ses envies. Entres appels à l’insurrection (« Qu’est-ce qu’on attend »), moments plus légers (« La fièvre », « Pass pass le oinj »), portrait de société (« Plus jamais ça ») et récit carcéral (« Est-ce la vie ou moi ? »). Avec ses pulsions jamais démodées (« allons à l’Elysée brûler les vieux« ), ses rêves d’un autre temps (« j’ai pu m’offrir des téléphones sans fil« ), il célèbre également une solidarité consumée aujourd’hui. Sans jamais verser dans le larmoyant (« laissez tomber les mouchoirs, c’est OK, on est toujours là pour foutre la foire« ), ni dans la célébration de fantasmes illusoires. Parfois un poil idyllique (« on venait tous du même quartier, on avait tous la même culture de cité« ), avec une touche d’humour, il se veut fidèle à une réalité.
Mais Paris sous les bombes ne se veut pas seulement authentique. Il se veut une célébration de l’authenticité. Porté par des valeurs directement empruntées aux grands commandements d’un Hip-Hop porté aux nues. Avec ses règles et une radicalité extrême.
Autoproclamé Hip-Hop jusqu’au bout des ongles, avec une intransigeance portée en étendard (« 100% Hip-Hop ou bien dehors« ), il déborde de toutes les références et codes du genre. Du graffiti (le titre et morceau « Paris sous les bombes »), aux scratches récurrents, au beatbox (« Old skool »), jusqu’à la célébration des icônes passées (« Aktuel, Lucien, Dee Nasty, Tecol et Meo« ), le respect pour l’ancienne école et les références aux lieux historiques (« le terrain vague de La Chapelle« ). Rien ne manque. La fierté revendiquée pour le mouvement Hip-Hop (« je crois pouvoir dire qu’on a œuvré pour le Hip-Hop« ), son esprit d’équipe, le Possee – avec les fidèles Psykopat pour donner le change – reste omniprésent, jusqu’à l’outro et son concentré de dédicaces.
Si le rythme se veut « soul, jazzo-funkadélique« , le funk reste l’élément majeur d’une production lorgnant explicitement vers le New-York d’Easy Mo Bee. Celui de Ready to die et de Biggie, références absolues. Porté en partie par LG Experience – frère d’Easy Mo Bee – l’affiliation paraît d’autant plus évidente. DJ Clyde et Lucien composent l’autre partie d’une mosaïque marquée par une unité de ton. En piochant dans la discographie de The Bar-Kays (« Fightin’ Fire With Fire »), Herbie Hancock (« Vein Melter ») ou Grover Washington, Jr. (« The Sea Lion »), ils composent un univers abouti et riche de ses références multiples. Un mélange entre la crasse de l’underground et par moments, un son plus propre, moins gras, à l’image de « La fièvre ».
Mais la grande réussite artistique de cet album réside dans l’alchimie et la complémentarité du duo Kool Shen-Joey Starr. Précis, posé et imagé, Kool Shen apparait tel le yang d’un Joey Starr ambianceur énergique et sanguin, yin rimeur à la voix éraillée et ravagée. Cette fusion fraternelle transparait sur disque comme elle était exposée sur scène. Et l’éclat des grandes réussites de cet album tient dans cette alchimie. Titre phare et symbole absolu de cette fusion, « Qu’est-ce qu’on attend » retranscrit également les frustrations et les ambitions de l’époque. Il était alors avant tout question de retourner le système et d’en décapiter les têtes pensantes. Moins de le rançonner. Autre temps, autre ambition.
Portrait d’une réalité, d’un certain rap français attaché à une approche hardcore comme à l’authenticité de ses racines new-yorkaises, Paris sous les bombes témoigne également du temps qui passe. Tout en restant d’une excellence intemporelle.
Abcdr : Après plus de vingt années passées dans le rap, comment juges-tu son évolution en France et quel regard portes-tu sur son état actuel ?
Kool Shen : Il y a une quinzaine d’années deux disques de rap sortaient par an, et encore si c’est pas deux tous les deux ans. Aujourd’hui, il y a entre cinquante et quatre-vingt albums qui doivent sortir par an. Les gens rappent mieux que ce qu’on pouvait faire il y a une quinzaine d’années, les productions sonnent aussi beaucoup mieux. C’était logique vu qu’on avait de grosses lacunes dans de nombreux domaines. Donc voilà, je considère que si on prend l’état général des choses, il faut reconnaître que cela a avancé. Aujourd’hui il y a des diffuseurs, des radio black list, réparties ici et là, il y a quinze ans il n’y en avait pas. On trouve aussi toutes sortes de producteurs indépendants et ils sont de plus en plus nombreux, et des gens qui s’allient avec des maisons de disques. Après que la musique soit récupérée et faite pour le plus grand nombre et donc forcément édulcorée, soit. Dans l’ensemble, je trouve que le truc est positif.
A : Partant de ce principe oui, après le discours privilégié la plupart du temps tend plutôt à insister sur la mort du Hip-Hop…
K : En fait, c’est pour ça que je tiens le discours inverse. Les gens passent du blanc au noir, sans juste milieu, en disant qu’il y a cinq ans tout le monde vendait trois-cent mille albums. Mais c’était pas le cas. Qui vendait trois-cent mille il y a cinq ans ? Sniper a bien vendu. Matt aussi…oui…c’est plus R&B mais là tu peux toucher d’autres gens. Ärsenik leur premier album, Quelques gouttes suffisent avait bien marché, le single avec Doc Gynéco avait bien poussé l’album. Un groupe comme Sniper aujourd’hui vend environ quatre-cent mille albums. C’est peut-être pas le groupe le plus rap machin mais ils font du pe-ra. Techniquement ce ne sont pas les plus forts, les textes ce ne sont pas les plus forts mais qui peut se prétendre le plus fort ? Donc non, tout ne va pas archi-mal. Demain l’album de Booba va sortir, il est bien médiatisé et il va en vendre des disques. Voilà, moi je me fais volontairement l’avocat du diable parce qu’évidemment plein de choses ne vont pas mais tout le monde dit « ça ne vend plus, y’a que de la merde… » alors qu’à mon avis c’est faux.
« On aurait été bien bête de ne pas vivre les choses avec passion. »
A : C’est ton premier album solo et ce Dernier round laisse à penser que cet opus constitue pour toi une dernière expérience. Considères-tu qu’il existe un âge limite pour rapper ?
K : ‘Dernier round’ c’est le titre d’un morceau avec Oxmo Puccino où on dit qu’il vaut mieux vivre les choses à fond, au jour le jour, en essayant de profiter au maximum de l’instant présent. On ne sait pas de quoi sera fait demain. Si on coupe la lumière demain matin je pense qu’on aurait été bien bête de ne pas vivre les choses avec passion. J’estime que cet état d’esprit là résume bien mon album, et notamment le morceau ‘Un ange dans le ciel’. Après pour ce qui est de la connotation « fin de carrière », il est clair que je suis plus prêt de la fin que du début. Mais l’album ne porte pas ce titre pour cette raison.
A : Tu étais producteur exécutif sur plusieurs albums, notamment les premiers longs formats de Busta Flex et de Zoxea, qu’est-ce que cette expérience t’a apporté ?
K : Je pense que c’est avant tout un ensemble de choses plus qu’un point précis. En fait ce rôle de producteur exécutif, je l’occupais déjà beaucoup avec NTM. J’ai continué avec Busta et Zoxea. Avec Busta tu apportes plus ton avis sur le fond que sur la forme. Après pour un mec comme Zoxea tu n’as rien à dire, tu t’assoies et tu dis « elle est bonne« . Le truc en fait c’est que tu vas ramener avant tout des idées, des conseils, des discussions. Tu fais tout ça pour que l’ensemble soit le mieux possible.
A : Il n’y a pas un moment où tu as voulu t’investir dans la production ? En regardant le livret de « 1993…J’appuie sur la gâchette » tu es crédité dans les productions, avec Tahar à l’époque, tu as complètement arrêté après ?
K : Après je me suis mis à la prod’ au mois d’août 1994. J’ai dû faire une quarantaine de productions en vingt-deux jours. J’avais rien à faire alors le temps du mois d’août j’ai branché les bécanes chez moi. J’ai acheté un SP 1200, un S 3000…après j’arrivais plus à dormir, je calais des charleys jusqu’à huit heures du matin ! [rires] Je me suis alors dit soit tu fais ça, soit tu fais du rap. Les deux ce serait pas possible. J’ai pris l’option de continuer à rapper. En plus j’avais dans mon entourage des gens qui faisaient du son plutôt bien, donc bon…

A : Comment tu te situes par rapport à la nouvelle génération et aux critiques assez récentes qui ont pu être faites à l’égard de NTM ? Évoquant ce sujet, tu dis même dans ton album, sur ‘Qui suis-je ?’ « J’aime qu’on me déteste, c’est mon carburant et aujourd’hui je suis servi vu que la liste est épaisse »…
K : Oui ben écoute il y a des gens qui ont envie de réagir par rapport à un groupe. Très bien, qu’est-ce que tu veux je te dise ? Comment je dis sur ‘On a enfoncé des portes’ « …Crache ta haine vas-y jacte donc… ». Voilà, fais plutôt au lieu de parler. Le parcours, il a été long et je le dis dans ce texte. Mais aujourd’hui si tu me demandais sur qu’il y faudrait miser pour tenir la baraque, j’aurais misé sur nous. Voilà. Après on n’a pas été parfait tout ça, soit…
A : C’est peut-être aussi une question d’époque et de génération…
K : …Après tu as des gens qui viennent critiquer et qui ne sont pas jeunes non plus. Jean Gab’1 c’est un mec qui était de la tournée NTM en 1998 puisque Doeen’ Damage assurait la sécurité de Joey. A cette époque là il disait rien. C’était en 1998 et depuis on a rien fait, alors qu’est-ce que tu critiques, je comprends pas bien là…
A : Bon ce morceau c’était aussi une façon de se faire connaître quand on a pas de passé musical conséquent…
K : Oui et la plupart du temps, les critiques sont plus adressées par des gens sans visage, ce sont des propos qu’on me rapporte où qui sont tenus sur Internet.
A : Un discours récurrent dans le rap français, c’est justement de dire qu’on écoute pas de rap français. Apparemment toi tu en écoutes, d’ailleurs plus simplement tu écoutes quoi en ce moment ?
K : Non en fait j’écoute très peu de rap français. En rap, j’écoute des trucs ricains plus anciens, mais aussi des choses récentes comme Beanie Sigel, Obie Trice. J’aime bien ce que fait Kanye West aussi, même des trucs plus gros comme Jay-Z ou Eminem. C’est fort, tu sens qu’il y a du travail derrière.
« Oxmo a appelé au bureau pendant que j’appelais son manager. Lui m’appelait pour être sur son nouvel album et moi je l’appelais pour qu’il soit sur le mien. »
A : Pour revenir à ton album, j’étais étonné de voir que le premier extrait ‘Qui suis-je ?’ était basé sur exactement le même sample qu’un morceau de Rocca, ‘R.A.P’, qui figurait sur son deuxième opus, (Elevacíon). Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? Vous ne connaissiez pas le morceau ?
K : En fait ce qui c’est passé exactement c’est que j’ai enregistré le morceau en octobre et en novembre un pote à moi rentre dans le studio. Mon morceau passait et il me dit : « Attends, Rocca il a pris ce sample« . « Allez vas-te gratter, va écouter Rocca« … « Non mais je te jure, c’est le même sample« . Alors on a demandé à Madizm de capter le morceau sur Internet. Quinze minutes après il rappelle et il nous dit « C’est le même ple-sam ! » [rires] Bon après j’avais le choix, j’aurais pu encore changer, reprendre un autre instru…
A : …Non mais la boucle tue…D’ailleurs dans le DVD tu dis que s’il y a un morceau dont tu étais tout de suite très content en sortant du studio c’était celui-là, ‘Qui suis-je ?’. Textuellement, j’imagine que c’est un des morceaux qui a été le plus dur à écrire…
K : Non en fait c’est l’un des morceaux que j’ai écrit le plus rapidement, en deux jours il était terminé.
A : Est-ce que tu considères que tu aurais pu sortir cet album solo alors que NTM existait toujours ?
K : Clairement non. On le disait dans les interviews, tant que nous on fait notre truc on ne voit pas l’intérêt de mener une carrière solo. Peut-être qu’on se sentait plus fort à deux aussi, tout simplement. Et on faisait même des morceaux solos à l’intérieur des albums de NTM. Il y avait une liberté pour le faire. Mais bon avec Joey on se mettait autour d’une table en disant « T’as écrit des trucs là ? » « Ouais vas-y mate le refrain »… « Ouais ça défonce, bouge pas j’arrive… » Et voilà 99,9% des fois on fonctionnait comme ça.
A : Comment s’est fait le choix des invités sur ton album solo ?
K : Oxmo m’avait déjà demandé d’être sur son deuxième album, L’amour est mort. J’avais pas pu le faire et ça m’avait frustré. Là, il a appelé au bureau pendant que j’appelais son manager. Lui m’appelait pour être sur son nouvel album et moi je l’appelais pour qu’il soit sur le mien. Donc voilà, échange de bons procédés on l’a fait. Ox’, je l’avais rencontré pour la première fois lorsqu’il avait fait un titre avec Busta Flex sur son premier album (‘Esprit Mafieux’). On avait aussi fait un concert en commun en Cote d’Ivoire, à Abidjan, en 1999. Ça c’était bien passé, mais sans plus. Là ça a un peu changé, on est plus proches. Zoxea, normal, sans surprise. Il a réalisé ‘Un ange dans le ciel’. Nano et Tony, les deux gitans qui font le refrain de ‘Oh no’, ce sont des potes d’un ami. Ils avaient jamais chanté dans un micro. Pour Big Ali, en fait, l’instru de ‘Two shouts IV MY People’ était déjà dans IV My People Zone sous la forme d’un interlude. L’interlude était scratchée avec des phases en ricain, on avait l’impression qu’un cain-ri était en train d’ambiancer le machin. À chaque fois que j’entendais l’interlude passer, je me disais qu’il y avait quelque chose à faire à partir de ça et que le morceau était trop court. Tu l’écoutais, tu avais envie que le morceau dure plus longtemps, que d’autres phases soient scratchées. Big Ali, j’avais entendu ce qu’il faisait avec LBR, il avait une voix exactement comme je voulais et en plus il traînait en France, donc voilà…
A : Pourquoi ne pas avoir privilégié d’avantage les rappeurs de ton label ?
K : Je ne voulais pas faire un album IV My People avec toujours les même gars, les même voix. Non, je voulais vraiment que ce soit mon album solo, et pas autre chose.
A : Sur ‘Bombe H’ tu parles du boycott des médias, plus particulièrement de la presse spécialisée, le « nous » utilisé est ambigu. Il fait référence à IV My People ou au rap français plus généralement ?
K : Quand je suis pas joué à Couvre Feu, à B.O.S.S, à Générations on me dit que je suis un indépendant de luxe. J’ai envie de dire à ces gens que je fais du rap seul, je suis en distribution pas en licence. Alors quand toi Générations tu dis dans Lundi Investigation que Laurent Bouneau de Skyrock s’est fait acheter par les majors alors que Skyrock n’a jamais demandé de prendre des pubs pour diffuser mes titres, alors que toi, Générations, tu as téléphoné à mon bureau en me disant « si tu veux que Sérum passe il va falloir que tu prennes de la pub« … Voilà donc ce titre il est adressé à ces gens là.
A : Toujours à propos de la presse spécialisée, tu dis « Quand tu lis les chroniques de rap français t’as mal ». Tu trouves cette presse trop lèche cul ou simplement ignorante ?
K : En fait c’est un mélange des deux. Moi, comme on me dit que l’album de Jean Gab’1 c’est sûrement l’un des meilleurs albums de rap français de l’année… Là j’ai du mal avec la définition du rap. Je me dis qu’on ne doit pas aimer le rap pour les mêmes raisons. Ça, je vais te dire je trouve ça lamentable. J’ai pris cet exemple mais il y en a d’autres.
A : Qu’est-ce que tu penses de la disparition de magazines historiques comme l’Affiche ou Get Busy, qui étaient peut-être critiqués à l’époque mais étaient bien mieux que ce qu’il reste aujourd’hui.
K : Ah c’était le bon temps cette époque, pour les disques, les magazines…. Moi j’ai jamais été fan de l’Affiche donc je peux pas te dire. Après il y avait sûrement à cette époque des gens plus investis et peut-être qu’il y avait moins de rapport avec le commerce. Oui, après moi j’aimerais comme toi que les magazines soient bien.
A : Ton premier album se présente sous la forme d’un DVD Plus, avec une face audio classique et une face DVD. Qu’est-ce qui t’a poussé à sortir un disque sous un tel format ?
K : Le simple fait que ce soit possible. Là les gens de Digital Valley sont venus en m’expliquant ce qu’il était désormais possible de faire. Les majors avaient peur d’utiliser ce procédé, craignant que ce format soit rejeté par le public. Après ils sont pas venus parce que je rappe bien ou mal, ça j’en suis bien conscient. C’est venu aux oreilles de gens qui bossent chez moi. Pour le même prix tu peux avoir sur un même disque du son et de l’image, c’est pas négligeable pour le consommateur. Moi, je trouve que les disques sont trop chers, la TVA devrait être à 5,5% et pas à 20%. Alors quand on peut se permettre d’ajouter des choses pour le même prix, pourquoi s’en priver ?
« Moi, comme on me dit que l’album de Jean Gab’1 c’est sûrement l’un des meilleurs albums de rap français de l’année. Là j’ai du mal avec la définition du rap. Je me dis qu’on ne doit pas aimer le rap pour les même raisons. »
A : En même temps on se disait que développer un tel support, c’était enterrer un peu plus le vinyle, support historique du Hip-Hop ?
K : Je ne pense pas. Celui qui achète du vinyle c’est parce qu’il aime le support, qu’il a une passion pour le vinyle ou qu’il en a une utilité particulière. Ce mec là il achètera pas plus un CD/DVD si son plaisir c’est d’avoir du vinyle. Le fait d’avoir des images en plus il va s’en battre…
A : Le clip de ‘Qui suis-je ?’ s’apparente à un vrai court-métrage. A mon sens il rentre dans la lignée des ‘J’appuie sur la gâchette’ ou de ce qui avait été fait pour ‘Paris sous les bombes’. Je pensais que c’était plus un trip de Joey Starr vu qu’il avait commencé la réalisation, apparemment non…
K : En fait on a toujours fonctionné comme ça. Pas plus Joey que moi. Même s’il avait déjà réalisé des trucs, moi j’avais fait le Nas/NTM. On s’est toujours investi dans l’image, discutant avec les mecs pour qu’ils nous ramènent les plans, pour tout comprendre. Je sais que si je n’étais pas venu au montage de ‘Qui suis-je ?’ il aurait été loin de ressembler à ce qu’il est aujourd’hui. Ça peut paraître prétentieux de dire ça mais c’est mon univers. J’ai une idée plus approfondie que quiconque de ce dont j’ai envie au final. En plus, l’image est très en rapport avec la musique. Pour moi, les changements de plans sur les caisses ou sur les pieds c’est très important dans un clip. Je ne pouvais pas rater une minute du montage. Ça m’intéresse tout simplement. Si c’était pas le cas je partirais.
A : Que penses-tu du déclin annoncé des majors comme on a pu l’annoncer, sans un certain catastrophisme ces dernières semaines ?
K : Aujourd’hui quand tu regardes les chiffres tu vois que les plus grosses ventes sont toujours plus ou moins au même niveau. Le marché du single c’est un peu cassé la gueule. Le téléchargement, oui, pose problème et à un moment il va falloir trouver une solution. Enfin elles ont dit qu’elles allaient fermer les majors ? Non donc bon…
A : Finalement, tu ne penses pas que ce déclin des majors, si déclin il y a, peut être favorable au rap dans le sens où il inciterait à un retour à une indépendance artistique ?
K : …oui, sauf si les radios deviennent payantes comme cela peut-être le cas aux États-Unis. Dans un contexte comme ça, tu te rends compte que ton indépendance connaît rapidement ses limites. Enfin, il faut savoir que dans la musique on a pas ramené un bilan positif depuis quatre ans…
A : ….Quand on voit le succès de Mauvais Œil et Temps Mort on se dit tout de même que l’indépendance peut constituer une véritable alternative permettant de vraies réussites.
K : Oui les deux albums que tu as cité sont sortis via la même structure et constituent une exception, de l’ordre de un pour mille. Alors est-ce que un pour mille c’est une règle permettant de dire que c’est réalisable je ne sais pas…
A : Après c’est vrai qu’il y avait une grosse attente derrière le premier album de Lunatic, et un gros vécu, comme pour ton album solo…
K : Oui, après la réalité c’est que c’est très dur d’être en indépendant quand tu ne sors pas ces deux albums. Ces albums ce sont des cas d’écoles. Si toute la France rappe aujourd’hui comme Booba c’est pas pour rien.
A : Tu as eu des retours en terme de vente sur ton album ?
K : Oui on est disque d’or depuis hier, cent mille albums vendus. J’espère qu’on atteindra les deux-cent mille albums.
A : Tu as des concerts de prévu pour défendre ton album ?
K : Oui, un premier le 22 juin à l’Olympia et une tournée à la rentrée, de septembre à octobre. Je serai accompagné de Zoxea, Serum et Toy. La répartition dans le concert, ça va être 75% moi et 25% entre Serum, Zoxea et Toy. On va tourner un peu sur la scène et c’est bien parce que tenir une heure et demie quand t’es le seul MC…