Never forget the disc-jockey

Q-Bert

Le scratch n’a pas seulement des légendes, il a un extraterrestre : Q-Bert. Rencontre du troisième type en un mix.

et Visuel : Hector de la Vallée
Texte : zo.

Le hip-hop a ses légendes, mais le turntablism a un peu plus que ça : il a un extraterrestre. Lorsqu’il apparaît sur la scène scratch à l’aube des années 1990, Q-Bert bouleverse le genre. Personne ne sait exactement ce qu’il fait, encore moins comment il le fait. Mais tout le monde comprend à qui il a affaire : un OVNI qui s’apprête à renverser le genre. Les DJs du monde entier le regardent. Quatre années de suite, il écrase le championnat DMC.  Dans l’équipe qu’il forme avec Mix Master Mike et DJ Apollo, il joue un rôle central et, par sa simple présence, participe à faire de la compétition le maître étalon absolu de la technique scratch. Dès ses premiers pas dans cet univers, Richard Quitevis est au scratching ce que Lionel Messi est au football, Miles Davis au Jazz, ou Ayrton Senna à la Formule 1 : un être venu d’ailleurs, qui a un don qui ne s’explique pas.

Aucun de ses confrères ne l’égalisera. Pas même son binôme le plus flamboyant, Mix Master Mike, avec lequel il a formé une Dream Team qui a ébloui le petit monde des DJs, notamment avec un set extraordinaire en 1993. Q-Bert a beau avoir été un DJ entouré par de nombreux autres génies du genre, rien n’y a fait. Il est resté inimitable, singulier. Il a ce paradoxe : avoir donné le ton sans être en avance. Car comment dire qu’on va plus vite que les autres quand on évolue simplement dans une autre galaxie ? DJ Apollo, Shortkut, DJ Disk et le jeune prodige de l’époque A-Trak l’avaient d’ailleurs tous très bien compris : aucun d’entre-eux n’a jamais cherché à faire du Q-Bert. Et même des monstres des années 2000 comme Toadstyle ou Ricci Rucker ont préféré s’en émanciper que l’imiter.¹ Le seul qui peut prétendre s’en être approché ? D-Styles, tant il a lui aussi développé un son et des placements hors-normes, et un poil plus accessibles. Quant aux autres ? Au pire ils l’ont regardé bouche bée. Au mieux, l’ont-ils suivi avec brio dans ces délires, au sein du label Thud Rumble ou du collectif Invisibl Skratch Piklz.

 

Il y a pourtant une erreur couramment commise à propos de Q-Bert : le réduire au titre de spécialiste ultime de la technique scratch et turntablist. Or Q-Bert n’est pas un technicien, il est un inventeur. S’il fallait continuer les parallèles pompeux, toute la clique qui l’entoure et s’est nourrie de lui sont des Michel-Ange et des Raphaël, quand lui est un Léonard de Vinci. Certains exécutent à la perfection, et c’est bien sûr un prérequis essentiel de l’excellence scratch. Mais Richard Quitevis fait partie de ces DJs qui n’exécutent pas mais qui inventent sans laisser la chance à quiconque de s’approprier ce qu’ils ont créé. Il est donc ridicule de le ramener à sa technique. S’il a renoncé à continuer à participer aux championnats de turntablism quels qu’ils soient après quatre titres consécutifs, ce n’était pas pour la galerie. Bien sûr, il fallait laisser la place, le DMC est aussi un business. Mais a t’on demandé à un sportif qui survole sa discipline d’un jour la quitter pour laisser les autres exister ? Non. D’ailleurs c’était tellement gros à l’époque que la rumeur d’un bannissement à l’amiable du Disco Mix Club est née suite au retrait du prodige et de son acolyte Mix Master Mike. La direction du championnat l’a laissée courir, ça participait au mythe. Q-Bert lui l’a toujours démentie, mais sans grande conviction ni même intérêt.

Quand Q-Bert est parti de l’univers impitoyable des championnats, c’était pour inventer tout un système. Un système musical, mais aussi économique. Epaulé par le contestable Yoga Frog, Q’ a continué à définir le son du scratch. Il l’a simplement fait autrement. Plutôt que d’asseoir sa suprématie technique, il a décidé de rendre ses influences et ses choix de textures sonores incontournables, en produisant nombre de breakbeats, au son identifiable entre mille. Ils sont devenus les supports ultimes pour tous les scratcheurs. Incroyable mise en abîme : pendant que la relève détruisait des crossfader et tentait d’innover à qui peut le mieux jusqu’à la suprématie de DJ Craze, Richard Quitevis leur fournissait le tapis sonore de leurs tentatives de révolution. Mais il a aussi révolutionné la manière de promotionner le scratch : par équipe, évidemment, avec le crew des Invisibl Skratch Piklz. Mais également et surtout à travers internet et la vidéo. Sur la toile, Q-Bert a été un précurseur. Quant aux séquences filmées, elles lui ont permis de donner à cet art si précis qu’est le scratching un côté décalé. Comprenant le potentiel du tournage sur fond vert et bien décidé à ne pas renoncer à son amour pour les gamineries farfelues, Q-Bert s’est mis à produire ses propres VHS et DVD. Déguisé, il y faisait des démonstrations de découpe extra-terrestres en costume de lapin ou d’ambulancier. Le côté déjanté du scratch, de ses macarons obscènes déjà introduits par ses disques breakbeats, et de ses mises en scène farfelues était né. Tout en devenant une marque, Q-Bert met un coup de pied dans un art se prenant autant au sérieux, particulièrement en championnat.

Mais il y a autre chose pour lequel Q-Bert ne peut pas être résumé uniquement à un technicien, c’est son travail avec la voix. Celles qu’il scratche, évidemment. Mais aussi celles avec lesquelles il collabore. C’est un pan de sa carrière rarement mis en avant. Quelque part, c’est logique : Q-Bert a toujours été un DJ pour DJ. Sa musique est illisible, parfois même bruitiste et alambiquée pour celui qui ne s’est jamais attaché à décortiquer des scratches. Quasiment trente ans après ses premiers exploits, ses condisciples le qualifient aujourd’hui encore d’éternel extraterrestre. Et il s’en est bien amusé tout au long de sa carrière. Quand il sortait une platine avec la marque Vestax, il l’appellait la QFO, en référence aux Unidentified Flying Object. Au moment de sortir Wave Twisters, un film, semi-animé, Q a figé l’intrigue dans l’immensité spatiale, dont le scratch est l’arme de libération massive, l’onde de choc qui fera tomber l’empire dans un pastiche hip-hop déjanté de Star Wars. Luke Skywalker y est devenu un dentiste itinérant, le sabre-laser une mini-platine retrouvée dans le ventre d’un Bobba Fet du pauvre, et la Princesse Leia et R2D2 y excellaient en graffiti et breakdance. Q-Bert est un éternel gamin, fasciné par les étoiles et son art du scratch est une forme de glossolalie, cette expérience psychique qui se caractérise par « la quasi-absence de mots ou de contenus sémantiques reconnaissables, avec une surreprésentation d’un petit nombre de phonèmes, une accélération de la production vocale et une modification des accents et des mélodies ». Ajoutez à cela que Q-Bert est comme touché par une jouvence ultime digne d’un extraterrestre présent sur terre sous couverture d’une enveloppe humaine. Il ne vieillit pas physiquement. En 2020, il garde toujours son air serein, espiègle et juvénile du haut de ses 51 ans, et ce langage que lui seul maîtrise.

Et pourtant, ce drôle de portrait n’a pas empêché le DJ de tailler au diamant plusieurs discographies du rap américain. En bon extraterrestre, la meilleure symbiose qu’il ait eue est avec Kool Keith. Le Black Elvis n’a jamais négligé les DJs – le Français Junkaz Lou pourrait vous en dire un rayon sur le sujet. Lors de la création de Dr Octagon, l’esprit fou de Q-Bert rencontre celui tout aussi dingue de l’ancien Ultramagnetic MC. L’œuvre est mythique, totale, plongée dans un génie foutraque et spatial. C’est à l’image des deux artistes : un son à des années lumières de tout ce qui a été fait jusque-là. Mais Q-Bert n’est pas seulement ce langage d’un autre monde. Ses platines ont aussi bien servi récemment les matraquages imparables et audacieux de Killer Mike et El-P (tiens, un autre extraterrestre !) que le poisseux néo boom-bap d’un Hus Kingpin. Et par le passé, que ce soit en studio ou en version remixée, le DJ ne s’est jamais rien interdit. Et c’est bien là la force de ce mix signé Bachir et Slurg. Plutôt que de tenter l’infaisable en compilant les prouesses techniques de Richard Quitevis, les deux DJs résidents de l’Abcdr ont préféré montré que Q-Bert n’avait pas seulement redéfini toute la manière de scratcher. Non, que ce soit avec Akrobatik, Mad Child, Del the Funky Homosapiens ou un super-groupe comme Handsome Boy Modeling School, il a su visiter le hip-hop. Sûrement pas comme un Mix Master Mike, certes, mais quel être humain refuserait de narrer sa rencontre avec le troisième type ?

Aujourd’hui, Q-Bert est imprégné de philosophie new-age, dérive parfois vers des saillies pro-Trump sur les réseaux sociaux (autre forme de glossolalie, bien plus dangereuse), et est rentré d’Hawaï. C’est pourtant là, au milieu de l’océan Pacifique, qu’il y a l’un des principaux télescope braqué sur l’immensité de l’univers. Il regarde, sonde, fouille et déambule dans un ailleurs, un ailleurs fait de mystères encore bien insaisissables. La tête levée vers l’incommensurable, l’être humain se demandera encore pour longtemps si l’univers a une âme, une raison d’être. Q-Bert lui, depuis sa plage d’Honolulu ou désormais à San Francisco, continuait à en définir le son, en collaboration avec les humains.

¹ À propos de Toadstyle et Ricci Rucker, nous avions écrit « Et même des monstres des années 2000 comme Toadstyle ou Ricci Rucker ont préféré lui rendre hommage que l’imiter » tant ces deux DJs ont semblé être en mesure de challenger Q-Bert avec un son qui n’avait rien à lui envier. Néanmoins, nous révisons notre propos suite au message d’un lecteur vigilant qui nous a notamment fait part de ces propos tenus par Ricci Rucker.

Tracklist

  • Q-Bert – « Demolition Pumpkin Squeeze Musik Outro »
  • Run The Jewels – « Pew Pew Pew »
  • Hus Kingpin – « Serotonin High » (Big Ghost LTD Remix)
  • Q-Bert – « Aphodisiskratch »
  • D-Styles, Babu, Q-Bert, Melo-D – « Felonius Funk » (Animal Crackers remix)
  • Big Kwam – « I Don’t Give A Fuck » (Peanut Butter Wolf remix)
  • Dr Octagon – « Blue Flowers »
  • Rasco – « Run The Line » (45 King remix)
  • Run The Line – « OG »
  • Automator & Kool Keith – « I Want Da Mic »
  • KNT – « Cycles »
  • DJ Q-Bert – « Scroll Of The Wrist »
  • Eddie Harris – « Turbulences »
  • Dr Octagon – « Bear Witness »
  • 4 Ever Fresh – « Urban Sound Surgeon »
  • Dan The Automator – « Bear Witness III »
  • Dr Octagon – « Bear Witness IV »
  • Coldcut – « More Beats & Pieces » (Q-Bert remix)
  • Handsome Boy Modeling School – « Rock & Roll Could Never Hip Hop Like This »
  • Motion Man – « Blah Blah »
  • Del The Funky Homosapien – « Samba Soul »
  • L’Orange, Mr Lif & Akrobatik – « The Scribe »
  • Invisbl Skratch Piklz – « Kenny G Perm »
  • Mad Child – « Pregnant »
  • Invisbl Skratch Piklz – « Holy Crap »
  • De La Soul – « A Roller Skating Jam Named « Saturdays » » (DJ Q-Bert Mix)
  • Egyptian Lover – « Beyond The Galaxy »
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