Skalpel, incisions militantes
Interview

Skalpel, incisions militantes

Rappeur au sein de Première Ligne, fondateur de La K-Bine, enfant de la lutte et des quartiers, Skalpel parcourt le rap français comme un territoire de militantisme depuis vingt ans. Entretien.

Photographie de une : Lelie 33 / Festival En Vie Urbaine
Photographies dans le texte : BBK Photos

De toutes les trajectoires qui peuplent le rap français, celle de Skalpel est assez unique. Enfant de réfugiés politiques, gamin d’Aulnay-sous-Bois, le rappeur est très tôt sensibilisé aux réalités sociales du monde mais aussi à l’activisme politique. Sa vision est à la fois micro et macro. Sa musique observe aussi bien les détails qui font les quartiers qu’elle scande la mémoire des luttes à travers le monde. Pour lui, le rap est à la fois un moyen et une fin. Une fin car il est passionné par ce son avec lequel il grandit et dans lequel il cumule aujourd’hui une vingtaine d’années d’expérience. Un moyen car c’est pour lui un vecteur pour ses messages et ses obsessions. Parmi elles ? La cohérence, l’autonomie, l’indépendance et la volonté de mettre sur le tapis ce que l’Histoire cherche à mettre en-dessous. Plus qu’une tribune, la musique est ici « la voix de. » Celle de ceux que les romans nationaux s’évertuent à ignorer ou minimiser. Celle de ceux des quartiers, dont la réalité est tantôt niée, tantôt fantasmée. Dans un parcours étonnant, de Menace Records aux milieux militants d’extrême-gauche, de De Brazza Records au label BBoyKonsian, avec La K-Bine ou Première Ligne, Skalpel n’a cessé de scander les luttes et les quartiers tout en refusant qu’on les romantise. Il y a un temps, on aurait parlé de rap conscient. Un rap qui a parfaitement choisi son camp et ses mots, réalistes, documentés et incisifs, comme c’est le cas depuis vingt ans et comme ce le sera encore lors de Contre-courant, l’EP que Skalpel s’apprête à sortir avec VII. Des incisions militantes dans le milieu du rap, des incisions rap dans le milieu militant, rencontre avec Emiliano – de son prénom -, qui depuis ses débuts ne conçoit aucune autre alternative que celle de disséquer en musique l’histoire officielle et le discours dominant.


A : En tant que rappeur, pour toi, tout commence dans le quartier des 3 000 à Aulnay-sous-Bois. Comment arrives-tu à Aulnay ?

S : J’arrive là-bas très jeune, je suis en CE1. Quand mes parents déménagent à Aulnay, c’est en même temps que quinze autres familles uruguayennes, qui comme la mienne, sont réfugiées politiques. Mes parents sont des Tupamaros, un mouvement révolutionnaire uruguayen armée clandestin,marxiste et Guevariste qui pratique la guerilla urbaine. Quand ils sont arrivés en France, c’était à Paris puis très vite à Grenoble où beaucoup de familles latino-américaines étaient envoyées car là-bas, il y avait un accueil spécialisé pour nous, si je peux dire ça comme ça. Très rapidement, on a bougé de Grenoble et on a été de foyers en appartements. Toutes les familles arrivées en France et qui appartenaient à la même organisation politique que mes parents ont décidé de se rassembler, sur Paris. Au début, on était tous dispersés en banlieue et un jour, toutes ces familles, dont la mienne, ont décidé de déménager dans le même quartier. Ça a été les 3 000 à Aulnay. On a tous déménagé en même temps, quasiment dans le même bloc d’immeuble. [Sourire]

A : Tu grandis en France dès ton plus jeune âge. Quelle langue considères-tu comme ta langue maternelle ? L’espagnol, le français ou les deux ?

S : Je n’ai jamais parlé français avec mes parents. Avec mon frère, c’est différent car on a presque le même âge, donc on parle français. Le français pour moi, ça a été facile, dans le sens où je suis arrivé en France très tôt. Tout de suite, cela a été un double apprentissage : l’uruguayen à la maison, le français à l’école et au quartier.

A : Je crois savoir que tu découvres le rap via une cassette que te donne un cousin.

S : Ce n’est pas un cousin au sens familial du terme. C’est l’enfant d’une de ces familles qui s’installent aux 3 000 en même temps que la mienne, dont le père et la mère sont eux aussi des réfugiés qui appartiennent à la même organisation que mes parents. Nous avons tous été élevés comme des cousins en fait, les camarades de mes parents étaient des Tio. [Oncle en espagnol, NDLR] Ce sont des cousins par alliance de camaraderie parentale ! [Sourire] J’ai douze ou treize ans, lui en a cinq de plus que moi et il me donne une cassette sur laquelle il y a du NTM, du IAM, Ice-T, Solaar, ce genre de trucs…

A : Lorsque tu entends cela, que se passe-t-il dans ta tête ?

S : Je prends une grosse gifle ! Mais avec le recul, je réalise que j’avais déjà développé une sensibilité au phrasé rappé. Par exemple, dans la dance, tu avais parfois des incursions un peu rappées. J’aimais bien ça, mais sans savoir ce que ça cachait réellement. C’est la cassette de mon cousin qui m’a permis de comprendre ce qu’était le rap. Tout part de cette cassette et d’une autre, que mon père m’a ramenée un petit peu plus tard. Les familles uruguayennes étaient organisées en coopérative et cette coopérative avait notamment un restaurant latino. Mon père avait discuté avec un jeune qui fréquentait l’établissement et lui avait expliqué que je m’étais pris de passion pour le rap. Le mec est revenu un peu plus tard avec une cassette pour moi. Ça a fini le travail commencé par celle que m’avait donné mon cousin : j’étais complètement dedans.

A : Là on parle du phrasé, de la musicalité, mais ton rap a un propos politique fort. En tant que jeune adolescent, quelle place avait le propos des rappeurs lorsque tu reçois le rap au début des années quatre-vingt dix ?

S : Je ne connaissais que du rap engagé et c’est ce qui m’interpellait. Je ne savais pas ce qu’était le hip-hop, limite je m’en foutais, le break, le graffiti, je ne calculais pas tout ça. Moi je voyais le rap, avec la forme du phrasé et le fond qui dénonce. C’est lié à mon histoire personnelle : je suis fils de réfugié politique, mes parents ont toujours parlé de ça à la maison. Depuis tout jeune, je suis bercé par des expériences militantes, alors évidemment que le propos du rap compte et me parle ! Je dirais même que c’était essentiel. À la maison, j’entendais beaucoup de folklore latino-américain très engagé. Du coup, j’étais aussi réceptif au fait de mettre du propos dans la musique, de s’en servir comme un vecteur pour dire des choses. Sûrement que des années plus tôt, des gens avec une histoire sociale et une conscience politique ont ressenti avec les premiers albums de Brassens ou Renaud ce que j’ai ressenti en écoutant NTM.

A : L’envie de rapper est venue rapidement après ces premières cassettes ?

S : J’écrivais un petit peu, comme un enfant. C’était des petites histoires d’aventures révolutionnaires déjà ! Je parlais de mecs qui allaient faire la révolution sur la Lune pour se battre contre des impérialistes américains. [Sourire] Des trucs improbables, d’enfant bercé dans un contexte révolutionnaire, d’opposition politique et que l’on formait à un éventuel retour pour faire la révolution au pays. Mais avec le rap, c’est d’abord raconter ce que je voyais à treize ans en bas de chez moi qui a compté. Je parlais de la vie que j’observais dans le quartier, de mes potes avec lesquels je jouais au foot, ce genre de choses. C’est devant mes potes que j’ai commencé à rapper et certains ne croyaient pas que c’était de moi. Aujourd’hui, on romantise beaucoup le début des années 90, mais en réalité c’était rare que quelqu’un rappe, ça ne freestylait pas à chaque coin de rue. De fil en aiguille, en grandissant, on s’est retrouvés à être plusieurs à rapper et vers nos quinze ou seize ans, tout ce petit monde forme ses premiers groupes.

A : Rapper devant les potes ou dans sa chambre, c’est le début. Mais rapidement, si on veut aller plus loin, il faut des instrus, un micro, surtout dans les années quatre-vingt-dix où le home-studio n’est pas la norme. Est-ce que les MJC ou les lieux de vie institutionnalisés qu’il peut y avoir parfois dans les quartiers ont participé à ce parcours ?

S : Me concernant, non. Ce n‘était pas vraiment développé, dans le sens où il n’était pas encore question d’ateliers, que ce soit de danse, de graff ou d’écriture. Par contre, il y avait un petit collectif du nom de Kingdom Production. C’était un renoi qui gérait ça avec ses sœurs. Elles étaient de la même génération que moi et elles rappaient de ouf. L’équipe de Kingdom Production a pris le petit duo que je formais avec un pote sous son aile. On avait aussi accès à des petits studios, de l’artisanal, mais avec quand même des gens qui pouvaient nous faire des beats originaux, ce qui n’était pas rien en 1995.

A : Quelques années plus tard, dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, tu fondes La K-Bine avec Guez.

S : Oui, Guez dont le grand frère est le meilleur ami de l’un de mes « cousins » dont je parlais tout à l’heure. On traînait ensemble en bas de l’immeuble. Le nom du groupe vient de là d’ailleurs, puisqu’on squattait devant une cabine téléphonique. On n’y était pas pour rapper, c’était vraiment un squat de tess’ comme tu en as dans toutes les cités de France, avec des gars lambdas, des footeux, des cailleras qui sont dans l’bizz et des galeriens. On se réunissait tous autour de cette cabine, parfois on était une quarantaine. Guez était là, moi aussi. On écoutait l’un et l’autre beaucoup de rap, on s’est chauffés, il a écrit un texte et c’est comme ça que le groupe est né.

A : L’une des premières apparition de la K-Bine, c’est sur la cassette jaune de la série Maximum Boycott. La démarche de ces mixtapes rejoint un peu une partie de la démarche de la K-Bine, dans le sens où Fuck le maximum boycott disait pour résumer : « il existe des scènes et des groupes auxquels personne ne donne de diffusion, on va le faire par nous-mêmes, en autonomie. » D’autant plus qu’à la même époque et finalement un peu dans cette idée de Maximum Boycott mais avec une façon de le formuler différente, il y a Menace Records avec lesquels vous bossez.

S : Dès le départ, ces connexions ont correspondu à quelque chose qu’on visait : être autonomes et indépendants, on a d’ailleurs eu un apprentissage de l’autonomie auprès de L’Esprit du clan, un groupe de métal atypique pour l’époque que Guez avait connecté un jour au Parc Des Princes alors qu’il était revendeur de place au noir. Ils nous ont ont bien formé à ce niveau-là, c’est avec eux qu’on a sorti notre premier disque. Cet état d’esprit, on l’a retrouvé chez Bursty [Fondateur de De Brazza Records, label ayant lancé la série de mixtapes Fuck le maximum Boycott et sur lequel sera produit le deuxième CD de La K-Bine, NDLR] autant que de Bayes. [Fondateur de Menace Records, label sur lesquel La K-Bine poursuivra ses débuts, NDLR] On peut reprocher tout ce qu’on veut à Bayes ou Bursty sur des choix artistiques ou quoi, mais il ne faut jamais oublier de dire que ce sont des gens qui ont toujours gardé leur indépendance, qui ont toujours bossé dur pour rester autonomes. Comme quoi, parfois, il y a des trucs qui sont beaucoup plus politiques qu’on pourrait le penser. L’autonomie est un signe politique fort et le rap l’a beaucoup développée, qui plus est par des gens qui ne sont pas du tout dans le milieu militant. Au final, tu trouvais chez des gens comme Bayes ou Bursty une pratique et une production artistique beaucoup plus politisées que des groupes qui ont une belle étoile rouge révolutionnaire sur leur visuel. Ça a été une influence pour ma part, ou du moins une confirmation qu’il était possible d’avoir au maximum le contrôle de sa production, d’être autonome. Non seulement, j’ai eu de bons rapports avec Bayes ou Bursty, mais ce sont des charbonneurs de ouf. Menace Records, c’était le côté caillera d’un label rebelle et hors norme, quand De Brazza c’était le côté conscient.

A : Menace a pourtant toujours eu une image sulfureuse. L’histoire retient un label où tout n’était pas forcément clair.

S : Il y a mille histoires qui tournent sur Bayes, d’ailleurs Guez ou moi avons pas mal d’anecdotes bien caillera en tête, mais pour ce qui est de La K-Bine, il n’y a jamais eu aucun problème. Bayes kiffait le modèle américain, à la Master P. Même dans les pochettes il y avait une ressemblance. La connexion s’est faite via Sefyu, avec qui on était potes. Il a fait partie à un moment d’un collectif dont on était aussi membres et dans lequel il y avait aussi des gars des Emmaüs. [Cité au nord d’Aulnay-sous-bois, NDLR] Sefyu avait déjà un peu de buzz, il sortait du lot, il y avait toujours quelqu’un qui voulait le signer. De fil en aiguille, on a bossé avec Mr R pour les compilations Sachons dire non. On allait parfois en studio avec lui et c’est là-bas qu’on a rencontré Bayes. Il organisait des compilations et n’avait pas peur de mettre en avant des gens qu’il ne connaissait pas. Ça aussi je le respecte beaucoup. Il nous a demandé un morceau, on lui a donné. Il a trouvé ça bien et il nous en a demandé un autre pour la compilation suivante. Avec Guez, on n’était pas les meilleurs rappeurs mais on était des vrais charbonneurs. Au fur et à mesure, Bayes nous a proposé de faire un album. On lui a répondu que non, c’était à notre tour de faire une compilation sur son label. On a fait 2002 Révolution hip-hop, puis une deuxième, 93, Seine… Et enfin notre album : Rapport de force. Trois disques en deux ans avec lui, qui se sont vendus à 10 000 exemplaires entre fin 2001 et 2003.

A : Dans une interview, tu disais que personne ne parlait jamais de vous, mais que dès que vous apparaissiez quelque part avec Bayes, La K-Bine avait un article.

S : Complètement, comme quoi, on a parfois tendance à dire que le rap c’était mieux avant mais en fait, c’est des conneries de dire ça. Deux exemples : la première fois qu’on sort un vinyle, on va naturellement à Urban Music avec Guez. Le mec prend le vinyle, le regarde et nous toise : « il n’y a pas de featurings. » OK… On descend à la FNAC, le mec prend le vinyle direct et essaie de le mettre en avant. D’un côté tu as le magasin indé, censé représenter la culture hip-hop, et pourtant c’est lui qui t’envoie chier. De l’autre côté, tu vas dans le truc de grande distribution de merde, mais là t’as un gars sympa qui pousse ton projet en bacs. Comme quoi…. Et le pire c’est quand un peu plus tard, tu repasses chez Urban, mais cette fois avec Sefyu, on te lèche le cul ! Les magazines, c’était pareil à l’exception de Groove et Vincent Portois qui ont toujours regardé ce qu’on faisait. Mais les autres ? Rien du tout. Bayes savait obtenir ce qu’il voulait avec la presse, surtout qu’on était parfaitement conscients de qui on était. Jamais on n’aurait pensé mériter une double page d’interview. Mais on sort un truc, cinq lignes pour le dire aux lecteurs, ça ne nous paraissait pas trop demander ! Du coup, Menace et Bayes mettaient un peu la pression, et comme par magie, on obtenait quelques lignes. Comme dans les films…

« Il ne faut jamais oublier de dire que Bayes ou Bursty sont des gens qui ont toujours gardé leur indépendance et qui ont bossé dur pour ça.  »

A : Dans cette idée de musique et d’autonomie, il y a ta rencontre avec Akye, qui à l’époque vient de créer la structure BBoyKonsian. [Site web et plateforme de vente en ligne dédiés au rap militant, indépendant et alternatif, NDLR]

S : Oui, je sortais mon deuxième album solo, L’Impossible silence, en 2005. Je n’étais pas à fond sur internet, mais je me disais que c’était un outil qu’il fallait que j’utilise. Je tombe sur le site d’Akye : BBoyKonsian et je trouve ça mortel. Rien que le nom, car c’est l’époque où tout le monde se met à critiquer l’idée de rap conscient mais lui n’a pas peur de mettre en avant ce terme. Je le contacte et ça a accroché direct. On se rejoint sur plein de goûts musicaux et en plus, il y a tout de suite un bon feeling.  Je retrouve chez lui les choix de pratiques musicales et culturelles que je défends. Lui comme moi, ce qu’on entend par « autonomie », c’est l’idée de n’attendre personne et de rester maître à bord. La rencontre avec Akye a consolidé l’autonomie de La K-Bine et par extension la mienne. C’est une période où je ressens le besoin de mettre en cohérence ma pratique artistique avec le discours que je tiens dans mes chansons. Cette rencontre a accéléré cette mise en cohérence. Notre distribution s’est recentrée sur BBoyKonsian, sur les concerts et Akye est devenu notre DJ attitré. Ne plus être distribué dans les FNAC ou Virgin, comme ça avait été le cas lorsque 2Good était notre distributeur, ça a été un choix par rapport à notre propos. Tu ne peux pas critiquer l’industrie tout en étant en FNAC, il fallait aller au bout des idées et ça passait par une cohérence de bout en bout, de l’écriture des morceaux jusqu’à la façon dont on les fait vivre et circuler.

A : On en a parlé au début de l’interview quand tu évoquais tes premiers textes de rap qui parlaient de tes potes au pied des halls. La K-Bine a eu dès le début des thèmes de quartiers, emprunts de réalisme. Mais très rapidement, ça a été également un groupe politisé. C’est la compilation Rap conscient que vous réalisez qui a entériné cet axe politique ?

S : Oui, en 2006. C’est encore une fois la volonté de cohérence. Là elle est double. Il y a cette cohérence dont je viens de parler des prémices, de cohérence entre ta pratique musicale et ta vie. Tu ne peux pas critiquer certaines choses, dénoncer un système, ou même demander aux gens d’être actifs alors que toi tu ne milites pas. Ça c’est la cohérence des idées, qu’elles se tiennent de bout en bout. Mais il y a aussi la cohérence personnelle. J’ai une histoire familiale, très personnelle. Je ne l’ai jamais reniée, bien sûr, mais il y a un moment, ta famille se revendique de quelque chose, toi tu t’en revendiques aussi. Et là tu regardes : eux font des trucs, sont des militants, des activistes, mais moi, je fais quoi en vrai si ce n’est rapper le quartier et des idées politiques ? Ce n’est absolument pas une idée de culpabilité, car la vie difficile n’est absolument pas réservée aux militants, elle concerne la classe populaire dans son ensemble, quel que soit son degré d’engagement politique. La différence, c’est que nous, on parlait, on défendait des idées politiques sur disque. On voulait aller plus loin que simplement des chansons et leur petit écho. Donc on a eu envie de s’engager. La compilation Rap conscient ne traduit pas encore totalement cet engagement, mais c’est le moment où on commence à mettre en pratique ce qu’on dit dans nos textes.

A : Justement, rapidement après la compilation Rap conscient, il y a un disque consacré à Action Directe.

S : Oui. Avec La K-Bine on est dans cette période de transition que je viens d’évoquer, celle où l’on cherche à prolonger notre parole par des actes. Étant fils de prisonnier politique, me tourner vers des détenus politiques est logique pour moi. J’avais rejoint le collectif Ne laissons pas faire qui soutenait Action Directe. En discutant, un des camarades du collectif me dit : « tu pourrais écrire à Nath. » [Nathalie Ménigon, membre d’Action Directe à l’époque encore détenue, NDLR] Pour t’expliquer simplement, tu as un numéro d’écrou, l’adresse de la prison et tu écris ta lettre. Tu ne sais pas par où la lettre va transiter, mais voilà, tu entretiens une correspondance. J’ai fait ça avec Nathalie et Jean-Marc. [Rouillan, autre membre d’Action Directe emprisonné à l’époque, NDLR] Je cherche un moyen de les aider et c’est tout bête : je suis un rappeur. En plus, et contrairement à ce que notre image peut laisser croire, on entretient des relations avec beaucoup de gens et de rappeurs. On a toujours fait des compilations avec La K-Bine, depuis le début de notre aventure, que ce soit en tant qu’invités ou en tant qu’organisateurs. Ça fait partie de nous. Ça vient donc naturellement de fédérer autour de cette cause et pour moi, ça passe par une compilation de soutien à ces détenus politiques. J’explique ma démarche aux prisonniers car je ne veux pas le faire sans leur accord. Au final, je vais voir Jean-Marc Rouillan à Lannemezan. [Centrale pénitentiaire dans les Pyrénées, connue pour héberger des détenus condamnés à de très longues peines, NDLR] Ce jour là, j’ai en plus l’occasion de pouvoir rencontrer Georges Ibrahim Abdallah [activiste communiste libanais, condamné en 1986 pour complicité d’assassinats, NDLR] et de voir également d’autres détenus, pas forcément politiques mais plus issus du grand banditisme. D’ailleurs, c’est étonnant, mais ces gens dont je n’ai pas besoin de préciser le blase me dise que mon disque [Commando Malik, fraîchement sorti en 2007, NDLR] tourne dans la prison, qu’il est chant-mé. Tu débarques là-dedans, après des dizaines d’heures de train, et tu vois ces gens. Tu es un peu impressionné quand même. Des mecs en centrale depuis souvent plus de quinze piges te parlent de ta musique… C’est un moment fort pour moi, qui a du sens. Et voir l’idée de la compilation Libérez Action Directe validée par les gens qu’elle défend, c’est important. Le disque a été vendu à environ mille cinq cent exemplaires, dans les concert, les manifs, de main à la main. Ça a permis de faire de l’argent pour financer le soutien aux prisonniers.

A : Ces prisonniers n’ont jamais renié leur engagement politique. Ils ont été tardivement libéré pour ce qui concerne Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, et Georges Ibrahim Abdallah est encore aujourd’hui en prison. Pour toi, il s’agit de chantage à la repentance de la part de l’État français ?

S : Complètement. Quoi qu’on puisse penser de ce qu’ils ont fait, ces détenus sont libérables aux yeux de la loi. Et pourtant ils ne sortaient pas à l’époque pour Nathalie et Jean-Marc, et Georges Ibrahim Abdallah est lui toujours incarcéré. Pourquoi ? Car ils ont agit politiquement et ne veulent pas renier cette motivation.

A : Lors du trajet en train pour te rendre à Lannemezan, je sais que ça t’a évoqué des choses que ton père t’avait raconté avoir vécues en tant que Tupamaros, lui-même à un moment détenu en Uruguay.

S : Oui, ça a fait écho à mon histoire familiale. J’ai pu imaginer ce que ça avait pu faire à la famille de mon père d’aller le visiter en prison. Ne serait-ce que la distance ! Lui était détenu à la capitale, ma famille vivait en province, ça faisait tout de même cinq cent bornes à faire… Ça rappelle aussi le sort des prisonniers politiques basques ou corses, dont les familles se tapent parfois plus de mille kilomètres en voiture car ils sont éparpillés sur tout le territoire entre la France et l’Espagne. Tu as même des familles qui meurent sur la route à force de faire des trajets pas possibles, des aller-retours sur quarante-huit heures. Oui, j’ai beaucoup pensé à tout ça, à mes vieux autant qu’à ces familles de prisonniers. Un autre moment très fort a été le repas avec les femmes de détenus, leurs sœurs, leurs mères ou leurs cousines.

A : Tu as évoqué tes parents et leur histoire à plusieurs reprises et tu as toi-même employé le mot « héritage » avant le début de l’interview. Il y a une notion qui revient beaucoup dans ta musique, c’est celle de « mémoire. » Est-ce que tu peux évoquer un peu cette notion de mémoire et d’héritage ?

S : B2o a dit dans un morceau un truc qu’on sait depuis vingt piges : l’histoire est écrite par les vainqueurs. En France, le roman national français a confisqué la mémoire populaire et révolutionnaire et de quasiment toutes les luttes, de la Commune de Paris à Mai 68 ou les luttes anticoloniales et anti-impéralistes. De la même façon, en Amérique du Sud, il y a eu des transitions démocratiques et pourtant, comme en France, une certaine mémoire des luttes sud américaines a été confisquée par les pouvoirs en place. Nous, on veut que la mémoire ne soit pas celle du pouvoir mais qu’elle soit populaire. La mémoire, c’est une revendication d’opprimés, car leur histoire est trop souvent confisquée ou revisitée. « On n’oublie pas, on ne pardonne pas », voilà ce qu’on a à dire. Comment veux-tu que les gens ne soient pas en colère quand ils entendent des choses comme « la colonisation a permis à l’Algérie d’avoir des autoroutes » ou que l’on parle des « bienfaits de la colonisation française » alors que c’est un conflit où la torture était allégrement pratiquée et où il y a eu des milliers de morts et de disparus ? Voilà, c’est ça que j’appelle la mémoire des luttes et elle est large. C’est les luttes de l’immigration jusqu’aux luttes sociales en France en passant par les luttes sud américaines. Je suis Sud Américain, Guez est Algérien, E.One [qui forme le groupe Première Ligne avec Skalpel et Akye, NDLR] a des origines polonaises et bretonnes, avec un ancrage dans les luttes bretonnes. D’autres amis sont Chiliens, Péruviens… Cette obsession que l’Histoire ne soit pas racontée que par les vainqueurs, c’est ce qui traverse ma discographie et mes revendications militantes.

A : Ce moment et via cette compilation Libérez Action Directe, c’est le moment où vous rencontrez le milieu militant et l’investissez. À ce moment-là, les scènes militantes sont très peu préoccupées par le rap. Vous êtes assez précurseurs. Comment vivez-vous cette entrée dans un milieu encore peu en phase avec le rap ?

S : Je crois qu’on peut effectivement dire qu’on était précurseurs, avec des gens comme Le Kyma ou le collectif Mary Read dont on parlait avant de commencer l’entretien, par exemple. On a défoncé des portes. On ne correspondait pas à l’image du zikos d’extrême gauche militant, généralement blanc et issu de classe moyenne ou aisée. Avec Guez, nous sommes deux immigrés issus de classe populaire et de banlieue, deux gars de cité avec nos codes mais avec une légitimité incontestable sur notre vécu. En même temps, on est plus ou moins libertaires et communistes mais surtout très anticolonialiste. J’ai aussi un vécu familial qui a créé des connexions et on veut s’investir. Tout ça fait qu’on se rapproche naturellement de ce milieu activiste d’extrême gauche via le soutien aux prisonniers politiques. Et notre vie c’est quoi ? Des idées politiques, le quartier, mais aussi et surtout le rap. Du coup, au niveau de Panam’, on a « imposé » du rap à ses scènes d’extrême gauche. Ça leur a peut-être fait bizarre au début car ce n’était pas ce que le public voyait habituellement sur scène, dans les rassemblements, les concerts de soutien. Je crois qu’il y avait comme une demande, peut-être un manque. Je ne sais pas si ça correspond à la soirée où on s’était croisés aux Vignoles [Nom de la rue où se situe le local parisien de la CNT, NDLR], mais je me souviens avoir dit sur scène un soir pour blaguer : « dans cinq ans ici, il n’y aura plus que du rap sur scène. » Eh bien finalement, ça a eu lieu en trois piges dans une salle où traditionnellement c’était Redskins, rock et keupon. Et attention, même si on s’est battu pour qu’il y ait du rap, même si au départ des gens nous ont étiquetés de maoïstes ou autre chose parce qu’on soutenait Georges Ibrahim Abdallah, qu’on a dû affronter certains clichés venant de gens avec lesquels on était pourtant d’accord, on a eu au final un très bon accueil. On a même un moment été le groupe militant à la mode dans ces milieux – et c’est un paradoxe pour des gens comme nous. Même nous, nous n’avons pas échappé à ce truc-là.

A : Sur Libérez Action Directe, il y a Charlie Bauer qui pose quelques mots. Il a beaucoup lutté contre les QHS. Le fait d’avoir des figures comme lui, c’était aussi moyen de faire un pont vers les milieux du militantisme ?

S : En réalité, il n’y avait pas d’obsession de faire des passerelles avec des milieux du militantisme. Comme je le disais précédemment, le milieu militant était représentatif d’une classe moyenne blanche, avec ses propres codes, presque totalement déconnectée des quartiers populaires, des populations noires ou arabes, issues de l’immigration post-coloniale. C’est cette déconnexion qui m’obsédait en fait. Sur les idées, on se sentait raccords avec le milieu militant. Mais en tant qu’enfants issus de milieux défavorisés et de l’immigration, on se sentait aussi un peu comme l’exception qui confirme la règle. Il y a les réalités des quartiers dont il faut parler par exemple ! À l’époque, ce n’était par exemple pas évident que des collectifs émanant de banlieue comme ceux contre les violences policières puissent s’associer à des collectifs antifascistes parisiens. Et même culturellement : le rap n’était pas représenté. Le punk, le Oï, oui ils l’étaient. Historiquement, tu me diras que ce sont des musiques qui viennent des quartiers prolétaires anglais. C’est vrai. Mais on ne va pas se mentir : En France, les prolétaires étaient vite peu nombreux dans ces milieux. Moi je voulais que ces milieux se rencontrent. Le paradoxe de vouloir cette rencontre, c’est qu’à un moment tu finis par passer de plus en plus temps dans les milieux militants et de moins en moins dans les quartiers, jusqu’à t’en éloigner. Ça, c’est quelque chose dont il a fallu qu’on prenne conscience. Après quelques années, nous avons recadré notre fusil et sommes revenus à nos thèmes de prédilections, qui sont ceux du quartier, à commencer par les violences policières et avec ceux du quartier, comme par exemple nos potes du collectif Angles Morts.

 

« Cette obsession que l’Histoire ne soit pas racontée que par les vainqueurs, c’est ce qui traverse ma discographie et mon militantisme. »

A : Est-ce que cette entrée dans le milieu militant a changé ta façon de faire de la musique ?

S : [Il réfléchit] C’est une période de plusieurs années riche en rencontres et c’est surtout ça qui a tout changé. Ne serait-ce que rencontrer des gens comme Pizko MC pour ce qui est de la production musicale ou E.One pour le rap, artistiquement, ça a eu un impact énorme sur notre parcours. Je les cite en premier car ils sont hyper associés publiquement au parcours de la K-Bine et de Première Ligne, mais il y a eu plein d’autres personnes en fait. Ce qui symbolise le mieux notre évolution, que ce soit musicale ou militante, ce sont tous ces gens que l’on croise, particulièrement entre 2006 et 2008 qui sont deux années que j’assimile à un vrai bouillonnement. Même personnellement, c’est un tournant. Dans ma vie, je me sépare, je suis avec mon fils de cinq ans. Musicalement, je sens que je franchis un pas en tant que rappeur avec Kommando Malik, mon troisième album solo. [Sorti en 2007, NDLR] C’est vraiment une période hyper pleine.

A : Tu parlais des barrières culturelles avec le milieu militant. Mais est-ce que cette barrière n’a pas aussi existé par le rap lui-même, qui d’une certaine manière et au moins en surface, s’est désengagé durant les années 2000 ?

S : On a souvent discuté de ça avec beaucoup de potos rappeurs. Il y a un discours qui tient à dire que si tu affiches trop tes couleurs, tu ne vas pas donner envie aux gens de s’intéresser à ta musique et à tes idées. Mais moi, je pense que l’histoire du mouvement rap donne au contraire raison à ceux qui affichent leurs couleurs : on a eu affaire quasiment qu’à des groupes qui n’ont jamais voulu vraiment assumer jusqu’au bout leurs postures anticapitaliste, ou même plus simplement alternatives et contestataires. Au final, le résultat de cette frilosité tu viens de le dire : le rap s’est désengagé, ou au moins le rap à succès ! Pour moi, se désengager, c’est la pire chose qu’il puisse arriver. Ceux qui assument ont la chance de pouvoir tirer les choses vers le haut, de construire des alternatives ne serait-ce que par rapport à l’industrie du disque ou la culture officielle. Du coup, j’ai toujours été partisan d’afficher notre identité politique. Après, évidemment qu’il y a des façons de le faire. Si tu viens avec des gros sabots en disant « je suis l’avant-garde éclairée qui va te guider toi, jeune de banlieue, pour faire la révolution », tu peux oublier tout de suite. C’est une posture qui a existé chez certains militants d’ailleurs…

A : Elle est très paternaliste en l’occurrence.

S : Oui, sans même parler de l’exotisme de certains qui fantasment sur les quartiers. Moi je n’ai pas besoin de ça, tout simplement car les quartiers, j’en viens ! J’ai mon bagage culturel, et tous ces termes et concepts d’extrême-gauche qui ont été galvaudés par le paternalisme de certains dans les quartiers, je peux moi les mettre en mots. Et je crois même que beaucoup de rap de rue est bien plus politique que des titres qui parlent de prendre les armes, de porter une étoile rouge et de faire la révolution. Et quand je parle de rue, je ne parle pas de fiction ou de glorification basée sur des films d’Al Pacino, mais de morceaux vraiment rue.

A : Quels morceaux par exemple ?

S : Des morceaux de Lunatic à l’époque, de Lino, ou même récemment « Les Pleurs du mal » de Dinos ! C’est grave politique ça. Le rap de rue a toujours eu des morceaux éminemment politiques, mais sans en endosser le costume. C’est ça l’erreur que beaucoup font : pour être politiques, il faudrait avoir les codes, il faut être Keny Arkana ou même Skalpel. [Rires] Non. Moi je suis partisan d’afficher les couleurs, mais je ne vais pas reconnaître la politique que dans ceux qui les portent. Après, je suis un gars de quartier, donc j’écoute du rap sans fantasmes ni complexes. Un ralenti dans un clip de PNL pour filmer un dealer, ça ne me fait rien en fait. [Il étouffe un rire moqueur] J’ai squatté des bâtiments, ces ralentis, je les ai vus de mes yeux, ça n’a rien de nouveau pour moi. Je n’ai pas besoin qu’on « éxotise » ce que je connais. PNL, par exemple, alimente des fantasmes exotiques sur les gars de quartiers, y compris dans le milieu militant. Tu as l’impression que des gens découvrent des trucs que nous voyons depuis que nous sommes gamins. Du coup ils pensent qu’on est des rageux alors que c’est leurs fantasmes et leurs fragilités exotiques de groupie que l’on exècre.

A : PNL, et d’autres, ont vu leurs phases reprises en slogan dans des manifs ces dernières années. Bien plus que de vieux morceaux.

S : Mais prenez des extraits de Casey, de VII, de La Rumeur ou d’autres ! À un moment, il y a ce fantasme de croire que tu vas faire la convergence des luttes parce que tu as mis une phase de pera sur ta banderole. Et il y en a d’autres qui vont dire que ce sont des clins d’œil, du détournement. Mais pour connaître un peu ce milieu, il y a une part d’exotisme là-dedans, une volonté de se convaincre qu’on est tous un peu quartiers. D’un côté, je trouve que ça fait pitié, je ne supporte pas l’exotisme de certains milieux militants par rapport aux quartiers. Mais de l’autre côté, et c’est paradoxal, je me dis que ça fait du lien et que c’est une victoire pour le rap et la culture populaire qu’il représente. Ça prouve que le rap est devenu LA culture populaire en France. C’est une musique qui a désormais un impact sur tous les milieux culturels, politiques et sociaux. Au point qu’il y a même désormais des rappeurs d’extrême droite, ce qui est une hérésie ! Je ne sais pas si vous avez lu Gramsci ?

A : Non.

S : Gramsci est un auteur italien qui a théorisé l’idée de « bataille culturelle » et qui défend l’idée que pour gagner la bataille politique, il faut d’abord gagner la bataille culturelle. Pour caricaturer, si nous, les antifas et anticapitalistes, voulons gagner la bataille culturelle, il faut que les gens se disent : « être antifa et anticapitaliste c’est cool. » C’est une stratégie marxiste à la base, mais l’ironie, c’est que ceux qui l’appliquent le mieux depuis une dizaine d’années, ce sont les fachos. Sur internet, dans la culture, ils ont tout simplement imposé leurs thèmes : immigration, sécurité, etc… Culturellement et sur la communication, c’est eux qui ont gagné pour le moment.

A : Si tu le veux bien, arrêtons-nous quelques minutes sur cette idée de bataille culturelle que l’extrême-droite remporte actuellement. Quels sont selon toi les indicateurs concrets qui prouvent cet entrisme des idées d’extrême droite dans quasiment toute la société ?

S : Une preuve récente : Mélenchon qui refuse de signer l’appel pour l’installation des migrants en France. Ça veut dire quoi ? Qu’il ne veut pas braquer l’électorat prolétaire blanc de gauche qui est parfois anti immigré. Il y a eu une victoire culturelle de l’extrême droite en France ces dernières années, jusque dans la gauche française et les syndicats. La trahison que représente le concept de social démocratie en est l’un des principaux facteurs. La gauche française n’a fait que reculer depuis trente ans et son histoire est peuplée de reculs et de trahisons. Elle a du sang sur les mains. Ça commence à peine après l’élection de Mitterrand, qui au bout de deux ans, il commence à reculer par rapport à son programme, si tant est qu’on y accordait une certaine légitimité. Autre exemple : il y a vingt ans, Jospin a plus privatisé que Juppé avant lui, et il y a beaucoup d’autres choses qui pourraient l’illustrer toutes ces trahisons. Elles ont eu pour conséquence une pénétration de la pensée d’extrême droite. La gauche est responsable de ça, car elle trahi. Après, ça ne veut pas dire qu’il faut excuser tout et n’importe quoi. Ce n’est pas parce que tu es un ouvrier qui s’est fait trahir par sa direction syndicale que tu dois commencer à plonger dans les idées d’extrême-droite et pointer du doigt ton voisin arabe qui te volerait prétendument ton boulot. Nous sommes en plus dans un pays qui a historiquement un terreau raciste. Combien de personnes qui se pensaient de gauche l’ont été tout en ayant des préjugés racistes ? Ça vaut aussi pour l’islamophobie, l’homophobie ou le sexisme. Être de gauche ne garantit plus d’être progressiste. C’est un fait et ça ne date pas d’hier, mais les trahisons successives de la gauche ont permis à l’extrême-droite d’avancer.

A : Connecter la banlieue aux luttes est l’une tes obsessions. Comment expliques-tu ces deux mondes de luttes bien distincts entre les quartiers et le milieu militant « historique » ?

S : La banlieue a toujours été un terrain de lutte, mais jamais elle n’a été connectée aux luttes que je qualifierais « d’officielles. » Comme disait un pote du MIB, les quartiers ne sont pas des déserts politiques. Ça a toujours été des lieux de lutte, mais effectivement déconnectés des luttes de l’extrême gauche traditionnelle. Et encore, dans les années quatre-vingt, il y avait des luttes d’autonomie politique et ouvrière qui touchaient les banlieues. L’extrême gauche radicale a toujours prôné la convergence des luttes. Mais elle l’a toujours prônée cette convergence des luttes afin qu’elle soit à son avantage, qu’elle en soit à l’origine. Et comme c’est un milieu très déconnecté des quartiers, même s’il y a eu du mieux ces dernières années, ça a souvent donné le cliché du gentil militant de classe moyenne qui va expliquer au petit sauvageon de banlieue comment il faut lutter, notamment sur la question du racisme ou s’oppose la réalité des premiers concernés et la perception des alliés. De là ont émergé des initiatives autonomes en banlieue, le MIB par exemple, puis d’autres qui s’inspirent d’une pensée décoloniale, ainsi que des collectifs contre les violences policières et qui demandent vérité et justice pour soutenir ceux qui en sont victimes. Parfois, elles convergent vers des luttes sociales portées par la gauche radicale, d’autres fois non. J’ai tout de même l’impression que ça bouge ces dernières années, notamment l’antifascisme parisien qui a évolué sur ces questions. Culturellement, politiquement mais aussi socialement, les liens se font plus simplement qu’il y a dix ans. Avec Première Ligne, on représente un peu ce lien qui peut aujourd’hui exister entre l’extrême-gauche traditionnelle et les gens de banlieue. C’est aussi le cas du MFC 1871 par exemple. [Ménilmontant Football Club, club de football populaire et autogéré, portant les idées antifa, NDLR]

A : Il y a une chose qui m’interroge, c’est qu’on ne vous voit que très peu avec d’autres rappeurs, et quasiment aucun qui ne soient pas ancrés dans un certain militantisme. Comment l’expliques-tu ? Est-ce que votre image très sans concession en serait à l’origine ?

S : Mais pourtant, des dizaines de gens peuvent témoigner qu’on est là depuis longtemps, et pas pour ne rien faire en plus ! À Paris, on est identifiés, on nous connaît, on sait ce que nous réalisons, à quoi on participe, notre légitimité tout simplement. Et puis j’ai du mal à imaginer que quelqu’un dans le rap puisse se dire : je connais Skalpel et il est fermé. C’est juste qu’on a toujours accordé de l’importance à faire notre musique sans dévier de la ligne qu’on s’est fixée. Et je crois que c’est ça qui angoisse les gens. On est radicaux en fait et en plus on est très conscients des endroits où on fout les pieds. Par exemple, j’entends souvent « Fuck Skyrock » mais je fuck aussi Générations. [Rires] Générations dans le rap indé, ça a été mythifié durant ces dix dernières années. Et comme ça se voit qu’on est conscients de là où on joue, qu’on a tendance à pousser toujours un peu plus loin le curseur de la radicalité, à ne pas trop être dans les mythes, je pense que ça effraie. Peut-être que d’autres aussi se disent qu’on ce qu’on fait ne sert à rien ? Ou peut-être qu’ils ne sont simplement pas d’accord avec ce que l’on fait ? Je ne sais pas…

A : Tu penses que c’est ça ? Pourquoi la scène militante n’a pas son Demi Festival pour caricaturer ?

S : Je ne sais pas si c’est ça. J’imagine. À quelques exceptions, une grosse partie du milieu du rap indé ne nous invite pas et pourtant ils nous connaissent. Avec Akye, on avait fait un appel à construire une scène rap alternative et militante. On a aussi ouvert des portes. Après, c’est aussi aux gens de franchir le pas et de tirer l’idée vers le haut. BBoyKonsian ne peut pas toujours être l’élément qui propose. On a toujours été dans des pratiques collectives, depuis nos débuts. Quand Menace Records nous propose un album, on dit d’abord à Bayes : « avant on fait deux compilations où on invite des gens. » On a toujours invité des gens même sur nos disques. On organise des concerts, plusieurs dizaines ces dernières années, et sans se mettre en avant. Quand on fait un concert de soutien aux frères Camara, on organise ça pour qu’Ärsenik vienne, pour que Zesau vienne. Et ils viennent, ça rassemble des gens. Slob prépare sa compilation [Headshot, sortie depuis, NDLR] et c’est quelqu’un de très implanté dans le milieu rap dit indépendant. Eh bien on est invités. Pourquoi ? parce qu’il y a une sensibilité politique partagée. Quand tu vois comment une partie du rap français a léché le cul de Soral et Dieudonné à une époque où avec Slob, on les combattait déjà, c’est logique qu’on soit présents sur sa compilation. C’est dans ce genre d’affinités qu’on se retrouve avec des mecs du rap indé, mais aussi avec des alliés fidèles depuis quinze piges comme Helios pour le graphisme ou Dino en tant que rappeur, qui sont toujours là dès qu’on leur parle d’une cause ou de jouer avec nous. Le lien en fait, il existe, bien plus que tu peux ne le supposer. Mais il n’est pas médiatisé ni officialisé. Et ce que je dis, c’est même paradoxal car j’ai une critique des médias et là je parle comme si je les attendais. On a toujours revendiqué d’être antifa, d’être contre l’homophobie et le sexisme, qui sont des choses qui sont très implantées dans l’industrie musicale, rap inclus. Mais ça, ça m’arrivait déjà au quartier quand j’avais dix sept ans et que des potes me disaient : « tu es trop révolutionnaire avec tes histoires du Che là! » Ça me dérange pas, c’est juste comme ça. J’ai inconsciemment commencé à faire de la politique dans un hall de bâtiment. Ça forge.

« Je pense que l’histoire du mouvement rap donne raison à ceux qui affichent leurs couleurs  »

A : Revenons à la musique. Tu disais tout à l’heure que lors de Commando Malik, tu franchis un cap, c’est aussi vrai en rap ?

S : [Sourire] Bah avant j’étais nul, à ce moment-là, je suis moins nul. Pas encore bon, mais moins nul. [Sourire]

A : [Rires] Et tu franchis un nouveau cap avec E.One et Akye, au sein de Première Ligne.

S : Voilà ! Là on franchit le cap où je suis devenu… bon ? [Sourire] B+, non B tu vois ? [Il rit] Je n’ai pas de problème avec l’égo du rappeur qui veut refaire l’histoire pour embellir toute sa carrière. Il y a eu une période où j’étais mauvais et je n’ai pas peur de le dire. Mais je suis quelqu’un qui charbonne dur, donc quand je veux faire des trucs, je les fais. En plus, ma personnalité et ce que je raconte rattrapaient d’une certaine manière ce manque de niveau, même si je ne suis pas non plus devenu un rappeur ultra technique. Je garde ma nature quand même.

A : Quel est le déclic à partir de Kommando Malik ?

S : Le fait de travailler le rap, évidemment, il n’y a pas de secrets. Mais il y a aussi deux autres choses qui sont rentrées en compte. La première, c’est que jusqu’à Kommando Malik, je faisais mes beats un peu par dépit, même si le mot est un peu violent. Je dis ça car tout simplement, Guez et moi n’avions personne d’autre pour nous faire des instrus. Du coup on les faisait nous-mêmes et en réalité, ce n’était pas des bonnes productions. Au fur et à mesure, on a rencontré des potos qui eux faisaient de bons instrus. Pour moi qui suis rappeur, ça m’a changé la vie. D’un côté, j’ai des instrus mille fois meilleurs que ceux que je faisais moi-même. De l’autre, tout le temps que je passais sur les instrus, je peux le transférer à bosser mon rap. Naturellement, il y a un saut qualitatif qui s’opère. La seconde chose qui a tout changé, c’est de fréquenter des rappeurs comme E.One ou Sheryo. Ce sont des gens qui ont un savoir-faire, Sheryo en impro, E.One techniquement. Ça crée une émulation, tu as envie d’être au niveau. Et enfin, il y a l’opportunité de faire des scènes. Enchaîner les dates au point d’en avoir fait aujourd’hui des centaines, ça m’a vraiment forcé à devenir un bon rappeur. Pas un grand rappeur, mais un bon rappeur, c’est à dire être un rappeur fiable. On ne parle pas assez de l’importance de la scène : ton écriture, tu la testes sur scène, tes placements aussi. C’est là que tu vois définitivement si ça passe ou pas. Et je ne parle même pas de l’assurance. En faisant de la scène, tu prends de l’épaisseur au micro.

A : Si je te dis que dans le flow, des fois on a l’impression que tu n’as pas envie de te surprendre.

S : [À la fois surpris et partagé] Oui, peut-être, je ne sais pas, peut-être que je suis comme ça. Mais j’ai écrit et fait des morceaux de trap par exemple.

A : Ah bon ?

S : Oui. [Sourire] Je l’ai fait uniquement pour expérimenter car je critique beaucoup la trap et je suis persuadé que tu ne peux pas critiquer un truc que musicalement tu n’as pas essayé de faire, en tous cas dans le rap. C’était important pour moi de savoir que je pouvais le faire. Mais c’était de la rigolade en studio au final, car ça m’a bien confirmé que ça ne me procure aucun plaisir. Je n’ai même pas l’idée naïve qui dit : « je vais utiliser la trap pour que mon discours touche plus de gens. »

A : C’est une idée pourtant assez répandue ces dernières années, au point qu’elle est devenue a minima un passage obligé pour certains rappeurs et un réflexe pour beaucoup.

S : Personnellement, je ne crois pas du tout à cette idée. Tu vas avoir tendance à caricaturer les choses, ou à mal les faire, à être cheap en fait, et je n’ai vraiment pas envie d’être cheap ! La rythmique moderne ne me parle pas. Il y a un truc intéressant sur les subs. La basse bien lourde, presque trip-hop, ça peut m’intéresser, les techniques de mixage aussi. Mais les rythmiques actuelles ça ne me parle absolument pas. Ces charleys super forts, je déteste. Et cette rythmique, j’ai l’impression qu’elle ne permet pas le développement de texte engagé. Peut-être que je me trompe, mais je ne trouve pas. Médine essaie, et qu’on aime ou pas, on sent chez lui ce souci de garder cette ligne dans ce qu’il exprime. Mais moi, je n’ai même pas envie d’essayer, tout simplement car ça ne m’inspire pas, ça ne me touche pas. J’ai trente-neuf ans, j’aime la soul, j’ai ma personnalité, je n’ai pas à suivre les tendances. Sous prétexte qu’il y a des nouvelles technologies, tu vas demander à un violoncelliste par exemple de se brancher sur un truc électrique ? Parce que l’auto-tune est devenu la norme, les chanteurs de soul devraient s’en servir ? Non. Eh bien moi, c’est pareil. Je fais mon truc. J’ai une oreille attentive à ce qui se fait, mais je fais ce que j’aime et ce qui me convient : du boom-bap, engagé et soulful, peu importe que ce soit tendance ou pas.

A : Cette ligne de conduite instrumentale, très soulful, est une véritable signature chez Première Ligne.

S : Elle a évolué car du côté de La K-Bine, c’était plutôt très QB [Queensbridge, NDLR], Mobb Deep. Mais E.One et son cousin Skiny qui ont géré le blog Hip-Hop Killerz qui laisse une large place à la soul et aux samples que cette musique a donnés au rap. Ils trouvaient des morceaux rares et en faisaient des compils. E.One est bousillé par ça. Il était dans le beatmaking avec ses potes d’Eskicit. De mon côté, c’était d’abord plus rap américain école new-yorkaise et rap céfran. Mais il y a eu une école américaine qui nous a influencés. DJ Premier, Dilated People, Blackstar avec Mos Def et Talib Kweli, Rawkus et plein d’autres. Mais c’est vraiment la rencontre avec le Tamahagané Clan qui a bouleversé notre champ musical. Saikness d’Eskicit faisait déjà des prods mortelles et très soulful pour Eskicit. Mais quand on a rencontré Tideux, Many the Dog, Raan, FL-How et toute l’équipe là on s’est vraiment dit : « on a en France et dans notre entourage cette patte soulful que normalement seuls les Américains savent faire ! » Ce serait bien par exemple qu’un jour quelqu’un fasse le constat qu’on a une équipe de beatmakers unique en France. De dingues ! On revendique notre influence que peut être un mec comme Apollo Brown, et pour moi, à travers l’équipe Tamahagané Beats, on a ses équivalents français ! Je garde quand même une affection pour tout ce qui est typé Queensbridge. Don Korto est fort pour ça aussi d’ailleurs et il a beaucoup produit pour moi.

A : Tu crois à ce côté intemporel du boom-bap ?

S : Totalement ! Je crois qu’il y aura toujours du boom-bap. La trap, il en restera quoi qu’il arrive, ce n’est pas qu’un effet de mode. Je suis assez critique sur le fait que ce soit devenu systématique pour beaucoup, mais ça reste une vraie évolution musicale, il ne faut pas faire passer ça pour de la tecktonik. La trap a bouleversé le boom-bap, le rap tout court. Et d’une certaine manière, c’est un format rythmique qui s’adapte parfaitement à l’influence des réseaux sociaux, d’internet, bref, de la façon dont on consomme de l’information ou de la musique actuellement. Avant on consommait des journaux, aujourd’hui ce ne sont quasiment plus que des brèves, des tweets, des hashtag. Le rap a absorbé cette novlangue de l’information moderne. Ça me fait penser à Willaxxx quand il fait les caricatures de rappeurs ! Tu dis des mots et la machine fait limite le taf. [Rires] Pour moi, c’est une malédiction en fait. C’est surtout à ça que je ne crois pas : tous ces artifices qu’ils soient techniques ou dans l’écriture. Chanter, ça demande du talent et de l’entraînement. Et même avec du talent, c’est du travail. T’imagines toi ? T’es une quiche au foot, tu sais rien de comment ça fonctionne, mais on te greffe une jambe bionique qui serait à tes jambes ce que l’auto-tune est à la voix, et tu partirais sur un terrain ? Pour moi, l’auto-tune, c’est ça. Est-ce que je suis trop vieux ? Je ne sais pas. Tu peux mettre un effet sur un mot, mettre un effet moderne sur un back, ça c’est esthétique, je valide. Mais venir en studio, chanter « lalalala » n’importe comment et laisser l’auto-tune ou une machine faire le taf… Je ne vois pas l’intérêt ! C’est comme ces concerts où les trois quarts du show, les mecs rappent sur leur propre lead vocal enregistré. Et des gens se gargarisent de ça en disant que leur musique est le futur ? Mais ce n’est plus de la musique ! C’est peut être un spectacle, un show visuel, mais ce n’est plus un concert. Pour moi, musicalement, rapper sur ton lead en live, c’est une insulte ! Imagine, chanter en play-back il y a quinze ans ? Tu te mangeais des bouteilles dans la gueule.

A : Au moment où on fait cette interview, ton dernier projet en date est une cassette quatre titres que tu as intitulé Le Dernier rappeur. Pourquoi ?

S : Dernier rappeur c’est justement par rapport à la trap ou le vocoder. Maintenant c’est la trap, ce n’est plus le rap. C’était un jeu pour moi, jouer sur le rap comme si c’était devenu une pratique en voie de disparition, mais aussi jouer sur le côté militant, underground, aidé par l’objet à l’ancienne, la cassette, avec cette imagerie et cette provocation en disant que je suis « le dernier rappeur ». En vrai, la trap c’est aussi des rappeurs, bien sûr. Mais si on dit trap, c’est bien qu’on parle d’autre chose. Sofiane est un rappeur qui fait de la trap par exemple. Moi je fais du rap. Je trouve ça important de définir les styles, on a besoin de s’y retrouver. Au-delà du fait qu’on aime ou pas, c’est important de dire les choses et ce n’est pas question de niveler. Au point que je trouve ça bien que l’industrie parle de pop urbaine. Au moins les choses sont claires. Et puis j’ai un peu ce truc d’ancien, qu’on avait tous à l’époque, de gardien du temple. Je pense qu’il est important de se définir, ne serait-ce que par rapport à ce qu’on pense. On a besoin de savoir avec qui on marche.

A : Est-ce que parfois, aux yeux du public mais aussi les endroits où vous pratiquez votre musique qui sont souvent des lieux où la parole compte beaucoup, il n’y a pas l’impression que le discours politique masque les productions et leur esprit, le recours aux scratches, bref, la musique ?

S : Peut-être. Mais on ne va pas être moins politique juste pour qu’on nous parle plus de la musique. Intellectuellement, ce serait une connerie, et en plus je ne suis pas sûr que ça marche. Quand avec Première Ligne on joue devant plusieurs milliers de personnes en Italie et qu’on nous applaudit, c’est déjà que musicalement, on a réussi à produire quelque chose puisque les gens ne comprennent pas nos paroles, en grande partie du moins. Et surtout, quand on t’invite dans quinze villes différentes en Italie, tu vois que ta musique touche des gens. Évidemment, les gens savent qu’on est antifa. Mais ça prouve qu’on n’est pas suivis et appréciés uniquement pour un discours. Ça remet la musique en perspective et c’est bien aussi. Ce qu’on apporte avec notre touche soul, boom-bap donne des émotions aux gens. C’est une satisfaction dans nos carrières, ce n’est pas donné à tout le monde.

« Quoi qu’on en pense, la trap représente une vraie évolution et restera, il ne faut pas non plus faire passer ça pour de la tecktonik »

A : Il y a quelques minutes, tu as parlé de Médine. Tu as aussi ce travail de storytelling qu’il affectionne. Mais tu as un côté moins romancé que lui.

S : Moi, c’est plus un énoncé de références historiques. Sur « Mémoires des luttes », j’ai personnifié. Pour caricaturer : « je suis Castro, je suis Malcolm X. » Je nomme et c’est à l’auditeur d’aller faire le boulot. Les Black Panthers ont existé, je le dis, c’est à l’auditeur d’aller faire le boulot. Je ne fais pas du Assassin. [Il imite le flow de Squat] « Répartition des richesses sur la planète ! » Moi je ne fais pas un truc didactique en disant : je vais t’expliquer ce qu’est le communisme. Je dis juste « vive le communisme, défendons les ouvriers, pratiquons la lutte des classes. » J’ai appris beaucoup de choses à travers le rap. J’estime que c’est une musique qui peut créer de la curiosité, notamment à travers des références qui sont dans l’inconscient collectif. Il ne faut pas prendre les auditeurs pour des teubés. Vraiment pas !

A : Tu dis dans un titre : « ils préfèrent qu’on soit bêtes et mal instruits ». Est-ce que tu penses que le rappeur a un devoir, non pas d’exemplarité, mais de responsabilité ?

S : Ça ne sert à rien de tenir de grands discours sur le rôle du rappeur. Pour moi, le seul devoir du rappeur, c’est de dire des trucs cohérents avec ce qu’il vit, quelque soit le sujet. La teuf, la rue, un truc engagé, peu importe, le seul truc c’est de respecter les gens et ne pas leur mentir. Il y a des rappeurs qui n’ont pas de références politiques mais qui sont riches politiquement d’expérience, de vécu, de récits. Encore une fois, c’est comme ça que je reconnais le vrai rap de rue : c’est l’énoncé de la pratique de la rue, de l’expérience de vie. C’est comme en littérature. Je trouve ça moins chiant de lire la vie de Charlie Bauer ou Jean-Marc Rouillan que de lire Le Capital. On est dans une époque où j’ai l’impression que tu peux dire tout et n’importe quoi et que tout le monde s’en bat les couilles, comme si le degré d’écoute et d’exigence avait baissé. On doit avoir cette exigence nous qui pratiquons cet art. Tous les arts sont exigeants, pourquoi le rap ne le serait pas ? Je suis d’une époque où si tu disais des trucs, il fallait pouvoir les assumer, pouvoir retourner dans ton quartier sans qu’on te dise : « hey mais, qu’est-ce que tu racontes au micro, c’est pas vrai, c’est pas ta vie ça ! » Ça a changé ça aujourd’hui. Des petits babtous de classe moyenne font les cailleras et sont aujourd’hui validés même par des gars de quartier. Pour moi, c’est incompréhensible. Il y a quinze ou dix ans, ça n’existait pas. Tu devais prouver.

A : Et ce soucis d’authenticité, comment expliques-tu que tout le monde s’en fout aujourd’hui ?

S : Parce que ça va avec l’entertainement ! 90% de l’espace musical est occupé par de la musique faite pour divertir. Ce n’était pas vrai à une certaine époque dans le rap, et cette époque n’est pas si lointaine que ça. La proportion de divertissement est devenue énorme.

A : Certains te diront que des gens qui ont le nez dans des problèmes toute la journée veulent aussi se divertir et s’amuser, ne pas y penser quand ils écoutent de la musique.

S : Oui, je ne conteste pas ça à partir du moment où on arrête pas l’explication là. Car qu’est-ce qu’il y a derrière tout ça ? Plus de paupérisation, plus de consommation de drogues pour se divertir. Cette recherche d’évasion… Je l’entends mais alors analysons la complètement, y compris par le biais de la consommation de drogues. Et attention, je n’ai pas de discours moralisateur à ce sujet, j’essaie juste de comprendre. Et puis, quand je vois les musiques noires américaines et ce que vivaient les noirs américains, certes il y avait une forme qui touchait parfois au divertissement, mais c’était profond et riche. Le blues, la soul, les gens exprimaient aussi leurs malheurs. Moi je suis Latinoaméricain, je sais très bien ce que c’est que de faire de la musique joyeuse alors que tu n’as pas un sou. Cette démarche, elle fait partie de notre identité, de notre folklore musical, de notre culture. Dans la salsa, la cumbia, on te raconte des trucs de tiekar sur lesquels tu danses. Mais ce n’est pas une excuse de ne pas assumer, ne pas être authentique ! Moi j’ai choisi de faire de la musique engagée, et vue la liberté artistique que j’ai, ce que je ressens et ce que je vis, je ne regrette pas.

A : Lutter en rappant – ou l’inverse ? – ça fait du bien ?

S : Oui, lutter, militer, c’est parfois douloureux mais ça fait du bien. Tu vois des choses douloureuses, tristes, graves. Un mec qui est au placard depuis trente-cinq ans, comme l’est Georges Ibrahim Abdallah, quand t’y penses, trente-cinq ans… T’es triste oui. Il pourrait sortir depuis plus de dix ans ! Mais soutenir quelqu’un, c’est important, ça fait du bien. Et en plus, ces gens te renvoient bien leur soutien. Je défends le fait qu’on s’épanouit dans la lutte. Ça demande de l’énergie mais ce n’est pas que des contraintes. Je ne peux pas vivre sans ça, comme le rap d’ailleurs. Je m’épanouis en luttant. Ma compagne est comme moi, elle milite, elle est dans la lutte, et on s’épanouit même en tant que couple en luttant. C’est plus fort que nous en fait. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de déceptions par rapport à certaines causes, des défaites même. J’en ai même eu beaucoup ces deux dernières années. Mais ce n’est pas parce qu’il y a des désaccords ou des défaites que ça remet en cause ce que je pense et défends.

A : As-tu lu La Zone du dehors ? [Roman d’Alain Damasio, NDLR]

S : Oui, j’en parle de le premier morceau de Chroniques de la guerre civile. Et je parle de « La Volte » [Nom d’un groupe individus fictifs et d’une façon de penser que met en scène Alain Damasio dans son roman La Horde du contrevent, NDLR] dans le dernier album de VII.

A : Est-ce que tu vois le moment où ils gagnent, c’est à dire qu’il font tomber le système, et là un autre roman dans le roman s’ouvre ? Damasio y raconte les rivalités intestines dans la lutte, mais aussi le spleen post-victoire.

S : Oui, carrément ! Ce n’est pas le premier à avoir écrit là-dessus. En SF, il y a une littérature riche en description de rivalités politiques au sein de groupes. Quant au spleen de la victoire, je l’ai lu de personnages politiques qui ont écrit leurs mémoires. Lutter, c’est aussi être dans une effervescence, même chimique. Tu sais faire la guerre, être contre, mais tu ne sais pas gérer la paix en fait. Tu es en pleine redescente quand tu gagnes. C’est ce qui s’est un peu passé à Cuba d’ailleurs, où le Che se barre parce qu’il n’arrive pas à se dire « on a fini le boulot et je vais rester là quarante ans de ma vie à gérer un ministère. » Le mec a besoin de lutter, il ne sait pas gérer ce qui suit la lutte, donc il se barre. C’est une conviction à la fois du révolutionnaire internationaliste qui doit lutter partout, mais qui ne sait pas aussi assumer un truc, car c’est parfois plus dur de gérer la paix que faire la guerre. Moi, je ne sais pas ce qu’est faire la guerre dans la modeste position qui est la mienne. Après, avoir un sentiment de victoire sur une lutte dans laquelle tu t’es énormément investi, et sentir un vide qui s’en suit, oui je le conçois.

A : Dans les victoires comme les défaites, tu sens parfois ce vide, cette fatigue ? 

S : Ça m’arrive d’être fatigué. Mais j’ai la chance de la musique qui est un super exutoire pour soigner ce sentiment de fatigue ou de résignation. Et il ne faut pas croire que je suis H24 derrière une banderole. Déjà je suis un prolétaire, un smicard, il faut que je taffe et que je mange. Ça occupe pas mal de temps. Et travailler, ça permet de ne pas devenir un militant professionnel, donc de ne pas être déconnecté des réalités des gens et des causes à défendre. De toute façon, le travail lui-même est un terrain de lutte. Aujourd’hui, je suis derrière un bar dans un village où je me suis installé. Ce n’est pas pareil de militer dans un village de trois mille habitants qu’à Panam’, où il y a un certain confort militant qui te permet vite d’être plus radical que le plus radical, car tu auras toujours une équipe militante sur qui compter. Là je me confronte à d’autres réalités, d’autres façon de vivre, d’autres milieux même. Je découvre le quart-monde blanc de campagne par exemple, alors que je suis plutôt issu d’un truc très métissé et urbain. Alors comment tu milites là-dedans ? Ça te permet d’ouvrir ton champ politique et intellectuel, d’éprouver ton altérité. C’est à la fois une découverte et un complément. Être derrière ce bar à cet endroit, c’est un endroit merveilleux pour mettre en pratique des idées politiques. Tout est politique pour moi.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*