Evidence : « Je ne suis pas un story-teller »
Interview

Evidence : « Je ne suis pas un story-teller »

A 33 ans, Michael Perretta est sans conteste l’un des meilleurs représentants du hip-hop « laid back » estampillé L.A. Ce pur produit de Venice Beach trace sans relâche une trajectoire bien singulière. Aussi à l’aise en solitaire qu’entouré de ses Dilated Peoples, le MC/producteur s’apprête à lâcher Cats & Dogs, son troisième solo. A l’occasion d’une mini-tournée européenne qui l’a conduit en juin dernier là dans le XIXème arrondissement de Paris, rencontre avec Mister Slow Flow.

Abcdr Du Son : Les rumeurs vont bon train concernant ton prochain solo, où en es-tu à l’heure actuelle ?

Evidence : Pour l’instant j’ai beaucoup de matière, pas mal de morceaux qui seront à 100% sur le disque final et d’autres pour lesquels je suis moins sûr. C’est un album dans lequel je me suis beaucoup investi et je veux être certain de prendre les meilleures décisions, m’assurer que le puzzle Cats And Dogs corresponde exactement à ce que j’ai en tête. Le premier m’avait demandé toute une vie de travail [NDLR : The Weatherman LP] et je veux éviter de faire comme tous les autres rappeurs qui se précipitent pour sortir le second. Je suis revenu il y a un an et demi avec le Layover EP et maintenant je crois que c’est le bon moment pour [Cats And Dogs]. Je travaille encore dessus pour éviter de me planter mais il faudra aussi que je sois capable de refermer le livre, de me dire qu’il sort demain. Ce n’est pas comme si la Terre allait s’arrêter de tourner après ça, ce ne sera pas mon dernier solo mais juste un nouveau chapitre.

A : Tu as déjà une idée de la date de sortie ?

E : Honnêtement ? Quand je l’aurai vraiment terminé. Je suis chez Rhymesayers maintenant, entouré de personnes incroyables qui sortent un disque uniquement quand l’artiste est capable d’aller le défendre sur scène. Donc indépendamment de la conception artistique c’est aussi là-dessus que je travaille. Je dois m’assurer que tout aille bien dans ma vie personnelle avant de partir loin de chez moi pendant un an ou deux. En prenant ça en compte, je dirais que 75% du travail est fait à l’heure qu’il est.

A : En comparaison avec tes deux précédents disques, est-ce qu’on retrouve également un concept décliné piste après piste sur Cats And Dogs ?

E : Le concept c’est « plus de pluie » [rires] ! Sérieusement ce n’est pas un sequel, ce n’est pas un Weatherman LP part. 2 mais disons que c’est toujours le même réalisateur. Mon premier album était un drame et celui-là ne sera pas une comédie, il devrait beaucoup plaire à ceux qui ont aimé ce que j’ai sorti en solo jusqu’à présent. Ils ne seront pas déboussolés, ça reste vraiment dans la même veine. Le morceau ‘The Cold Weather’, par exemple, était sur le Layover EP alors qu’à la base il devait figurer au tracklisting de Cats And Dogs.

« Ma plus grande satisfaction c’est d’avoir enregistré des titres comme ‘I Still Love You’, ‘Chase The Clouds Away’, ‘A Moment In Time’… des chansons très personnelles que je suis encore incapable de réécouter aujourd’hui. »

A : Qu’est-ce qui t’a inspiré pour les textes cette fois-ci ?

E : La vie. A 33 ans c’est devenu très difficile de continuer à parler de rap dans mes textes. Je préfère partir d’une situation ou d’un événement de ma vie et broder là-dessus. Je ne suis pas ce qu’on pourrait appeler un « story-teller« , quelqu’un comme Slick Rick avec des textes très élaborés par exemple. Je ne suis pas du genre à reparler des mêmes choses encore et encore, j’essaie toujours d’aller de l’avant. Ça fait partie des quelques leçons que j’ai retenu : apprendre à me servir de mon imagination, à me projeter dans le futur, à envisager les chansons un peu comme un journal intime. J’écris comme ça quotidiennement, tout ce qui me passe par la tête, que je me retrouve dans l’avion ou dans un ascenseur. [montrant le bloc-notes de son téléphone] Rien de ce que tu vois là n’est tout à fait fini mais ça peut toujours servir pour la suite.

A : Ça fait maintenant plus de dix ans que tu rappes, comment perçois-tu l’évolution de ton style avec le temps ?

E : [silence]

A : Ta voix a beaucoup changé par exemple…

E : C’est vrai qu’il y a eu un grand changement entre le dernier Dilated et mon premier solo. La différence c’est que maintenant je rappe comme je parle, tout simplement. Quand j’ai commencé avec les Dilated Peoples j’avais quinze ou seize ans, j’étais plus petit, moins « baraqué », ma voix était haut perchée et j’essayais au maximum de la faire sonner grave. C’était toujours moi mais j’essayais juste de baisser d’un ton quand je passais derrière le micro. D’une certaine manière mes enregistrements les plus vieux sont moins sincères, désormais il n’y a plus vraiment de frontière entre Evidence et Michael Perretta.

A : Et plus globalement ?

E : Disons qu’avant la sortie de The Weatherman LP je n’avais aucune expérience en tant qu’artiste solo, j’étais toujours entouré de Rakaa et de Babu, on formait une équipe très soudée. Il m’aura fallu du temps pour grandir et apprendre à nager seul au milieu des requins. Petit à petit je me suis rendu compte que j’étais capable de plus que ce que je pensais : être projeté seul sur le devant de la scène, rapper non stop pendant une heure et demie… Honnêtement je ne pensais pas y arriver, donc ne serait-ce que pour ça mes albums solos sont une bonne expérience. Et plus précisément je crois que ma plus grande satisfaction c’est d’avoir enregistré des titres comme « I Still Love You », « Chase The Clouds Away », « A Moment In Time »… des chansons très personnelles que je suis encore incapable de réécouter aujourd’hui. Elles m’ont poussé à baisser ma garde et à dévoiler mon côté humain, j’ai pu me rendre compte à quel point c’était plus difficile que de jouer les durs derrière le micro.

A : Venons-en à la production. Combien de producteurs ont travaillé avec toi sur Cats and Dogs ?

E : Il est encore trop tôt pour donner une liste exhaustive mais on retrouvera évidemment Alchemist, Babu, Oh No, Jake One, moi-même et un nouveau venu qui s’appelle Rahki, il vient du Minnesota et je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Dj Khalil. Il joue de la batterie dans le groupe qu’ils ont monté ensemble, The New Royales. Donc Khalil sera aussi de la partie même si en ce moment il est très occupé avec Eminem, Dr. Dre et tout le reste. Mon manager m’a conseillé de me pointer chez lui et de ne ressortir qu’une fois le morceau terminé [rires] ! Le résultat s’appelle « Fallin’ Down » et je le trouve incroyable, il a déjà filtré sur Internet mais la qualité audio n’est pas à la hauteur. Il a aussi composé le morceau « They Say » sur lequel on retrouve Fashawn une deuxième fois. Le tracklisting n’est pas encore définitif mais en tout cas j’ai bossé avec beaucoup de personnes à l’heure qu’il est.

A : Tu es toujours très proche d’Alchemist, en quoi t’a-t-il aidé cette fois-ci ?

E : Il m’aide à progresser parce que c’est mon meilleur ami et que j’ai énormément de respect pour lui en tant que producteur. C’est quelqu’un dont l’éthique professionnelle est au-dessus des autres, il est le premier à se mettre au travail et le dernier à se coucher, donc quand tu choisis de bosser avec lui il faut être sûr de pouvoir suivre la cadence [rires]. Logiquement c’est donc lui qui endosse le rôle de producteur exécutif sur Cats And Dogs. Le fait qu’on soit aussi proches aide beaucoup lorsqu’on bosse ensemble, mais ça peut aussi me jouer des tours. Si on m’apprend demain que Just Blaze est prêt à bosser avec moi et qu’au même moment ALC est disponible, je n’hésiterai pas une seconde. Je suis persuadé que les amis font de la meilleure musique ensemble qu’avec des inconnus.

A : D’autant que c’est un producteur qui continue à aller de l’avant depuis plus de dix ans…

E : Bien sûr, et c’est aussi pour ça que je m’inspire beaucoup de lui pour composer, plus que de n’importe quel autre. Ce n’est pas le genre de producteur à se dire « Ok, ils ont aimé mes beats en 2000 ? Alors c’est parti pour en refaire encore et encore« . Il va toujours de l’avant et c’est aux autres de suivre. Pour le meilleur comme pour le pire il continue d’avancer. Parfois c’est magnifique, parfois c’est dégueulasse, peu importe. Il arrive encore à se dire « Voilà, ça c’est mon art, c’est ce que j’ai fait aujourd’hui maintenant voyons voir ce qu’ils en pensent« . A la différence d’autres producteurs il ne cache rien de ce qu’il fait. Que ce soit incroyable ou juste passable, c’est pour toi. Certains font de la musique pour l’argent, d’autre pour les filles, d’autre encore pour la célébrité, je pense que lui continue d’en faire uniquement parce qu’il aime ça. Or c’est de plus en plus rare de croiser des personnes avec cet état d’esprit.

« Alchemist c’est quelqu’un qui ne dort pas, il se repose. »

A : Tu as une anecdote de studio à partager avec nous ?

E : Ça arrive surtout quand on a un sachet rempli d’herbe posé sur la table [rires] ! Mais plus sérieusement, ce que je peux te dire à propos d’Alchemist c’est que c’est quelqu’un qui ne dort pas, il se repose. Dans l’appartement qu’il a au dessus de son studio le lit n’a pas été défait au cours des six derniers mois, il se contente d’enlever une chaussure et de s’allonger sur la couverture. Il ne dort jamais vraiment. Donc ne sois pas surpris si tu descends dans son studio au beau milieu de la nuit et que tu le vois avec une seule chaussure au pied [rires].

A : Tes solos ont aussi été l’occasion de t’affirmer en tant que producteur, comment as-tu envisagé cet aspect des choses sur Cats And Dogs ?

E : Pour ce qui est de la composition au sens strict je m’arrange toujours pour produire un quart de l’album. J’ai dû faire quatre instrus sur The Weatherman LP, trois pour The Layover EP, et pour l’instant j’en ai cinq sur Cats And Dogs. Je ne produis jamais la totalité d’un album, je me concentre sur ma partie et je délègue le reste à quelques-uns des meilleurs producteurs que je connais. Ça c’est pour la partie beatmaker, je suis toujours à la recherche de conseils à propos d’un scratch, d’une caisse claire, de la qualité des vocaux, de la durée de l’intro… Mais pour ce qui est de la production au sens large c’est un peu différent. Au delà du beat il s’agit d’agencer un album entier et ça demande un travail beaucoup plus global. Après avoir étudié le travail de Pete Rock, Dj Premier ou encore Dr. Dre, je me suis complètement lancé pour mes albums solos. Que j’ai  composé le beat ou non je peux dire que j’ai entièrement réalisé The Weatherman LP et The Layover EP.

A : Aujourd’hui tu te considères avant tout comme un rappeur ou un producteur ?

E : Je dirai qu’à 60% je suis avant tout un rappeur. C’est paradoxal parce que je suis venu au hip-hop grâce à un producteur – Quincy Jones III – qui habitait près de chez moi et qui a produit un tas de bons disques de rap et de R&B. Mon premier contact avec cette musique s’est donc fait par son intermédiaire, pas par celui d’un rappeur. J’étais assis dans le studio, je voyais les rappeurs arriver et je les regardais partir après avoir posé. A cette époque j’étais surtout attiré par le rap, c’est ce que je voulais faire, mais QDIII a toujours pris le temps de me montrer ce qu’il faisait une fois que les mecs avaient posé, c’est lui qui m’a initié à la production, bien avant d’autres amis proches comme Dj Muggs, Alchemist, Joey Chavez ou Will.I.Am.

A : Un mot des invités présents sur l’album ?

E : Là encore la liste n’est pas définitive mais je peux déjà annoncer Raekwon, Ras Kass, Alchemist, Rakaa, Fashawn par deux fois et… Peut-être quelques autres encore !

A : Je me souviens d’une apparition de Guru sur le titre « Worst Comes To Worst » des Dilated. Comment as-tu réagi à sa mort ?

E : Je crois que je suis toujours en train de réagir à sa mort. Pourtant je ne le connaissais pas personnellement, disons que j’étais aussi proche de lui qu’un fan puisse l’être d’un artiste. Je me souviens de l’avoir côtoyé dans le cadre du « travail » – aussi bien en tournée qu’en studio – mais je ne le connaissais pas comme un membre de ma famille ni un ami proche. Beaucoup de gens lui doivent énormément parce qu’il fait partie des légendes du hip-hop. Quand tu penses aux groupes qui ont marqué l’histoire de ce mouvement tu penses à Run DMC, EPMD, Tribe Called Quest et… Gang Starr ! En solo ou avec Premier il fait partie des rares à avoir sorti classiques sur classiques. Et à l’heure qu’il est je continue encore à penser à lui.

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