Classique

Doc Gyneco
Première Consultation

Virgin - 1996

L’arrogance flegmatique, le ricanement désenchanté, la mise à distance du rap : tout Doc Gynéco est contenu dans son premier album. A commencer par ses errements ultérieurs. Première consultation est si novateur que la suite de sa carrière paraît superflue. Le disque fait figure d’apparition fugitive de Doc Gynéco dans l’espace musical, le traversant comme un météore et se consumant au contact de l’atmosphère. Quality Street, la queue de la comète, a définitivement signé le crépuscule de l’idole déchue.

Depuis une décennie, Doc Gynéco s’attache à détruire sa propre légende avec une constance qui forcerait presque l’admiration. Si bien que ses flirts germanopratins et ses amitiés présidentielles ont fait oublier son génie originel. Dans l’imagerie médiatique, Doc Gynéco est devenu ce rebut calciné par le cannabis qui promène gauchement sa carcasse bouffie de plateau en plateau, le plus souvent sous les lazzi d’un public amnésique, en traînant dans son sillage des volutes de fumée clandestine. Au mieux, il est perçu comme une déclinaison vaguement hip-hop de Michel Sardou. Enfermé dans sa propre caricature, Doc Gynéco soliloque en silence. On a  désormais peine à imaginer qu’il y a dix ans, Bruno était le roi du pétrole. La vache à lait de Virgin et du Secteur Ä. Deuxième moitié des années 1990 : c’est l’époque bénie où les albums de rap se vendent  par centaines de milliers d’exemplaires. Du haut de son million de disques écoulés, Doc Gynéco peut se permettre toute sa morgue cool et désabusée. Tout paraît facile. Le succès est d’autant plus foudroyant que Bruno Beausir, 22 ans à peine, débarque de nulle part. Jusque là, il n’a fait entendre son flow chaloupé que le temps d’un couplet incongru sur 95200, le deuxième album  du Ministère AMER. Doc Gyneco y laisse déjà percevoir un personnage atypique, désinvolte et railleur. Première consultation lui offre l’espace nécessaire pour exprimer pleinement son indolente insolence.

Par le truchement de son premier disque, Doc Gynéco a d’abord imposé une attitude. Ses allures de lendemain d’orgie ambulant et sa nonchalance goguenarde tranchent avec les codes en vigueur du rap. En dépit d’un vague parfum de provocation gainsbarienne, Doc Gynéco séduit le grand public grâce à sa dégaine inoffensive d’adolescent dégingandé et lunaire.  Posters aux murs et skateboard au pied du lit sur la pochette, Bruno Gynéco correspond au portrait-robot du jeune moyen. Pas franchement de quoi inquiéter. Quelques mois plus tôt, Passi et Stomy Bugsy, ses collègues du ministère AMER, en appelaient au ‘Sacrifice de poulets’. Lui passe pour le rappeur sympa. A rebours de ses coreligionnaires de la Secte Abdoulaï, Gynéco le dandy déleste son propos de tout discours militant. Bruno Beausir n’est pas un contempteur : c’est un contemplateur. Ses principaux sujets de préoccupation : les filles, le foot, les filles, son quartier, les filles, le sexe et les filles. Et puis aussi, de temps en temps, les filles. Le rappeur croque le quotidien de Bruno en quelques chroniques pittoresques, en évitant soigneusement la street surenchère. Et le résultat coule comme du miel chaud. Doc Gynéco pose un regard moqueur et attendri sur son environnement dont il extrait avec humour la tragique banalité. De ‘Passement de jambes’, exercice de name-dropping footballistique, aux ‘Filles du moove’, évocation tendre d’une génération de starlettes anonymes, le rappeur badine allègrement avec son quotidien.

Partant, Doc Gynéco revendique fièrement son appartenance à la variété et refuse d’être rangé parmi les rappeurs dont il tourne en dérision tous les oripeaux kitchs : « La carte d’Afrique a fait de toi un vrai Zulu. Si Afrika Bambaataa te l’a mis dans le baba, moi j’ai encore la foi en Diego Maradona. » Plus loin : « Le rappeur gangsta tue devant les caméras et regagne sa villa en Porsche Carrera. » L’iconoclaste Gynéco s’efforce de prendre à contrepied les principaux topoï du rap, à commencer par l’immanquable fresque de son quartier qui échappe au piège du misérabilisme. ‘Dans ma rue’ offre une galerie de portraits baroques esquissés sur un mode proche de la satire. Sous la plume du Doc, le XVIIIème  est peuplé d’une faune bigarrée où se croisent des « clodos [qui] s’échappent pour ne pas prendre de douche« ,  des « youpins [qui] font des magasins »  et un « facteur [qui] aide le maquereau à relever les compteurs« . Le mot « youpin » lui a d’ailleurs valu quelques tracasseries passagères. Mais Doc Gynéco n’est pas à une provocation près. Il risque même l’accusation de misogynie pour témoigner son amour à sa taspé dans ‘Ma salope à moi’. En permanence en équilibre sur une ligne de crête, Doc Gynéco évite toujours miraculeusement de tomber dans la balourdise. Volontiers immoral et obscène, il se sauve grâce à son cynisme et à son détachement. « Révise tes mathématiques en mesurant ma trique« , conseille-t-il aux jeunes filles en fleur dans le premier single, ‘Viens voir le docteur’.

Car, dans le fond, Doc Gynéco s’en bat ostensiblement les couilles. Mais avec poésie. Le désenchantement culmine avec  ‘Nirvana’, apologie du suicide, dans lequel il troque sa machine à sarcasmes contre une sincérité troublante : « J’en ai marre des meufs, j’en ai marre des keufs, c’est toujours la même mouille, toujours les mêmes fouilles« . Le masque tombé, le rappeur décadent flirte par moments avec la grâce : « Le docteur ne joue plus aux fraudeurs. J’achète des tickets, par simple peur d’avoir à buter un contrôleur » . Au total, Bruno Beausir n’abandonne la crânerie de Doc Gynéco que sur deux morceaux, ‘Nirvana’ et ‘Né ici’, qui coïncident avec les plus beaux moments de l’album. Le binaire ‘Né ici’ met en balance une Guadeloupe idéalisée et un Paris blafard, quasi dantesque : « Les seringues mortes se ramassent à la pelle sur les trottoirs de la rue La Chapelle. » Le jeune francilien s’est fixé pour seule ambition de porter des shorts toute sa vie et de manger du poulet sur une plage de Guadeloupe. Joli programme.

Par chance, la production exhale la chaleur qui manque aux rues parisiennes. Car la singularité de Doc Gynéco dans le paysage français ne tient pas uniquement à son goût pour la variétoche. Il louche également vers la Californie. Au moment où tout le rap français – à quelques exceptions négligeables près- a le regard braqué sur New-York, Doc Gynéco s’accorde une virée à Los Angeles. Presque intégralement réalisé à l’ombre des palmiers californiens –seul ‘Est-ce que ça le fait ?’ en tandem avec Passi fait exception, Première Consultation introduit de nouvelles sonorités dans le rap français, saturé de lignes de piano. Les instrus groovies, enregistrées avec un orchestre, teinte le disque d’une coloration très G funk. Doc Gynéco n’hésite pas sur les effets de manche, à commencer par les sirènes tapageuses qui accompagnent le refrain de ‘Dans ma rue’.

La fraîcheur musicale de Première consultation contribue sans doute à expliquer son succès. Le filon a été siphonné jusqu’à la dernière goutte. La moitié de l’album s’est transformée en tubes. Doc Gynéco semble avoir eu du mal à digérer l’après-Première consultation. « Foncedé, mais pas teubé, je suis pas la poule aux disques d’or ni le presse-billets. Un coup de rhum vieux et je m’arrache où Dieu le veut« , feint-il de croire l’année suivante dans ses Liaisons dangereuses. Douze ans et une poignée d’albums plus tard, Doc Gynéco est toujours là. A moins que ce ne soit son spectre.

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