Chronique

Zippo
Zippo contre les robots

2018

« Mec, t’es un robot ». Ainsi Grems clôturait l’un de ses couplets dans un morceau intitulé « Crise Péritel ». C’était en 2006 et l’obsession du média qui devient un moteur à injonctions n’était pas nouvelle. À ce moment-là, la télé-réalité atteignait son rythme de croisière, alimentant la controverse sur le caractère abrutissant des téléviseurs, une énième fois accusés de conditionner les comportements, de définir les normes, les envies et même les avis. Quant à ceux qui s’avachissaient devant le petit écran ? Ils n’étaient pas épargnés : des robots. Certes c’était convenu comme discours en plus d’être quelque peu condescendant, mais ça restait un beau défouloir.

2018. La télévision a beau être devenue haute définition, le paysage médiatique n’est plus tout à fait le même. Le petit écran est supplanté par d’autres, notamment celui d’un petit appareil, originellement connu sous le nom de téléphone. Sa force de frappe ? Être un objet technologiquement polyvalent et nomade. Il permet désormais d’être connecté à Internet, partout et tout le temps. Avec lui, ce qui était censé être un village global est devenu un média total. L’obsession n’est plus d’être informé ou diverti mais d’être connecté à l’information ou au divertissement. Corolaire : une disponibilité quasi permanente de l’utilisateur. Dans le milieu professionnel, on appelle ça « la laisse électronique ». Soudainement, le « mec t’es un robot » prononcé par Grems résonne bien plus fort. Particulièrement dans Zippo contre les robots.

« Complexe de Frankenstein »

Zippo ne déshumanise pourtant pas totalement ses contemporains, même s’il en dresse le portrait-robot. Ici, c’est le tracé en quinze actes d’une espèce en voie de disparition. Son prédateur ? Des chaînes invisibles. L’Humain est devenu wireless. « À chaque fois que des robots naissent, des prolos crèvent » dit le Z. Cinglant. Zippo avait de toute façon prévenu que ce sujet l’obsédait. Depuis longtemps. En 2011, dans son premier véritable titre en solo, il décrivait Internet comme la « nouvelle cathédrale ». La lecture technologique de la civilisation était déjà de mise. Plus explicite encore en 2015, quand il décrivait une cage routinière et domotique. « Avant que tu appartiennes à ton smartphone et ton vélo d’appartement » avertissait-il sur « Le Paradis perdu ». Après la réalité, au tour de l’humain d’être augmenté. Le rappeur du Pakkt fait son complexe de Frankenstein.

C’est ainsi qu’Asimov avait nommé la peur ancestrale des machines, particulièrement des robots qu’il défendait dans ses récits de science-fiction. C’était sa façon de qualifier les technophobes. À y réfléchir, Zippo se rapproche, lui, plus d’un André Franquin. L’œuvre de l’auteur de bande dessinée avait deux faces. D’un côté, il y avait exprimé tout son humanisme en créant Gaston Lagaffe, qui est un inventeur doublé d’un pacifiste. Chez lui, le progrès est synonyme d’altruisme, de fraîcheur, de curiosité, de codes à renverser. En d’autres termes, c’est un technophile branche hippie. Mais Franquin réalisait aussi les Idées noires. Et là, le progrès devient le démon des hommes. Dans ces planches illustrées à l’encre du caveau, Franquin mène les prolétaires à leur propre perte, qui est souvent symbolisée par une mort cynique et absurde dans les bras de la modernité. Avec un trait à la tension funèbre, il montre ce que la marche d’un monde technique et mécanisé procure aux puissants : une philanthropie mégalomaniaque, un écrasement de la lutte des classes et une complicité morbide dans l’entre-soi bourgeois. Ça, c’est le Zippo qui se bat contre les robots. Les lignes un peu rondes, les onomatopées dignes du neuvième art et la candeur dissimulée que Zippo tenait encore du bout des doigts dans ses précédents projets sont belles et bien absentes de ces quinze pistes. Seules les idées noires y subsistent. Et une obsession d’un futur grisâtre, un futur aujourd’hui bel et bien en marche avec la start-up nation dans le rôle des portes de l’enfer.

« Skynet et idées noires »

Une inclinaison qui à la fois s’exprime et se dément jusque dans le tissu instrumental de l’album. Musicalement, ce dernier est tout sauf décroissant. Synthétique et plutôt froid, la production assurée quasi exclusivement par Le PDG lorgne vers des ritournelles du Troisième type. Ainsi le Producteur De Génie avait intitulé son projet instrumental solo il y a deux ans. Des notes midis s’enchevêtrent sur des beats plutôt lents. Des nappes tantôt dignes d’une séquence cloud, tantôt d’une B.O de Carpenter s’étirent sur les dernières pistes d’un disque qui s’oriente vers des refuges interstellaires. Musicalement, Zippo contre les robots est l’occasion d’une mise à jour pour son MC. Rencontre avec des schémas rythmiques trap, voix exceptionnellement (et très habilement) autotunée, globalement plus lent, moins linéaire aussi, le flow du Bûcheron gagne en nonchalance, mais aussi en versatilité. Zippo qui, lorsqu’il fourbissait ses armes avec son groupe ou Scarz, était connu pour ses capacités d’accélération joue ici des contretemps. La lenteur est feinte, il y a encore de longues phases parfaitement condensées sur plusieurs mesures, un peu sur le modèle rythmique qu’a popularisé Nekfeu en France. Sauf qu’ici, l’interprétation emprunte un détachement cynique. Une distanciation qui confère un ton d’observateur au propos tout en renforçant son côté cinglant. Cintré entre un tissu instrumental d’abord 2.0 (genre film d’anticipation) puis galactique (genre space opera), l’album a laissé sur le bas-côté le Zippo boom-bap, ainsi que celui adepte de son quart d’heure « mongol ». À une exception près, le côté humour débile en moins : l’impertinent « Charlie », qui ravira tous les « islamo-gauchistes ».

Quant aux autres, ils apprendront à chaque piste à démentir le côté ennuyeux qui pouvait se cacher derrière cette lutte contre les robots. Avec son titre digne d’un roman jeunesse, son thème mi-Anonymous mi-altermondialiste digne du « nouveau rap conscient » et sa réappropriation de la question posée par Rockin’ Squat en son temps (Le futur, que nous réserve-t-il ?), le disque pouvait promettre une bonne dose de moralisme et de mauvaise pédagogie. Ce serait renier sa capacité d’incarnation. Sa quintessence ? Cette impression que chaque titre de Zippo contre les robots laisse à l’auditeur : celle de ressortir de la lecture ou du visionnage d’une œuvre d’anticipation ou de science-fiction. « Greenwashing », et son matraquage de l’assonance basée sur le mot « vert », met en rayon Soleil Vert dans une boutique Biocop. « La Mer monte » et son refrain autotuné PNLesque inverse le synopsis des Fils de L’Homme. « Le Dernier cri » transpose l’eugénisme et le transhumanisme quelque part entre Bienvenue à Gattaca et The Island. « Hémorragie » voit Le Cauchemar de Darwin traverser les océans. « In Mars we trust » clone des milliers de Matt Damon. Et c’est là la principale force de l’album : tenir un propos sérieux tout en proposant un minimum d’évasion, de réflexion, de projection, de mise en situation, et après tout n’ayons pas peur des mots : de divertissement.

D’un côté terriblement concret, de l’autre magnifiquement mis en scène, avec quinze tableaux qui sont autant d’histoires, réalisées de façon à ce que le scénario du pire puisse être contemplé, tel est donc Zippo contre les robots. Un disque à la fois fataliste mais qui pourtant invoque Sarah Connor, elle qui gravait « No fate » (« pas de destin ») dans cette chasse à l’homme partagée avec un cyborg. De Terminator 2, il reste durant cinquante-cinq minutes la dénonciation d’un système façon Skynet, dont les algorithmes lui confèrent quelque chose de vivant. Bientôt une conscience autonome et malfaisante ? L’album est en tous cas mimétique de cette idée, tant sa tracklist est polymorphe, au point de modeler et remodeler la trame principale du propos en de multiples formes. Une matière pétrie un peu à la manière d’un T-1000 en somme. Quant à Zippo, en plus de s’identifier à Sarah Connor dans son disque, il transpose à l’Homme la loi zéro dont Asimov avait doté ses robots, celle qui annulait le devoir de protéger chaque individu si l’Humanité était en péril. Un mantra répété par le rappeur à chaque jour du dépassement. « Mec, t’es un robot ».

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