Sly Johnson, sans mise en scène
Interview

Sly Johnson, sans mise en scène

Éclectique et insaisissable, Sly Johnson semble être en phase d’ajustement, à deux doigts de trouver toutes ses réponses. Une quête de soi musicale dans un parcours riche et unique dans le paysage français.

Photographie : Jessica Attia

Le 13 novembre 2015, le deuxième album de Sly Johnson, The Mic Buddah, était mis en rayon. Pressé par le label parisien Heavenly Sweetness, la sortie est discrète. Malgré un single bien senti pour les ondes hertziennes, « EVRBDD (Everybody Dancin’) », et une tentative d’allonger sa durée de vie avec une édition physique commercialisée et revisitée par une série de producteurs, le point culminant symbolisé par le jour de sortie tombe malheureusement à la même date qu’une vague d’attentats terroristes sur le sol français. Depuis, presque quatre années se sont écoulées. Sans nous donner trop de nouvelles, Silvère Johnson – son vrai patronyme – se déconstruit puis reconstruit, pas à pas, toujours à travers sa musique. Dans ce long parcours, la première métamorphose a été entamée sous un nouvel alias : TAGi & Steven Beatberg. À l’origine, TAGi était le surnom donné par son père. Et Steven Beatberg, une dénomination imaginée dans le registre des films associés à la science fiction. En somme, un duo de compositeurs prétexté pour se réapproprier la création et l’envie de faire à nouveau de la musique. Si cette étape peut rendre l’ex membre de Saïan Supa Crew encore plus insaisissable, elle incarne surtout l’itinéraire d’un interprète éclectique, passionné, en perpétuel interrogations mais intrinsèquement hip-hop. Ces questionnements se jalonnent encore de manière personnelle dans son troisième album, Silvère, paru au printemps dernier. Dans le titre « Oh Mother », le plus poignant et un des rares titres chantés en anglais, le registre s’oriente naturellement vers la musique soul afin d’écrire une dernière lettre d’adieu à sa mère défunte. Pour « Miroir », c’est un regard sur soi peu flatteur en cours de changement. Tous ces thèmes – parfois imparfaitement traités – témoignent d’une recherche sur soi en réalité plus profonde que son sourire laisse suggérer. Pourtant, suite à ses représentations sur scène cet été, l’artiste originaire de Montrouge semble entrer dans une nouvelle transformation, les idées plus claires, plus concises, pour mieux distinguer et mettre en forme sa singularité musicale. Rencontre avec un homme incarné par la résilience. Plus à l’aise sur scène qu’en studio. Mais définitivement lui-même devant son public, sur les planches.

NÉVROSES EN VOIE DE RÉSORPTION

Abcdr du Son : Je voudrais commencer par la scène. Qu’est-ce que ça te fait de la retrouver pour jouer ton album ?

Sly Johnson : En ce moment, j’ai un peu une nouvelle optique : aller plus loin que l’album. Ma volonté est plutôt de défendre un état d’esprit artistique que purement un album. Je me bats pour ce nouveau projet, mais en même temps, je pourrais aussi bien défendre les précédents. Je défends la personne que je suis car il y a une véritable incompréhension à définir ce que je représente. Il est dur de me cantonner à de la funk, de la soul ou encore du rap, je suis tout et mes albums en sont le reflet. Si la scène doit refléter ces éléments, je ne peux plus m’arrêter à jouer qu’un seul disque, et ce même si tous mes derniers morceaux sont regroupés dedans.

A : Quand tu parles d’état d’esprit artistique, tu fais référence à quoi exactement ?

S : Assumer pleinement qui je suis. Entre le studio et la scène, je dégage une force différente. Face au public, un côté rock chez moi s’impose naturellement, une énergie partagée par le groupe qui m’accompagne. Ce côté brut, il nous a fallu du temps pour l’accepter, maintenant on ne se pose plus de questions mais avant tu avais le droit à “Quel morceau on met ?”“Il faut le faire dans un créneau soul”, “Il faut que ça reste funk”“Attention, je fais du rap aussi.” Et ça a été long. On s’est plantés pas mal de fois sur des setlists, on a tenté des compromis alors qu’il ne fallait pas. Si tu prends du plaisir sur scène, il ne faut pas douter. Le déclic est arrivé depuis peu, hier encore on répétait pour mieux jouer par rapport aux ressentis et non à l’album. Cette partie a aussi changé dans mon travail. On a été confrontés à une difficulté, les morceaux ont été pensés pour le studio et non pour la scène, ni même dans l’optique d’être joués par un groupe. Les titres sonnaient bien mais étaient figés dans leur forme sans possibilité d’exister à moins d’être transformés. Il a fallu sortir de ce qu’on écoutait, presque refaire les morceaux. Un départ à zéro avec des nouveaux arrangements pour que tout soit plus lisible pour nous. [Sur scène, Sly Johnson est accompagné de Martin Wangermée, Ralph Lavital, Laurent Salzard, Laurent Coulondre, un groupe qui à ses côtés se surnomme « The 74ers », NDLR]

A : Quand tu dis de sortir de certaines cases, tu penses qu’on a encore du mal à te définir ? J’ai l’impression qu’on a souvent du mal à saisir la multiplicité des artistes. Par exemple, pour Kanye West, quand il passe de My Beautiful Dark Twisted Fantasy à Yeezus, je trouve ça audacieux. Personne ne le définit, il se définit seul.

S : Il se définit par la force de lui-même. Pour parler de l’artiste, j’ai regardé l’interview avec David Letterman, je l’ai trouvée intéressante notamment quand ils ont abordé la question de sa psychologie et de son état de santé. Tu sens qu’il a fait un travail pour accepter de gérer ce problème de bipolarité et il le met dans sa musique. Dans un sens, ça le rend plus vrai. Mais si on parle de moi… Je suis encore en chemin mais sur scène, je suis capable de me montrer sous toutes mes facettes.

A : Tu parles d’être encore en chemin par rapport à la composition et l’enregistrement d’un album dans sa forme physique ?

S : Ce travail réussit sur scène, je ne l’ai pas concrétisé sur disque. Est-ce que ça ne devrait pas être l’inverse ? On pense disque puis scène, mais auparavant c’était plus “Scène. Répétition. Garage. Studio.” et ça a donné naissance à des disques fantastiques, imprégnés d’une énergie scénique. Le morceau était joué, rejoué, mâché, remâché, digéré, ingurgité à nouveau. Cette force sur scène je dois la foutre sur disque. Elle doit absolument exister et je vais tenter de le faire à l’avenir. De quelle manière ? Je ne sais pas… Mais ça ne doit plus être l’inverse sinon je me butte à cette question “Alors, c’est quoi la direction ?” Sur scène, tu ne réfléchis pas, tu fonces. Ouvre ta valise et déballe-nous tout.

A : En somme, tu perds de la matière si tu t’attardes trop à penser tes projets ou c’est encore autre chose ?

S : Le plus honnête, le plus pur, le plus brut, il faut le laisser même si c’est imparfait. Gommer ou polir des traits pour apparaître dans tel ou tel média ou même devant une personne… Il faut juste prendre ses responsabilités. Si je dois refaire un disque un jour, je suis convaincu qu’il sera régi par l’exigence et pensé pour la scène. Je ne veux plus avoir de difficultés à reprendre un morceau parce qu’il a été réalisé dans une idée de production studio sans aller plus loin… Je pense que c’est le défaut de mon album.

 

« Sur scène, tu ne réfléchis pas, tu fonces. »

A : Pour en revenir à l’album, combien de temps a duré la composition et peux-tu me parler de ton travail un peu sous une forme de duo avec Ben Molinaro ?

S : La composition s’est faite rapidement en un an. Je ne dirais pas que c’était un duo mais plus une collaboration. Si je parle de duo, pour moi, ça reste plus intime. Même si on a partagé le même endroit pour bosser ensemble, ce n’était pas sous la forme d’un duo de producteurs. Je ne remets pas en question son travail, mais après réflexion, je pense qu’il avait des idées précises de ce qu’il entendait et voulait pour moi. Il avait envie de réaliser ces choses depuis longtemps. Du coup, même sur la matière et les compositions que j’ai ramenées, son idée était déjà conçue. Les titres ont été totalement retravaillés, pensés pour devenir intéressants malgré tout, mais avec toute une vision cinématographique de la musique qui lui appartient. On est peut-être entrés dans quelque chose de trop intellectuel quitte à perdre le ressenti primaire. À l’origine, l’album était plus axé sur le rap et sur l’énergie qui lui est propre. On a probablement perdu un truc où tu pourrais entendre “Grosse caisse, caisse claire, basse !” [Il cogne sur la table derrière lui pour mimer le bruit] Peu importe le type de musique que tu écoutes, tu sens que ça te chiffonne ! Moi, j’aime cette sensation quand j’écoute du rap. Et ce qui doit me frapper c’est : “Grosse caisse, caisse claire.” La basse fait le reste. Mais c’est vraiment après coup, sans doute, ça ne lui plaira pas de lire mes mots, mais il est passé à côté de ce sentiment et mon erreur a peut-être été de ne pas lui avoir dit “Attention… La base de ce morceau c’est du rap, je veux cette énergie et on doit la garder.” On a perdu cet esprit sur des morceaux qui pouvaient être plus directs.

A : À l’image de “Skin (Buffalo B)” ? Dans la composition, les textes, les thématiques, il y a des similarités à la période du Saïan.

S : C’est le plus réussi. Je l’ai produit et dessus, Ben n’a pas pu avoir la liberté de faire grand-chose, tout y était. Quand j’ai composé le titre, j’ai vraiment pensé “Grosse caisse, caisse claire.” À la fin tu as un rappel du rap des années quatre-vingt-dix avec un sample de Lyn Collins. Tout était clair et j’aurais aimé avoir cette vigueur avec du recul sur chaque titre. Ce truc très lisible, tu entends, tu captes, tu as le sujet et les mots, puis tu en fais ce que tu veux. On a peut-être pris une route trop intellectuelle. Elle donne malgré tout une substance spéciale avec un disque plus axé sur la réalisation, “Qu’est-ce qui est souligné ? Quel petit bruit est ajouté ?”, et non simplement l’aspect prod et beatmaking. Ça peut être intéressant, mais pour une personne plus terre-à-terre qui veut écouter un truc qui cogne, non, et dessus… On s’est loupés.

Sly Johnson - « Skin » (Buffalo B)

DÉCOMPLEXION ARTISTIQUE

A : J’ai l’impression qu’avec le quatuor WEARE4, cet aspect scénique entre l’improvisation et la réflexion, est l’endroit dans lequel tu te retrouves parfaitement.

S : Si je devais dire où je me sens le mieux parce que je suis entre jouer une partie écrite, pensée, réfléchie et en même temps dans une improvisation et une liberté de jeu, oui, c’est WEARE4. De par sa forme, le jazz a une liberté que les autres courants musicaux n’ont pas. À la limite tu as une grille, tu pars de celle-ci, puis après peu importe où tu vas, tu peux toujours revenir à la grille de départ. Dans ce groupe tu as André Ceccarelli, batteur, une pointure avec au moins mille projets à son actif, il a joué avec tous les plus grands. Malgré son expérience, il est constamment en recherche de sang neuf et d’improvisation au sens large, on partage cette énergie sur scène et avec notre aisance de jeu, on s’éclate. [André Ceccarelli a été un musicien de session couramment appelé pour jouer sur les albums d’artistes français et internationaux, NDLR] Avec Philippe Chayeb, le bassiste, si tu mets le mot “sauvage”, tu peux mettre sa photo à côté. Il est féroce sur sa basse, son funk, il respire fort, transpire, grogne quand il joue mais il est doux à l’intérieur. Tout comme nous, cette aventure le dépasse. Pour finir tu as Laurent de Wilde, peut-être le moins sauvage de nous quatre mais le plus intellectuel. Il a une culture jazz effrayante, un puits de connaissance, il nous apporte encore autre chose, il a un bagage musical encore différent. Quand tu fais la synthèse de toutes nos influences, ça commence à être intéressant et toutes mes interrogations disparaissent. On a joué tous ensemble il y a une semaine, c’était dingue. Et avec The 74ers, ça commence à être la même sensation : fini les questionnements. J’ai pas mal cogité à l’intérieur, peu à peu, j’arrive à une compréhension de qui je suis sur scène.

A : Dans l’aspect brut, la création de ton alias TAGi & Steven Beatberg découle de cette envie de se réapproprier cette identité et créer plus naturellement ?

S : Je pense que j’avais besoin de me réapproprier une musique qui est la mienne, qui m’a vu grandir en tant qu’artiste et homme. Cette musique est le hip-hop au sens large, rap ou instrumental. Elle m’apporte tout, de la nourriture pour l’esprit, le corps, des émotions. Elle m’a fait grandir, réaliser des choses, m’a offert sa vision du monde, brute, sans filtre. Observer l’univers à travers la musique hip-hop est une expérience étonnante. C’est une vision claire, simple, très sensorielle. J’ai accroché pour toutes ces choses, j’en avais besoin et je désirais me les réapproprier avec ce projet Youaresurronded de TAGi & Steven Beatberg dans lequel je me suis transformé en un duo tout droit sorti de l’espace. Plus que créer, je suis revenu à l’état originel de ce que je suis : “hip-hop.” Désormais, je le dis à chaque fois qu’on me pose la question. Je m’efforce de le rappeler pour qu’on ne l’oublie pas dans les œuvres que je réalise. Mon ADN n’est pas soul, il est hip-hop, “Grosse caisse, caisse claire.” Peu importe le style, c’est moi, je suis comme ça.

A : Cette difficulté à te définir de la part des gens, tu l’as remarquée durant ta carrière solo ?

S : Je l’ai remarquée sans jamais pouvoir l’expliquer. Je ne trouvais pas d’explications mais j’étais aussi pas mal dans la complainte. Nous, Français, nous avons un défaut : la volonté de toujours vouloir catégoriser les formes d’art. Or, pour moi, l’art n’a pas de forme. Il en a une mais demain elle peut changer. Je vois mal un peintre faire toujours le même tableau. J’ai énormément de mal avec cette mauvaise manie de segmenter pour dire “Faut que tu fasses un choix Sly parce que nous, on a du mal à te suivre. Tu rappes, tu chantes…” Et alors ? J’ai envie de dire que c’est tant mieux que vous puissiez avoir un mec capable de rapper, chanter, produire, jouer avec des musiciens ! Quand il a envie de faire du jazz, tout bonnement, n’est-ce pas fantastique ? En quoi serait-ce un problème pour le corps humain de s’écouter et de vivre comme il l’entend ? Il y a un problème dans nos têtes. Notre cerveau nous dit de mettre tout dans des cases précises. Mais non. Et c’est pile à cet endroit que je dois être encore plus intransigeant, plus ferme, sans compromis. La musique doit se faire de cette manière, quelle que soit la direction. Si tu dois faire Réné la Taupe ou Bandana de Freddie Gibbs et Madlib, les deux doivent se faire sans compromis. Tu ne peux pas faire René la Taupe et dire en même temps “J’aimerais bien que les mecs du 94 s’identifient.” Non, René la Taupe c’est René la Taupe. La musique devrait se faire sans conciliation et nous musiciens, on ne devrait pas avoir ces hésitations. Si on a un problème de compromis… On a un souci avec nous-mêmes, et à cet instant précis, c’est un tout autre débat qui s’ouvre.

A : À quel moment tu as mis le doigt sur cette forme “sans compromis » ?

S : La scène. À un moment, j’ai regardé le public et je me suis dit “Mais non, ça marche…” Et on s’est tous regardés sur scène avec les musiciens, quand c’est assumé, ça marche. On pourrait jouer de la polka, si on endosse nos responsabilités, les gens en diront du bien sur scène. Après, comment tu réussis à le mettre en forme sur un disque c’est une autre question. Mais pour en revenir à l’album, on avait un problème avec le titre “Sale”, on n’osait pas, il a une énergie spéciale. Quand on a commencé à aborder le morceau en répétition, tout de suite, les sonorités étaient rock mais on n’est pas allés au bout, moi le premier. Les premières fois que je l’ai joué… C’était de l’ordre des balbutiements. Je l’interprétais sans le vivre, et nous tous sur scène, on n’y allait pas et un jour je me suis dit “Rien à foutre, je vais aller au bout du truc. Je vais même le jouer et en même temps me frapper la tête.” On ne parle pas des démons qui sommeillent à l’intérieur, toutes ces choses inavouables. Ce duel entre cette part lumineuse et cette part d’ombre, je vais l’incarner sur scène. Une fois que j’ai pris la pleine mesure de mon rôle, ce n’était plus pareil pour moi et surtout pour les musiciens derrière. Et pourtant, si tu réfléchis bien, l’endroit le plus dangereux est la scène. C’est instantané, ça marche ou ça ne marche pas. Rien à voir avec un disque sur lequel tu peux revenir. La scène tu as une heure et trente minutes et on se rappellera de toi… Ou pas. Les gens se souviendront de ce que tu étais, au-delà de tes chansons ou même du style que tu incarnais.

A : C’est difficile en tant qu’artiste de savoir où on souhaite aller ?

S : [Il s’empresse de donner sa réponse] Je crois que c’est l’erreur. Quand on souhaite réaliser un disque, on peut s’autoriser cette réflexion, mais sur scène, la vraie question c’est “Qui es-tu sur scène ? Es-tu prêt à le donner ?”. Quand tu le sais, donne-le. C’est simple.

A : Vous êtes souvent cités comme une référence sur la partie scénique avec le Saïan Supa Crew. Dans ton parcours, comment tu as apprivoisé la scène ?

S : Pour revenir sur le Saïan, il était essentiel pour nous d’être tel que nous sommes et de ne ressembler à personne. C’était notre volonté première. L’autre point, c’est qu’on voulait éclater tout le monde sur scène. On était des grandes gueules à l’époque mais on s’en est donné les moyens. On voulait être les plus forts, imbattables. On voulait faire trembler les autres groupes de rap et je pense qu’on a réussi. Je me rappellerai toujours d’un festival hip-hop un peu bordélique à Tours, tu avais un tas de monde, Diam’s et plein d’autres artistes. Au démarrage, personne ne voulait jouer. Personne ne voulait passer en premier. Tu avais cinq mille personnes gonflées à bloc, prêtes à entendre du rap. Personne ne nous connaissant, on était tellement fous qu’on s’est dit : “Allez, on y va.” On a fait le job et on l’a fait tellement bien… que derrière, plus personne ne voulait passer. On a assumé pleinement qui nous étions. On est descendus de la scène, on a dit “C’est à qui ?”, personne. C’est un exemple parmi tant d’autres mais ce qui m’a marqué avec la Saïan c’est ce côté jusqu’au-boutiste. Après sur l’ensemble de ma carrière, avec du recul, je pense n’avoir croisé que des artistes qui n’avaient pas peur d’affirmer leurs personnalités. C’était le cas pour Camille, d’ailleurs, c’est ce qui l’a rendue génial pour beaucoup, tarée pour d’autres. Pour quelques-uns, c’est une personne d’une intelligence extrême – ce que je crois. Pour d’autres, une enfant gâtée qui fait sa connasse et des petits bruits parce qu’elle en a envie. Et malgré tout ça, ce bout de femme s’acceptait, ça m’a bouleversé à l’écoute de son deuxième album Le Fil. J’ai ressenti une personne lancée les deux pieds en avant dans une aventure, prête à tout affronter, c’est pour ça que j’ai voulu en faire partie et l’accompagner sur scène. [Le Fil a gagné une Victoire de la musique en 2006 pour l’album révélation de l’année, NDLR] Même constat avec Erik Truffaz, j’ai vu un artiste de jazz avec pour instrument une trompette mais qui n’est pas classique. Il prenait toute la mesure de son goût prononcé pour le métissage musical, il mariait toujours deux voire trois courants artistiques. Durant son premier album, il était à fond sur la drum and bass et la jungleBending New Corners [quatrième album du trompettiste, NDLR], tu sens clairement l’influence UK. J’ai été entouré de gens qui ont assumé qui ils étaient… Sans le faire moi.

 

« Ma singularité est là : je suis pluriel et je dois l’accepter. Je suis soul, je suis funk, je suis hip-hop.  »

A : Ce côté, on le retrouve dès le Saïan Supa Crew. Durant vos débuts, on ne comprenait rien tant vous assumiez vos identités.

S : Je pense que ma singularité est là : je suis pluriel et je dois l’accepter. Je dois l’accepter sur scène. Je suis soul, je suis funk, je suis hip-hop. J’ai aussi ce truc rock en moi, je ne sais pas d’où ça sort, je suis incapable de te le dire, mais peut-être que cette énergie symbolise une force, avec tout ce que j’ai vécu, elle me fait dire “Putain, plus maintenant. Non, je suis encore là.” C’est fort, c’est grand, peut-être devrais-je le crier… D’ailleurs, cet été un journaliste de Soulbag m’a dit “On devrait retrouver ça sur disque !” Il faisait référence à ce qu’il venait de voir sur scène. Je l’ai regardé, j’ai haussé les épaules et j’ai répondu “Peut-être, tu as peut-être raison…” Maintenant, c’est un tout autre travail qui démarre pour moi. Au même titre qu’il y a eu Sharon Jones & The Dap-Kings, tu auras Sly Johnson & The 74ers.

A : Tu as l’air de te nourrir des personnes avec qui tu collabores et tu sembles être en pleine phase de transition.

S : C’est ça, à présent, je sais où est ma place, c’est presque une révolution qui s’opère depuis quelques mois. La scène, tout doit partir de là, pas l’inverse. Elle ne doit pas être l’extension du disque, le disque doit être l’extension de la scène. C’est peut-être même plus de boulot car tu dois tout lâcher, mais ce n’est pas parce que tu fais un disque qu’il faut le figer. Si des sonorités ne sont pas parfaitement calées, à partir du moment où les intentions sont sincères, il faut les laisser. Si j’arrive à le faire sur un album, avec ce groupe, je suis persuadé qu’on ne se trompera pas. En plus, le projet serait l’expression artistique de tous les musiciens, moi y compris.

LE SAÏAN SUPA CREW

A : Quel regard tu portes sur le Saïan Supa Crew après plus de vingt années ? J’ai le sentiment qu’on n’a pas été assez reconnaissant envers vous.

S : Après réflexion ce n’est pas le public qui n’a pas été reconnaissant, c’est nous-mêmes. Je pense que le Saïan n’était pas reconnaissant de ce qu’il était, ce qu’il a été, ce qu’il a représenté pour l’époque et ce qu’il représente encore pour beaucoup. Je pense qu’on n’a pas… [Il prend une longue pause] Je pense qu’on n’a pas traité ce groupe comme on aurait dû le faire, avec bienveillance. On n’a pas été responsables. À une période, on était un des plus grands groupes de rap, tu avais le 113 avec nous qui était très très fat. Je me rappelle, toujours où tu avais le Saïan, tu trouvais le 113. Mais oui, on aurait pu être à la même hauteur que NTM ou IAM, à ce niveau mais on ne l’a pas été. On l’est dans les cœurs mais pas physiquement, et ça, c’est de notre faute, on n’a pas pris la responsabilité de ce que représentait ce groupe avec la force qu’il lui était propre, de par sa diversité culturelle, musicale et artistique. On a fait comme on pouvait… Mais on ne l’a pas respecté. On aurait pu faire des vraies grandes choses, on était en avance sur notre temps. Quand je mets notre dernier album, ce n’est pas celui qui plaît le plus, mais quand tu le réécoutes – ce que j’ai fait dernièrement – je me suis pris une bonne claque d’énergie. Je ne vais pas dire qu’on avait dix années d’avance mais on en avait au moins cinq voire dix si tu ajoutes “Angela” : “Rapper ? Zouker ? Mais ça ne va pas la tête !” Deux ou trois ans plus tard, tu as eu la première compilation zouk et hip-hop. Rétrospectivement, ce n’est pas un truc qu’on avait assumé, on s’en amusait sans prendre la mesure ni la portée qu’on aurait pu avoir, c’est pour cette raison que le groupe nous a échappé des mains. On aurait pu l’éviter avec des choses simples : la remise en question, la vraie, celle avec des interrogations bienveillantes et sans jugement… Mais ce n’est pas le plus simple, même quand on s’autocritique, on porte un jugement sur soi-même alors qu’il ne faut pas. Il faut toujours avoir un regard indulgent car on ne souhaite que le bonheur de l’autre. Je tends à le croire : personne n’est ni ne naît mauvais. Et ce travail, on ne l’a pas fait. Aucun de nous n’a clairement signifié que le groupe avait besoin de chaque individualité pour perdurer afin d’être ce qu’il aurait dû être. Selon moi, on avait le potentiel pour être un des plus grands groupes de rap français et non juste une période de son histoire.

A : Moi ce qui me frappe, c’est que vingt plus tard, vous avez laissé une place vide. On arrive souvent à raccrocher les influences des jeunes artistes, mais je n’en vois pas beaucoup se rapprocher de vous et je n’arrive pas à statuer si c’est parce que vous avez mis la barre haute ou si votre histoire ne s’est pas transmise même si tu dois forcément faire face au choc générationnel. Connaître IAM n’est pas une obligation.

S : Après c’est un autre débat, je pense qu’on ne rappait pas pour les mêmes choses. Ceux qui rappent aujourd’hui, pas mal, ils le font parce que c’est un moyen de niquer le système, que le rap marche et tu peux en tirer des thunes.

A : Tu as peut-être moins d’artistes de scène aujourd’hui dans votre filiation.

S : C’est difficile à savoir. Il y a un devoir de transmission que nous n’avons pas fait, tout simplement. On s’est séparés, on a rien dit alors qu’on le vivait tous comme une tragédie, même ça, on n’a pas été capables de le dire. Faut le dire, on a fait les connards. Tous ces gens, les centaines de milliers de personnes qui étaient derrière nous, du jour au lendemain, on leur a dit “Allez vous faire voir, nous, on est tristes, on se sépare et on vous laisse comme des merdes.” Je schématise bien-sûr, mais en vérité, c’est ce qu’on a fait. Les personnes avec nous dans cette histoire, on ne les a pas respectées non plus… [Il répète trois fois cette dernière phrase] On les a totalement oubliées. Heureusement, ils se rappellent de nous en de bons termes. Il y a toujours ces questions “Mais vous êtes où ?” Et on n’a jamais dit où on était. On a jamais parlé du drame qu’on vivait ni de nos difficultés. On n’a rien assumé de notre histoire. On a voulu fonctionner comme des animaux dans une ferme à qui ont fait produire, produire, produire. Sauf que non, on est humains. On a oublié qu’on n’était pas des machines, c’est ce qui nous a fait défaut et nous a épuisés. Une fois arrivés à ce stade, c’était trop tard, puis on n’a pas su se tourner l’un vers l’autre pour regarder le groupe comme une entité à part entière avec la nécessité d’en prendre soin. Après, évidemment, certains ont tiré la sonnette d’alarme, peut-être pas avec les bons mots ou pas au bon moment, mais il y avait un souci, c’était clair. On sentait que les choses n’allaient plus mais on n’a pas été bienveillants avec nous-mêmes, on a été dans le jugement. Je le dis sans volonté d’être méchant, mauvais ou vindicatif. On a vite été dépassés par l’ampleur de ce phénomène, on ne s’y attendait pas. Pourtant, on avait tout fait pour mériter le succès. On le voulait mais on n’a pas su l’assumer. Le jour où les gens nous ont donné l’opportunité de récolter le fruit de notre travail, on n’a été à la hauteur, ce pour quoi on avait travaillé avec acharnement depuis deux ans, à être dans une cave à bouffer un grec à sept, quand ça a payé “Oh mais non… On n’est pas vraiment un groupe.” Mais si, on n’était plus un crew mais un groupe. On disait “Ouais, c’est un crew, on est plusieurs entités.” Allez, ça suffit, c’est du storytelling ce discours, on était un groupe. On passait des journées, des semaines, sept jours sur sept, ensemble, à ne faire que rapper, dire des conneries, si ce n’est pas un groupe, qu’est-ce donc ? Alors oui, il y a eu un souci, comme on n’a pas pris l’entière responsabilité de ce qu’on formait, on n’a pas pu le transmettre correctement. Ce n’est pas compliqué et ça nous a fait du tort. Et de l’autre côté, ça donne une aura presque de l’ordre mystique, qui n’est pas palpable. IAM on touche, on saisit, on comprend. Le Saïan… Ça reste nébuleux.

A : Dernièrement, il y a eu les vingt ans de L’École du Micro d’Argent avec une grosse réédition. Même constat à peu près pour l’album Suprême NTM de Joey Starr et Kool Shen.

S : [Il coupe la parole] Et cette année ce sont les vingt ans de KLR et on ne fait rien alors qu’on devrait, même juste pour nous, nous féliciter, se dire qu’on l’a fait… Il est encore temps. Est-ce à moi de dire à tout le monde qu’il serait peut-être temps de se voir au moins une fois dans l’année ? Ne pas se voir depuis 2006, au bout d’un moment, c’est un peu ridicule. Je ne dis pas qu’on va redevenir les meilleurs potes du monde mais on peut s’applaudir pour pas mal de choses, ça ferait peut-être du bien à tout le monde. Tu vois, KLR mériterait une édition spéciale, je n’en sais rien, un truc. Pourquoi ne pas faire même un morceau même si je ne sais pas du tout ce qu’il donnerait aujourd’hui, parce qu’on est tellement différents. Mais ça mériterait quelque chose. Je pense qu’on va en reparler parce que j’écoute mes compères Féfé et Leeroy en interview, je les suis beaucoup. Féfé a dit une phrase à laquelle je ne m’attendais pas : “Rien n’est définitif.” C’était le premier à dire “C’est dead, super dead.” Il y a quelques mois il avait utilisé cette image “L’école on a kiffé mais on n’y retournerait pas.” Cette aventure avec Leeroy en duo est une extension de ce qu’on a fait, dans le style purement Saïan. Je ne dis pas que c’est réfléchi, à la limite je m’en fiche, ils l’ont fait et c’est bien, mais tu sens que dans la manière de travailler, de faire, ils ont voulu retrouver l’énergie qu’on avait. Ils avaient besoin d’être challengés et se sont retrouvés au bon moment et ça marche, mais forcément au fond de moi… Ça pique. [En septembre dernier, Féfé et Leeroy ont sorti un album commun appelé 365, NDLR] Je les ai vus, on s’est croisés au studio de répétition… J’étais plus que surpris de voir apparaître une once de nostalgie, mais en même temps, c’est normal avec tout ce qu’on a vécu, donc on ne sait jamais. Je ne sais pas où sont les autres, mais ça mériterait une célébration, quelque chose. Ce sont les vingt de KLR cette année. L’année prochaine, “Angela”. Tu imagines un concert ? Ça serait la folie. Ça durerait trois heures, je ne visualise même pas comment on ferait pour aligner la somme de tout ce qu’on est aujourd’hui. Ça serait intéressant à voir mais ça devrait être obligatoirement encadré par une tierce personne, une vraie figure, pas dans l’émotion. Un gars très américain, très business pour que nous, on ne fasse que de l’artistique. Je te parle sur l’instant, je dis les choses comme ça, mais au fond… Je n’en sais rien.

A : Quand on regarde l’empreinte, l’influence, la singularité, l’artistique, la musicalité, la discographie, tous ces critères importants avant de dresser une liste, vous avez coché pas mal de cases.

S : Les trucs qu’on a osé faire quand même… On a osé faire “Angela” et on a dit “Je vais te fendre le cul quand ton père ne sera pas là.” Quand tu prends le texte de “La Preuve par 3”, si tu prends des phrases sorties de leur contexte, c’est ouf. Specta commence son couplet par “Pour moi les blancs sont tous mauvais”, on l’a sorti, on l’a assumé. Toutes ces choses, on a tendance à les oublier. On a donné des morceaux emblématiques, il faut s’en rappeler… Et c’est pour ça qu’on n’a pas traité le Saïan avec suffisamment de respect. Faudrait même essayer de regarder, quel groupe de rap français a autant collaboré que nous à l’étranger ? Je me pose la question sur l’instant. On aurait pu être un des plus grands groupes de rap au monde. On était à ça… Et putain, on ne l’a pas assumé alors qu’on ne faisait que démarrer… Mais c’est comme ça.

A : Je pense que vous êtes encore cités dans les discussions et même toi aussi par ta singularité.

S : De toute façon c’est mon but aujourd’hui : enfoncer le clou. Tout mettre dessus pour que ce soit tellement gros que les gens ne puissent pas faire autrement que de l’accepter. C’est ça mon nouveau boulot qui démarre maintenant : j’assume, j’enfonce le clou, à tel point qu’on va dire que Sly est seul dans son univers, on ne peut pas le déloger. Je dois créer un standard propre à moi. Il faut que j’arrive à tout assumer. De la scène au disque. Tout.

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