
Gak : 06, appel entrant
Figure historique du rap niçois, silencieux depuis une quinzaine d’années, Gak est de retour avec une mixtape et un album. L’occasion parfaite pour raconter en longueur son histoire.
« J’ai vu ce rap sortir de la party du block, de la première platine à la deuxième platine, de la première à la deuxième cassette du poste, de la première partie à la tête d’affiche… » C’est ainsi que débute le morceau de Gak « Block party 06 », paru cette année. Puis en conclusion : « Pour dire à la jeunesse « je t’aime, courage », j’ai pas mon pareil, j’fais ce rap de daron qui tord les oreilles ! » écrit-il. Entre l’une et l’autre de ces phrases, le Niçois retrace le chemin d’une musique qui semble l’émerveiller par sa puissance et sa fertilité. Depuis une quinzaine d’années, Gak s’est pourtant tenu à distance des studios d’enregistrement, au point qu’on le pensait définitivement en retrait.
Mais en 2025, le taulier du 06 est discrètement revenu à la musique, avec un premier titre diffusé sur Soundcloud, « Armature TP », puis un deuxième, un troisième… et finalement une mixtape complète intitulée Travaux Pratiques. Mieux encore, Gak a annoncé l’arrivée imminente d’un nouvel album, Touche Noire. Puisqu’il était sorti de sa tanière, il fallait donc lui faire raconter son histoire.
Avec beaucoup de recul et une certaine sagesse, Gak jette un long regard derrière lui au fil de l’entretien qui suit. Sans regrets, sans amertume, il retrace son parcours personnel et livre en filigrane sa vision de la musique. De l’arrivée du rap à Nice à l’aventure D’En Bas Fondation, du premier atelier d’écriture à sa collaboration avec DJ Whoo Kid, Gak se remémore beaucoup de souvenirs. Au long de ces lignes, il a le sourire aux lèvres et c’est lorsqu’il parle de la jeunesse que son visage scintille le plus.
Préambule : la métaphysique du rap
Il y a quelque temps, j’ai été invité à un événement organisé par une association, pour les jeunes du coin. Il y avait un atelier peinture et un atelier d’écriture slam ainsi qu’une scène sur laquelle opérait un DJ. On trouvait aussi un buffet garni en pâtisseries et jus d’orange. Les gosses étaient là, ils peignaient, mangeaient du gâteau et buvaient du jus, ils écrivaient un texte de slam puis à la fin ils se dirigeaient vers la scène pour le présenter. Une fois sur scène, il n’y avait plus de slam, ça devenait immédiatement du rap. Les textes étaient innocents, charmants, « peau d’orange, tu t’l’épluches et tu t’la manges », ce genre de trucs enfantins. Puis est arrivée soudainement une zine, elle portait ce fichu qu’elles mettent sur les cheveux aujourd’hui et a commencé à crier « arrah les trois T », en référence à trois tours de son quartier, un endroit où se tient pas mal de trafic. La petite, en arrivant, ne faisait que décrire sa réalité propre et on n’était plus dans la gentille comptine. Alors les jeunes qui depuis le début faisaient des allers-retours entre le buffet et la scène, après avoir entendu la zine, sont tous revenus avec un message, un propos assez similaire. Chacun y allait de sa réalité, racontait ce qui se passe en bas de sa cage d’escalier ou sur le chemin de l’école.
Au bout d’un petit moment, les organisateurs leur ont retiré le micro et ont essayé de leur demander une autre direction artistique. Au-delà de la subversion que portait éventuellement cette jeune fille, j’ai pensé à sa prof de français qui fait peut-être des pieds et des mains pour que les petits prennent un stylo. Et là, les gosses, on leur demande d’arrêter d’écrire ! Cela m’a rappelé que sans cette culture, je n’aurais peut-être jamais pris un stylo, ni pris un quelconque plaisir à essayer de caler mes pensées sur une musique. Plus que de m’avoir structuré comme individu, le rap est une part de moi aujourd’hui. Comme pratiquer un sport ou un art martial, ça relève de la métaphysique et quand je suis en train de rapper, je ne me pose absolument plus la question « pourquoi suis-je là ? » C’est extraordinaire. Le rap a pu donner à des gens de milieux modestes l’opportunité de rassembler des pensées, de saisir un stylo et d’exercer leur force de cognition. C’est merveilleux. On entend souvent « cet art m’a tellement donné » et ça peut paraître démago, mais parfois, c’est la réalité.
Un Zindien dans la ville
Je suis né dans ce bon vieux 06, à l’hôpital Saint-Roch de Nice. Mon père était arrivé en France depuis peu et j’ai passé les premiers mois de ma vie dans le quartier du Port avant que nous partions pour Les Moulins, un autre quartier niçois que je n’ai ensuite jamais quitté. Mon enfance est marquée par l’insouciance propre à cette période de la vie, dans une région très ensoleillée et un environnement très chaleureux. Au départ, j’évolue dans le cocon familial, et puis la société est organisée de telle sorte que je quitte ce premier cocon pour un autre, celui de l’école. Je rencontre alors d’autres règles et d’autres personnes, j’apprends la cohésion et la vie en groupe. Quant à Nice, dans mon enfance, cette ville est… blanche. C’est blanc et cela ne me choque pas plus que ça jusqu’à ce que l’on me renvoie que je suis noir. Ce moment vient très tôt en réalité, avant mes dix piges. Les regards, les expressions… « Pauvre France ! » sortant de la bouche de personnes âgées, qui se prennent le visage à deux mains. Je ne comprends pas encore, mais cela restera gravé dans ma mémoire. Tous ne sont pas comme ça, de la même façon que chacun de mes cinq doigts diffère des autres, et la « chance » que j’ai, c’est que je rencontre d’abord les bons. La maîtresse d’école, les dames de la cantine, celles du patronage qui nous encadrent pour des activités le mercredi après-midi. Elles toutes, je les apprécie et elles sont bienveillantes, c’est ensuite que je rencontre les autres là, je suis surpris, je vois la différence. Il y a un déséquilibre dans les rapports entre ces personnes et moi, c’est que moi, cela se voit d’emblée que je suis noir mais à l’inverse, je ne peux pas voir à l’avance qui est le raciste parmi eux.
Un film me vient à l’esprit pour parler de mon environnement culturel d’alors : Ali Baba et les 40 voleurs, avec Fernandel. Je suis avec ma mère chez une copine à elle, ce film passe à l’écran et je fais tout un scandale pour rester là à le regarder. Je suis complètement émerveillé devant le dépaysement que ce film me procure, les mille et une nuit, le génie… J’aime alors beaucoup ce genre de films en noir et blanc, et bien sûr les dessins animés. Dès mon jeune âge, je suis du côté de Zorro et de Robin des Bois et très vite Grandizer (Goldorak) nique ma vie ! Minot, un oncle m’appelle « Zindien » parce que je suis toujours pour les Comanche, pour les Cheyennes, j’aime trop les rythmes, les cris de guerre, le tomahawk. Dans mes goûts télévisuels j’ai ce côté rebelle et altruiste, ce besoin d’être avec le peuple. Je n’en suis pas conscient enfant bien sûr, mais c’est pour ça que mon oncle m’appelle Zindien. Un visionnaire !
Pour la musique, j’entends ce qui tourne à la maison, donc de la variété française et bien sûr la musique traditionnelle du pays, L’orchestre Poly-Rythmo de Cotonou, Sagbohan Danialou, les disques traditionnels et aussi le Camerounais Sam Fan Thomas. Mon père aime beaucoup la musique, il a plein de vinyles, ma mère également. J’ai aussi une grande sœur qui écoute du Madonna, du Goldman mais ça, ce n’est pas forcément une B.O que j’aime beaucoup alors. Dans la rue, j’entends beaucoup de funk, de musique pour le break, tout ce qui sort des voitures tunées avec leurs grosses planches de son, leurs amplis et leurs préamplis. Le son est plutôt cainri dans les rues de Nice. À côté de ça, aux Moulins, il y a une équipe au bat 35 qui est dans un délire différent : guitare sèche, Pink Floyd.
Mon grand frère Bilel a un certain nombre de cassettes hip-hop à la maison, ça va de EPMD à LL Cool J en passant par Public Enemy et Run DMC mais il ne veut pas que je touche à ses affaires, alors c’est quand il s’absente que je les écoute. Un jour vient où forcément il s’en aperçoit, donc il décide de me laisser faire en me donnant simplement quelques instructions pour que je ne mette pas son matériel en l’air. C’est à ce moment que je situerais ma première rencontre avec cet art, le rap, et parmi les groupes que j’ai cités, il y en a un qui me fait un effet particulier, Public Enemy dont les sonorités me rendent fan.
« Dès mon jeune âge, je suis du côté de Zorro et de Robin des Bois. Minot, un oncle m’appelle « Zindien » ! »
Vacances d’été, hip-hop et pizzas
Au mois d’août 1991, il y a ce groupe, Cool et Sans Reproche, qui vient installer un atelier hip-hop à côté de chez moi. Ils viennent du quartier Pasteur, sont issus du break et font alors pas mal de scènes, or ils se tournent très tôt vers la transmission et saisissent l’opportunité de partager leur amour et leur connaissance de cette culture. Ce sont les vacances d’été et ils font cet atelier dans une école, l’école du Bois de Boulogne – un nom marrant pour les Parisiens ! Ils proposent de la danse, du deejaying, de l’écriture rap et finalement une présentation de la culture hip-hop. J’y vais avant tout parce que les copains y vont, mais pour ma part je n’ai pas plus d’ambition que ça quant à faire du rap. J’essaie la danse lors de ces ateliers, je suis nul à chier ! Le deejaying ? On me fait très vite arrêter avant que je ne pète tous les saphirs… Il me reste donc l’écriture vers laquelle on me dirige. À la cité, comme dans tous les coins populaires je dirais, nous avons toujours eu de la gouaille et un certain attrait pour le maniement du verbe, à travers les vannes particulièrement. Dans ces fameux moments où on se fout de la gueule les uns des autres en disant « pas les mères, pas les vêtements », il se trouve que je me débrouille pas mal. J’ai ma petite réputation dans le domaine ce qui m’a d’ailleurs déjà valu de me faire tabasser par les plus grands. J’aime bien ce qui se passe durant cet atelier d’écriture, le fait de se rassembler, de réunir nos idées, de mettre un certain panache et un peu d’humour dans des textes. Je me prends au jeu à fond. Il y a mes potes et ça m’occupe, c’est le début de quelque chose.
Peu après cet été 1991, cinq potes et moi-même créons un groupe : IDEM. Il se compose de DJ Fayce aux platines, de deux danseurs qui s’appellent Ti Bwig et Just D, et de mon pote Manu aka Bib M et moi-même qui rappons. Nous faisons des maquettes mais surtout beaucoup de scènes. La première fois que notre groupe se produit sur scène, c’est dans l’enceinte du cinéma La Coupole (sur la commune de La Gaude) à l’initiative de Mme Sardet une femme vachement en avance sur son temps puisqu’elle offre une tribune à un groupe tout jeune, inexpérimenté, dans un genre musical lui-même à ses débuts dans la région. Au moment du catering, elle nous demande ce que nous voulons comme pizza, sauf que nous, nous sommes déjà cinq dans le groupe puis trois potes qui nous accompagnent, alors se lance un gros brainstorming et quand elle revient au bout de dix minutes nous ne sommes toujours pas capables de lui répondre. Il y en a qui mangent du porc, d’autres non, untel qui n’aime pas un ingrédient, etc. En bref, elle demande finalement en quoi c’est si dur que ça de choisir huit pizzas, et là, nous hallucinons car il ne nous avait pas traversé l’esprit que c’était une pizza chacun ! Rien que ça, c’est une fête en soi ! Être payé une pizza entière pour chanter ? Incroyable !
En dehors d’IDEM, il y a toute une arborescence de groupes dans la lignée de Cool et Sans Reproche, les précurseurs. Il y en a une flopée dans le coin, avec des destinées plus ou moins longues. En ville, il y a un magasin historique de distribution musicale, Hit Import. On y trouve des vinyles, des cassettes et tous les types de supports audio possibles. La boutique est plutôt orientée rock mais les rappeurs peuvent y déposer leurs cassettes, et ne se privent pas de le faire. Le rap arrivant après le rock, les disquaires comme les ingés son de Nice au début des années 1990 ne sont pas encore sensibles à notre musique, ils sont tous issus de la culture rock. Quand dans un studio nous demandons à « mettre le beat en avant » ou à régler la basse ou la caisse claire, ils ne comprennent absolument pas de quoi nous parlons. De la même façon qu’avoir une pizza avant un concert, cela m’émerveille d’arriver en terre inconnue avec le rap. Lors de mes premières sorties en boîte de nuit, à l’aube de ma majorité, il faut quasiment menacer le DJ pour entendre un son de rap. Nous sommes des ovnis y compris avec notre style vestimentaire, et je crois que ça me plaît. Pour autant, nous avons des espaces d’expression, il y a des spots pour les graffeurs ou les danseurs, il y a des fanzines qui essaient de relayer l’actualité de la culture et comme dans tous les bastions du hip-hop, les intéressés trouvent des lieux pour se rencontrer, échanger, performer. Enfin, nous avons très vite cette démarche d’aller rencontrer les patrons, les tenanciers de bars ou de salles pour essayer de nous produire, ce côté invisible au public, nous le développons rapidement, même si la scène locale est confidentielle. Nous sommes les précurseurs. Pour prendre mon cas personnel, avant que je ne rappe, personne ne le faisait aux Moulins, je n’ai aucun ainé pour me conseiller au quartier. D’autres pratiquent déjà ailleurs dans la ville et dans la région, mais pas aux Moulins, où je suis un des pionniers du rap. Le quartier a donné beaucoup de danseurs, que ce soit dans le hip-hop, la new-jack, le R&B, le zouk ou autre, mais pas de rappeurs. IDEM est la première formation du genre.
« Cela m’émerveille d’arriver en terre inconnue avec le rap, nous sommes des ovnis et je crois que ça me plaît. »
Les premières maquettes
La chance que nous avons, c’est qu’avec Les Cool et Sans Reproche, nous développons plus qu’un esprit de confiance, cela relève de la fraternité. Dans ce contexte, DB King nous laisse les clefs de son appartement sans problème. Nous avons le droit d’utiliser leur matos et pourrons ramener le nôtre plus tard. C’est chez lui que nous composons, Fayce utilisant le S 2000 sur place, puis nous écrivons également ici et en profitons pour répéter. Ensuite, pour figer tout ça en enregistrements, il nous faut chercher des studios aux tarifs abordables et essayer d’inscrire sur bandes ce que nous avons préparé. Ma toute première démo, je l’enregistre en 1995 sur un multipiste à cassette, et ça se rapproche du théâtre parce qu’il est impossible de faire de raccords donc il faut arriver vite à la meilleure prise. À la première erreur, il faut tout reprendre depuis le début. C’est épique, mais c’est ce qui crée en moi la culture du one-shot. Poser d’une traite, ce n’est pas un exercice narcissique ou démonstratif, c’est avant tout lié à une contrainte technique. Cette première démo sort en cassette, et une deuxième suit l’année suivante, en 1996. En soi, c’est amusant d’entendre les préoccupations d’adolescents qui essaient de rapper, mais c’est inaudible ! (Rires) Ce n’est pas super sérieux, nous vendons quelques exemplaires aux collègues, c’est cool, je m’achète un survet’ Tacchini et voilà. Ce qui est important, c’est surtout que cela nous donne de la confiance et l’envie de continuer.
Quand nous commençons à composer avec Fayce chez DB King, nous avons une vraie vinylothèque à notre disposition, celle de DJ Akim, puisse Dieu avoir son âme. Il y a du funk, de la samba brésilienne, de la musique classique, du rock, vraiment de tous les styles et parmi ces disques il y a des trucs complètement dingues. Pendant que Fayce compose, nous faisons du digging et passons notre temps à chercher des sons, c’est de la folie. Alors très vite, nous comprenons que le rap est un métis, une musique hybride. C’est un amoncellement de sons divers, c’est l’histoire des doubles platines et plus tard de l’échantillonneur qui permettent le mélange des codes musicaux. Nous comprenons donc très tôt que les sonorités de ce que l’on appelle « le rap » proviennent d’autres musiques et c’est pourquoi je ne cesse de m’ouvrir à des styles variés. En vérité, il n’y a que la bonne musique et l’autre. La classification, les étiquettes, les noms, c’est pour arranger le disquaire qui doit ranger ses étals. Moi, je peux écouter Montserrat Caballé comme un morceau de Pink Floyd, comme une musique de film de Danny Elfman ou de Lalo Schifrin puis un morceau de Gilberto Gil.

Cool & Sans Reproche featuring Idem : Le plan
Le groupe IDEM accompagne Cool et Sans Reproche pendant un petit moment en tournées, mais c’est une période où je suis un peu dans les études après mon bac en essayant de faire un DEUG en langue étrangère appliquée, que j’abandonne à la fin du premier semestre. Fayce et Manu partent eux en Autriche, en Suisse, en Allemagne avec les Cool, et très tôt ils ont cette expérience de la tournée qui nous permet de proposer des différences entre l’œuvre figée et l’œuvre jouée face au public. Grâce à ce partage avec Cool et Sans Reproche, nous pouvons prendre du recul sur notre musique et vite comprendre l’écart de perception entre notre esprit à la création d’un morceau et celui de l’auditeur. La mise en adéquation des deux est subtile, c’est quelque chose de très technique à quoi nous sommes éveillés très rapidement.
Quand je m’inscris en LEA, je dois suivre des cours d’anglais, mais j’ai un rapport paradoxal avec cette langue, en tant qu’auditeur de rap américain. Je comprends l’anglais écrit, mais l’oral est plus compliqué et je pense que ça a une importance dans ma manière d’écrire et dans la musique que je propose. Mon ouïe doit avoir une sorte de distorsion et mes cordes vocales sont incapables de réinterpréter ce que mes oreilles entendent. Tout ça pour dire que comprendre l’anglais nécessite pour moi d’activer un mode et demande une concentration particulière, donc l’énergie que je prends du rap anglophone n’est pas forcément liée à une compréhension littérale. Les anciens de mon quartier qui écoutaient du funk, quand on leur demandait qui chantait, étaient incapables de citer le nom du groupe et ils ne savaient pas du tout de quoi ça parlait. À leur instar, mes pérégrinations dans la musique prennent leur source dans le flow et dans l’interprétation personnelle, l’énergie ressentie, plus que dans le texte en lui-même. C’est donc cela que je continuerai de chercher dans le rap américain pendant longtemps et j’ai même envie de dire qu’il existe des textes dont je crains de briser la magie si je m’attache trop à leur sens. Jusqu’à aujourd’hui, les interpréter en yaourt me convient.
« Nous comprenons très tôt que les sonorités de ce que l’on appelle « le rap » proviennent d’autres musiques et c’est pourquoi je ne cesse de m’ouvrir à des styles variés. »
ASUIVRE…
Au sein d’IDEM, Fayce et moi développons des affinités. Nous sommes liés par un humour qui nous est propre, nous jouons beaucoup au basket ensemble, et nous ressentons une cohésion particulière. Nous consacrons tous les deux beaucoup de temps à la musique et partageons la même énergie, si bien qu’assez naturellement, nous devenons ASUIVRE…. Il n’y a ni exclusion ni rupture amicale, mais la formation IDEM évolue ainsi. Au vu de notre curiosité culturelle, de notre gourmandise pour la musique et de l’envie que nous y mettons, Fayce et moi réalisons que nous avons envie de proposer beaucoup de choses, les unes après les autres. Les propositions se suivront et de la même façon que c’est à la fin du bal que l’on paie les musiciens, c’est à la fin de notre carrière que nous serons estimés. Ainsi prenons nous le nom ASUIVRE…, comme une promesse.
Notre première mixtape Le Produit sort en 1999, intégralement produite par Fayce sur ce bon vieil Akai S2000. On retrouve nos potes d’Atletico sur deux titres, le crew du moment. Nous sommes super enthousiastes, deux mercenaires à la recherche de scènes et de toutes les opportunités au niveau local et régional. Nous commençons aussi à avoir quelques contacts sur Paris alors nous y allons régulièrement pour travailler avec des groupes. Il y a une vraie détermination dans notre démarche et j’ai en permanence une vingtaine de textes que je connais sur le bout des doigts, prêts à être propulsés à tout moment à qui veut les entendre.
À la fin des années 1990, il y a très peu de public pour nous dans le 06, en dehors des potes et de quelques passionnés de la ville et ses alentours. Cela ne nous décourage pas, nous aimons ce que nous faisons alors nous insistons, nous croyons en nous. Très vite, nous avons cette vision : il faut développer la scène locale et rencontrer un public niçois. C’est une vraie volonté, peut-être naïve, mais cela nous tient à cœur d’avoir une assise locale et de façonner notre identité propre au 06. Nos bases existent, nous devons nous appuyer dessus, insister sur notre argot, parler de nos spécificités, développer un rap local en somme.
L’autarcie oblige à se créer une identité propre, c’est quelque chose que je trouve assez magique et qui dans l’histoire du rap existe au moins depuis le clash ayant opposé KRS One venant du Bronx à Marley Marl et MC Shan du Queens. Noreaga explique avoir grandi dans une période où on avait une certaine réticence à dire que l’on venait du Queens en lâchant un couplet. Lui et ceux de sa génération vivaient dans l’ombre d’un clash qui a longtemps interdit au Queens de rayonner. Pourtant, la suite a été Mobb Deep, Nas, et tout ce qui s’ensuit dans un des plus grands projects des États-Unis. En éliminant dès le début le général principal de cette école, KRS-One a finalement formé une école qui a appris à serpenter, à travailler dans l’ombre et à insister sur une façon propre de proposer les choses.
Toujours dans la démarche ASUIVRE…, nous sortons deux projets qui s’intitulent simplement 1 et 2 en 2001 et 2002. Ils se vendent de façon assez confidentielle, de la main à la main, à la FNAC locale, dans quelques points de distribution chez nous, à Clignancourt aussi. Nous avons une petite clientèle à force de bosser et les disques trouvent leur public. Même si celui-ci est restreint, il est satisfait et les deux projets traversent plutôt bien le temps. Ce sont deux albums, nous les travaillons sérieusement en cherchant à leur donner une cohésion. Sur 2, nous invitons Kayna Samet qui joue avec Éternel Sarrazin, un groupe de l’Ariane, un quartier de Nice. Ce sont prétendument nos frères ennemis mais nous, à travers le hip-hop, les festivals, les concerts, nous faisons sauter ces barrières. Quand nous avons ce titre « Vision », nous pensons naturellement à elle et à son grain de voix inimitable. Elle a beaucoup de talent, à l’époque elle rappe et elle le fait très bien, elle brûle les micros ! Alors quand elle se met à chanter ça nous surprend, c’est une corde très solide de plus à sa harpe (sic).
« C’est une vraie volonté de façonner notre identité propre au 06, insister sur notre argot, parler de nos spécificités, développer un rap local. »
D’En Bas Fondation
J’ai du mal à mettre des dates sur la naissance de certaines choses, comme celle de D’En Bas Fondation, le label créé par Barry et Veust, ça remonte à si loin. Il y a des graffeurs dans notre équipe, et ce sont des gens qui, dès qu’ils ont un stylo en main ont tendance à noircir les pages de toutes sortes de trucs, des dessins, des tags, des graffs, et c’est l’un d’eux qui a fait le logo DBF avec ce diamant. Je le vois depuis des temps immémoriaux. Impossible de dire quand. Ce qui est sûr, c’est qu’en dehors de la musique, dans les années 1990, nous faisons du foot et du basket et nous nous retrouvons à traîner sur tous les terrains et à fréquenter les Antibois que sont Barry, Veust, Zeyef, Le Fléau ou encore les graffeurs de Street Experience… Tout ce creuset se rencontre autour des terrains de sport et partage la passion du rap. C’est le début d’une histoire fraternelle, quelque chose de très familial avec finalement un même organisme bicéphale composé d’une antenne à Nice (autour de l’Atletico) et une antenne à Antibes : DBF. Nous nous voyons tout le temps, nous rions et chillons autour de barbecues, nous développons une vie commune en somme.

Atletico « Freestyle Ma Zone »
Nous sommes de vrais mecs du Sud, avec une mentalité méridionale par laquelle chacun de nos mouvements a une dimension familiale. Nous aimons prendre le temps ; une rencontre c’est un moment passé ensemble, c’est un café ou une pissaladière que l’on partage, ce sont des nouvelles de la famille, et après le reste vient. Ainsi, quand au cours de nos déplacements à Paris ou à Marseille nous croisons d’autres artistes, ça ne s’arrête jamais à une collaboration musicale, il y a une part importante d’humain. Dès lors, un respect mutuel s’instaure et les Parisiens comme les Marseillais nous reçoivent bien, nous donnent de la force et acceptent notre proposition. Quant à nous, même si notre identité est marquée et que nous insistons dessus, nous avons énormément de respect pour les autres scènes, les autres écoles. Nous savons quel travail c’est de faire un morceau ou un album, il y a du monde derrière et beaucoup d’espoirs, du temps, des sacrifices. Dès lors, savoir si nous aimons ou pas est secondaire, il faut respecter l’abnégation. C’est un rêve collectif qui est souvent porté par une voix et je sais trop les implications que ça peut représenter pour dénigrer qui que ce soit.
Dans les années 2000, par le biais de MySpace, je fais la rencontre d’un beatmaker très important dans mon parcours : Dope. Il est originaire de Milan et appartient à un collectif qui s’appelle Hit Street. Leur travail consiste principalement à faire du remix et de la production et la structure se développe entre la Jamaïque, les États-Unis et l’Italie, mais souhaite également s’implanter en France. Dans ce contexte, nous organisons une rencontre et ça matche bien entre eux et moi, alors Dope et son binôme se retrouvent à produire quelques titres de ma première mixtape en solo Gak Pera Merde Nice. Celle-ci sort en 2005 et ma démarche, certainement naïve, est toujours la même : proposer quelque chose pour le plus grand nombre. Les ambitions nationales, je les avais en 1995, je les ai 10 ans après. Cela ne veut pas dire que le monde réel est en adéquation avec ma volonté, mes projets ou mes espoirs. Sur la mixtape il y a ce titre, « Paris j’arrive » qui présente un peu le topo sur un ton humoristique. DJ Fayce a l’habitude de dire qu’on monte à Paris à pied, et qu’on aura donc des grosses jambes bien solides quand on arrivera, autrement dit qu’on sera bien structurés C’est un peu ça le rapport à Paris, c’est la capitale du pays et c’est aussi le centre depuis lequel s’est propagée cette culture en France ‑sans nier l’existence de foyers ici et là. Les précurseurs étaient là-haut, donc c’est à Paris que l’on a envie de briller, d’être reconnu par ses pairs. De toute façon, même notre scène locale nous le fait comprendre : il faut être reconnu à Paris pour prendre le titre chez soi, nul n’est prophète en son pays.
Autour de la sortie de Gak Pera Merde Nice, Dope et son acolyte se séparent et alors que le premier commence à produire seul, nous poursuivons notre travail ensemble. De par mes liens avec Dope, je me retrouve à connecter avec les Jamaïcains Al Poncho et Barington Levy. De nouveau, ce sont des liens humains qui se créent, on en revient au côté méridional, au partage. Ce que d’autres appelleraient un réseau, chez nous ce sont des liens. Nous faisons quelques dates à Milan, des trucs pour Armani, pour Nike, c’est une période assez cool.
Quand DBF sort Sud Est Sale en 2007, le collectif vit déjà depuis un moment et a une existence scénique. Nous passons aussi beaucoup de temps en studio, en revanche nous figeons très peu ce que nous faisons. Pour nous, nous existons, pour le 06 également, mais c’est vrai qu’en dehors du département, le public ignore probablement D’En Bas Fondation. Pourtant, ce creuset est composé de gens ultra talentueux : Veust, Millionaire, Infinit’ et chacun des membres de l’équipe… ils sont tous extrêmement qualifiés, avec des propositions diverses et variées et en même temps une force de cohésion. Quand Infinit’ arrive, pour moi, c’est directement Sangohan ou Anakin Skywalker, c’est l’élu. Il a l’aura, l’envie, et il travaille. Ce mec n’écrit pas sur papier, il le fait dans sa tête, un pur génie naturel de cet art. Il est trop fort, et en plus, il n’a de cesse de se perfectionner. Enfin, c’est quelqu’un qui a une vision. Il se donne les moyens d’avancer là où il veut aller : travail acharné, passion, rigueur, un monstre.
« Nous sommes de vrais mecs du Sud, avec une mentalité méridionale par laquelle chacun de nos mouvements a une dimension familiale. »
Des dollars en Europe
Veust, qui a toujours de très bonnes relations avec La Cosca depuis l’époque de Napalm et les Musiques inspirées du film Les Rivières Pourpres, nous présente Bouga à Dope et moi. Nous accrochons immédiatement et passons du temps ensemble, et comme nous sommes à la recherche de quelqu’un pour host ma nouvelle mixtape, nous lui proposons naturellement. Il vient du Sud-Est et a l’énergie que nous cherchons, donc Bouga s’impose comme une évidence pour C’est 10$ Khoïa en 2007. La cover de cette mixtape est réalisée par TK, un membre super polyvalent de notre équipe, essentiel à plein de choses, de l’administratif au graphisme en passant par le développement de site web. C’est un personnage de l’ombre incroyable, un graffeur de la première heure. En 1994, pour notre premier concert à La Gaude, il était déjà là, comme membre de l’association qui nous invitait. Nous ne nous sommes jamais lâchés et il se retrouve à réaliser cette cover. Elle s’inscrit dans un esprit à la Benny Hill, le burlesque, le deuxième degré, dans le non respect des proportions. C’est en plein dans la tradition de la culture mixtape américaine. Voilà quelque chose qui m’émerveille toujours dans le hip-hop, c’est cette richesse et la multiplicité des codes en son sein : le graphisme, le slang, un seul mot parfois est porteur de culture, et cela est de plus en plus vrai à mesure que le temps passe.

Gak « Trop cainri pour la France »
Notre capacité à ne pas nous prendre trop au sérieux, dans les visuels, dans les noms de scène, est quelque chose de très important je pense. Je parle en mon nom et ne veux pas impliquer tous mes frères que j’aime, mais je dirais que nous faisons cette musique très sérieusement, sans nous prendre nous-même plus au sérieux que ça. C’est l’esprit de C’est 10$ khoya et plus largement le mien.
Mon fraté Dope est régulièrement consulté pour faire jouer tout un catalogue d’artistes américains en Europe. Au cours de discussions diverses dans lesquelles Dope est impliqué, il est évoqué le fait de lancer une subdivision du label de Whoo Kid en Europe et de pouvoir développer ici des projets. C’est un truc qui est lancé comme ça sur un coin de table au cours d’une discussion puis finalement cela se matérialise. Pourquoi pas après tout ? Nous nous rencontrons à Vicenza, un bled en Italie. Nous discutons du projet Shadyville Europe et tombons d’accord.
Pour Pow Europe, qui paraît en 2010, nous enregistrons quelques titres en France, puis nous prenons la direction des États-Unis pour en faire d’autres. Là-bas, nous rencontrons des légendes comme Lord Tariq ou carrément Nile Rodgers… Incroyable ! Sur place, je vis deux semaines de rêve que nous essayons de documenter à travers une espèce de cahier de route en vidéo, pour partager ce que nous vivons. C’est une expérience de folie, j’apprends beaucoup. Je me retrouve dans une séance de studio nocturne dans le Bronx, en présence de Babs Bunny et d’autres nanas venues enregistrer un titre. Autour, ça joue un peu les coqs de basse-cour et ça se retrouve à se tirer dessus dans le studio à 1h du mat, sans que les flics ne viennent jamais. Un film ! Aux États-Unis, je repense au nombre incalculable de fois où j’ai rêvé d’être là et de vivre ces moments. C’est magique.
Naïvement, j’ai de vraies attentes suite à cette connexion avec Whoo Kid. Je n’ai jamais trop pensé à ce côté promotion de ma musique et de stratégie, je n’ai pas pour habitude de réfléchir à la bonne approche permettant de m’ouvrir des portes dans la presse. En 2010, je me réjouis d’une certaine légitimité que peut me donner le lien avec Whoo Kid, mais… ce n’est pas mon père. C’est cool, ça ouvre certains médias, nous avons des pages de presse et une exposition probablement liée à cet apport de compétences ainsi qu’à l’image et au blase de Whoo Kid mais au final ça donne quoi ? Derrière, il y a Pow Europe 1.5 puis 15 ans de silence. J’arrive à une période de ma vie où je sature sur beaucoup de choses, je fais que de la merde en dehors de la musique. Ça se ressent sur le travail, sur la composition. Je suis en souffrance donc ce que je fais n’est pas bon, mes propositions sont mauvaises. La spontanéité qui me caractérisait depuis le début semble disparaître.
Je n’ai pas de regret mais avec le recul, je me dis que j’aurais dû faire différemment Il y a un aspect du fond de mon identité que je n’ai pas su révéler à l’époque. L’influence de l’extérieur sur les priorités ne doit pas faire perdre de vue l’essentiel. Quand je parle d’essence, cela renvoie à ce que recherchent nos voisins les parfumeurs grassois : aller chercher un truc qui est au cœur de la proposition, qui interroge l’homme, qui fait part de ce qu’on a en soi, dans une démarche de raffinement, de perfectionnement, d’amélioration. C’est à la fois la recherche d’un progrès et d’un esthétisme.
« Je trouve très bien que le rap change, c’est la preuve de sa richesse, de sa vigueur et de sa vitalité. »
Touche Noire
Durant une grosse période, j’écris très peu et je ne rappe plus du tout. Barry me sollicite de temps en temps, Infinit’ et Zmaïl me relancent sans cesse : « Big G, le marché est ouvert, il faut continuer à proposer ! » Mais dans un premier temps, je ne veux rien savoir, je suis passé à autre chose, j’ai des priorités différentes, notamment parce que des événements tragiques m’impactent. Et puis j’ai deux enfants, et suis dans une mission d’éducation. Le rap, je le laisse de côté, je n’ai plus envie d’en faire. Par moment, j’ai l’inspiration mais je ne veux même pas prendre le stylo, je ne veux rien coucher. Cette période est une période de souffrance, de ténèbres, c’est très compliqué.
Cependant, je continue d’écouter de la musique. Le rap français comme américain, j’y suis attentif et je vois qu’il y a une multiplication des propositions dans l’un comme dans l’autre. Mes gosses grandissent donc j’entends aussi ce qu’ils aiment. Je continue à suivre, à découvrir et à apprécier cette musique. Pour faire simple, je ne suis pas dans cette posture « le rap c’était mieux avant. » Par essence, c’est un truc révolutionnaire, il est amené à se révolutionner. En 1994, le rap n’a pas la même tête qu’en 1984. Forcément, en 2004, puis en 2014 et 2024, il évolue sans cesse. On serait bien fous et égoïstes de vouloir que le rap ait toujours la même tête. S’il conserve la même forme, c’est qu’il est mort. Je trouve que c’est très bien que le rap change, et je dirais même qu’il a son rôle de marqueur temporel. De la même façon que les voitures d’une même marque ou que les coupes de cheveux changent à travers les époques, le rap le fait. C’est dans son essence même. Les sonorités, la gueule du rap ont évolué, ertains aspects qui n’auraient pas été imaginés jadis sont apparus aujourd’hui et tant mieux. C’est la preuve de la richesse du rap, de sa vigueur et de sa vitalité. Je m’en réjouis. Le hip-hop n’appartient à personne et heureusement qu’il n’a pas la gueule que je voudrais qu’il ait.
Et puis la question de savoir si tel morceau est du vrai rap ou pas a toujours été dans la tête des gens. J’aime beaucoup ces débats-là parce qu’ils invitent à préciser : qu’est-ce que le vrai, qu’est-ce que le pas vrai ? Dès le début, il y a eu des Kurtis Blow comme il y a eu des KRS-One. Quand le rap est parti du Bronx vers le Queens, il a déjà changé de forme, quand il est parti sur la West Coast il en a eu encore une autre, puis encore une autre dans le South, pareil en Europe, au Sénégal, au Brésil, etc. C’est ça qui est intéressant quand tu es rappeur : que peux-tu proposer ? Que peux-tu apporter ?
Un ensemble de choses m’a finalement donné envie de refaire de la musique. Il y a des rencontres, il y a un changement des vibrations dans ma vie, une nouvelle dimension, une stabilisation des choses, une claire amélioration. Cela s’est traduit par un retour à mes amours et donc au stylo, à l’écriture. Infinit’ et Zmaïl m’ont beaucoup motivé, en tant que jeunes du crew. À un moment donné j’en suis donc arrivé à demander à mes potes producteurs que sont Cody MacFly, Dojo The Plug et Zeyef, de m’envoyer des instrus. J’en ai reçu un nombre incalculable, ce qui m’a fait super chaud au cœur et je pensais d’abord enregistrer quelques freestyles, ici et là, puis très vite j’ai eu une vision, une idée plus large et l’ambition de poser quelque chose. C’est l’apparition dans mon esprit d’une architecture et de tout un discours que je voulais porter : ce sera l’album Touche Noire.
Faire du rap est en quelque sorte un sport, donc reprendre le rap, c’est rencontrer les mêmes problématiques qu’au moment de reprendre le sport. Beaucoup de muscles interviennent dans la pratique du rap, il faut réveiller plein de choses et être conscient que d’autres ne pourront jamais être réveillées. De la même façon qu’on ne joue pas au football à 50 ans comme à 20 ans, je ne rappe plus pareil qu’avant. J’ai gagné en maturité au détriment d’une certaine explosivité, par exemple.
Je dirais aussi que de ma position, je n’ai pas la pression du jeune qui a l’obligation d’être révolutionnaire dans sa musique, son flow, son texte… Il doit dominer la discipline pour s’imposer, moi je peux venir en toute simplicité, comme un pratiquant d’un certain âge qui prend du plaisir. Je suppose que je serais catégorisé comme l’ancien, avec ce que ça porte de positif et de négatif. En marge des grands prix de Formule 1, il y a les défilés et expositions de voitures de collection, et j’ai l’impression d’être dans cette catégorie-là. Je ne suis absolument pas attendu, et je n’ai pas plus d’attentes que ça, si ce n’est celle de proposer. Il y a maintenant toute une ingénierie qui s’est installée pour pouvoir être force de proposition, et ce depuis une quinzaine d’années, si bien qu’il est possible de rendre une musique beaucoup moins confidentielle que lorsque j’ai commencé, donc je ne vais pas me priver de ça. Ma réflexion, ma façon de jouer a changé, mais ma démarche est inchangée : j’ai fait cet album très sérieusement, sans me prendre plus au sérieux que ça.
Je suis vraiment content parce que je pense que Touche noire est mon disque le plus abouti, celui qui me ressemble le plus. Pour la première fois, je suis livré à moi-même, je fais tout de A à Z, c’est-à-dire sélectionner les instrus, chercher le thème, sans concepteur musical pour m’indiquer des suggestions et partager sa vision. J’ai eu l’habitude d’être guidé par mes partenaires comme Fayce ou Dope, et là, pour la première fois, ce n’est pas le cas. C’est d’ailleurs effrayant, au point que j’ai pris Barry et Veust comme consiglieri tout au long de la conception de Touche noire. Ils m’ont gentiment prêté de leur temps et je ne me suis pas privé de leurs conseils.
Pendant l’écriture et la conception de Touche noire, je me suis appuyé sur une espèce d’annexe dans laquelle je notais des idées : « ce serait intéressant de parler de ça », « il faudrait prendre cet angle-là. » Je n’avais pas forcément une grande conscience de ce que ça donnerait, il y a une dimension quantique, quelque chose qui relève de l’intuition. Les auditeurs auront accès à ce carnet de notes ainsi qu’aux textes de l’album, afin de pouvoir les parcourir et qu’ils puissent s’imprégner de ce que dit Touche Noire. Je voulais renouer avec cette tradition que j’ai tant aimé, de feuilleter les livrets des albums, d’en lire attentivement les textes, les crédits ou de voir les photos de leur enregistrement. Dans cette démarche, ce seront une soixante de pages auxquelles les gens auront accès. En amont de Touche noire, j’ai posté une mixtape, Travaux Pratiques, sur Soundcloud, une plateforme qui touche un peu à ce qu’était l’underground que j’ai connu, avec une plus grande liberté de proposition, moins de critères de censure, moins de formatage que sur d’autres plateformes. Même si j’ai, de fait, une démarche mercantile avec Touche noire, il est important pour moi d’avoir une part de l’œuvre qui soit accessible et rappelle un peu le vandalisme, le graffiti, le sample non déclaré.
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