Empty7, mouvements sans partition
Interview

Empty7, mouvements sans partition

Sous la cagoule d’Empty7, un monde sombre et tourmenté voit évoluer un jeune artiste plein d’idées et d’envie. Il vient de sortir son premier album Vision, à l’image de son vécu et de notre époque : trouble.

Photo à la une : Drapeau Noir
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Début 2019, Empty7 met en ligne ses premiers morceaux et visuels. On ne voit pas son visage, il arbore une cagoule pour déployer une esthétique sombre, une énergie pleine de rage et de peine. Même quand ses morceaux prennent la forme de bangers, ils sont de profondes introspections, à l’instar de “Juice”. L’univers du rappeur est pour le moins immersif, ses idées les plus noires sont envoyées en plein dans la gueule d’un auditeur qui se trouve lui même happé dans un tourbillon de sentiments où l’espoir n’a que peu de place. Amertume et solitude accompagnent mélancolie et violence, dans un combat infernal arbitré par quelques psychologues sans moyen. Il n’y a aucune affabulation, aucune spéculation ni voyeurisme dans ces lignes, elles ne coulent que d’une source : la musique d’Empty7.

Jeune et déterminé, l’artiste vient de sortir un premier album, Vision. S’il a été très productif pendant les douze mois précédant la naissance de cet opus, cela lui a permis de mieux savoir vers quoi il voulait aller. Il a expérimenté, réussi, échoué, essayé, travaillé pour produire un ensemble de dix titres censés le représenter fidèlement. Il en résulte un tout homogène et puissant, réalisé en équipe réduite avec une seule vision en tête, celle d’Empty7. Prononcez Empty Sept, Empty Seven, Empty Siete, il laisse le choix à chacun.


Abcdr du Son : Ton album se conclut par un morceau de six minutes de piano, la version instrumentale de ton titre “Anesthésié”, pourquoi ça ?

Empty7 :  Je jouais du piano avant de rapper et j’en joue toujours. J’écoute beaucoup de musique classique, j’en écoutais avant d’écouter du rap, et mettre ce morceau c’était un clin d’œil. D’une part ça me faisait plaisir de me dire que j’avais joué un morceau de musique classique et d’autre part ça faisait plaisir aux gens qui avaient aimé l’instrumental du titre ’“Anesthésié”. Pour moi c’était parfait.

A : C’est donc un morceau que tu as composé et joué toi-même ?

E : Exact, tout le titre est composé, écrit et interprété par moi.

A : Tu as une formation musicale académique ?

E : Mes parents m’avaient inscrit à des cours de piano avec une prof. Cette prof a dit que je n’avais pas besoin de faire de solfège parce que je savais déjà jouer… Je n’ai jamais compris. En fait, je ne sais lire aucune note sauf le do en clé de sol. Le reste, je ne sais pas, je n’y connais rien du tout, à chaque fois que j’ai pris des cours avec des professeurs, c’était à l’oreille : je reproduisais ce qu’ils jouaient sans lire de partition. Si j’en lis une, c’est mémo-technique en fait, j’associe les signes, les images, à des mouvements de mes mains. Tout est instinctif, même quand je joue un classique, du Beethoven par exemple : je ne sais que dalle, je me rappelle de la position de mes mains par rapport à telle note et je laisse couler.

A : Te souviens-tu de ce qui t’a amené au rap ?

E : N’ayant pas de grand frère ou qui que ce soit pour me dire “il faut que t’écoute ceci”, j’ai toujours écouté ce que j’entendais, à la radio, à l’école, des trucs comme ça. Du coup, ma première vraie rencontre avec le rap, c’est au collège vers l’âge de douze ans et avec l’album Mes Repères de La Fouine, sur lequel il y avait “Du ferme”. C’est ma première vraie expérience avec le rap, avant ça j’avais écouté Fifty, Akon, Usher, mais c’était superficiel, je les écoutais par mon entourage, pas par moi-même.

A : Le fait que La Fouine fasse de la musique en français a joué dans ton attrait pour le rap ?

E : Oui, clairement ! J’ai aimé parce que ça me procurait des sentiments nouveaux pour de la musique à texte. Avant ça j’écoutais plus de variété, de trucs pop, joyeux, un peu “bateau”. En entendant La Fouine je découvrais d’autres choses, des problématiques que je connaissais personnellement, ou même d’autres problématiques que je ne connaissais pas. La bicrave par exemple je n’y étais pas confronté à cet âge-là et en l’écoutant je me disais “ah ouais, ça parle de vrais trucs !” Du coup je m’y suis intéressé. Plus tard, c’est le morceau “Veni, Vidi, Vici” sur La Fouine VS Laouni qui m’a donné envie de poser ! Ce son-là, je l’avais trouvé trop bien, en l’entendant j’ai eu envie d’essayer. À ce moment-là, j’étais déjà un peu plus âgé et j’avais creusé les classiques, les Booba, Rohff… Mon bagage était déjà plus fourni. J’ai eu cette envie de partager des sentiments parce qu’eux le faisaient aussi.

A : Tu conçois ta musique comme un exutoire ?

E : Clairement ! Avant le rap, c’était le piano et étant très mélancolique, je jouais des morceaux tristes, je ne jouais pas du rythm’n’blues, du jazz ou quoi. En découvrant le rap, j’ai pu exprimer mon côté énervé et aussi d’autres tristesses qui ne pouvaient pas sortir au piano parce que je ne pouvais pas mettre de mots. Ce côté exutoire existe, je ne pourrais pas dire le contraire, il y a même des choses que je ne dirais peut-être pas en parlant parce qu’elles sont crues, et que je dis en rappant. Elles sont obligées de sortir. C’est important pour moi mais ça peut aussi l’être pour les personnes qui m’écoutent, elles peuvent ressentir certaines choses et être aidées : “ok, je ne suis pas tout seul.”

A : Tu abordes de façon très explicite la question des troubles pyschologiques. Par exemple sur « #Bouhbier1 (Chaque mois) » tu écris : “six psychologues pour un gamin au QI beaucoup trop élevé, vous dites êtres plusieurs dans vos têtes, savez-vous vraiment ce que c’est de tous les entendre hurler ? ” La mise à nue est profonde, violente, comment abordes-tu cette question en faisant de la musique ?

E : Quand je dis des choses comme ça, soit je me souviens d’une mauvaise période, soit je suis en plein dedans. Je pense que c’est comme plein d’artistes d’ailleurs, je ne sais plus qui a dit qu’un artiste devait être triste, sans quoi il n’écrira plus rien. Beaucoup de gens sont d’accord sur ça et moi, sur ce moment, j’étais dans une mauvaise et j’avais besoin d’en parler, parce que les psychologues… Comment dire ? [Il cherche ses mots] Je n’ai pas l’impression qu’ils comprennent toujours, même s’ils ont fait ces études j’ai l’impressions que parfois ils sont un peu à côté de la plaque. C’était une manière d’expliquer mon ras-le-bol après six psychologues. Il y en a eu un septième après, et c’était toujours pareil… J’avais une frustration et je pense avoir réussi à la canaliser par la musique. À partir de ce morceau-là, dans lequel j’ai dit beaucoup trop de trucs en peu de temps, une minute dix je crois, j’ai pu me dire “ouf !” En sortant de la cabine je me suis senti un peu mieux, j’avais vidé mon sac.

A : Est-ce que si tu es amené à faire de la scène, rapper ce genre de textes à nouveau te gênerait ? Dans le sens où ce serait un retour sur des expériences peu joyeuses, ce serait aussi verbaliser à nouveau des choses que tu as déjà extériorisées une fois.

E : Une fois que tu as écrit un morceau comme ça, je pense qu’il faut oser le jouer en public. Pouvoir rencontrer son public, c’est la consécration, et moi beaucoup de gens m’on découvert par ce son et l’ont apprécié car il a fait écho chez eux. Donc non, je n’aurais pas de souci à le faire. Après c’est vrai que si je ne suis pas du tout dans le même mood, ça va être bizarre, mais j’arrive très bien à me remettre dans un état d’esprit. Vu que ce sont des souvenirs, tu te les remémores et ça revient vite… Le faire, il n’y a pas de soucis. Par contre, ce ne sera peut-être pas toujours aussi parlant. Pendant la release party de l’album [annulée suite à la pandémie de Covid-19, NDLR] j’aurais pu le faire sans problème, c’est clairement le mood de l’album, par contre sur un festival en été, je ne sais pas si je l’aurais fait, l’ambiance n’est pas la même.

« Je pense qu’il y a un confort dans la tristesse. »

A : Il existe un adjectif très apprécié des attachés de presse et des journalistes musicaux, un adjectif fourre-tout pour qualifier un artiste : “torturé.” Quel regard portes-tu sur ce terme et sur le fait que certain surjouent cet aspect ?

E : J’ai vraiment l’impression que certains artistes et moi-même d’une certaine façon, nous plaisons à être torturés, à être mal, parce que c’est là-dedans qu’on est confortables. En tout cas c’est mon cas : je sais que je suis beaucoup plus serein quand je ne suis pas bien. C’est ma zone de confort, quand je ne suis pas bien, je le sais, je connais, je n’ai pas de souci à me faire. Cet aspect existe, comme si on ne voulait pas trop se laisser aller mieux, en tout cas chez moi. C’est aussi parce que je pense que l’inspiration vient de là, en n’allant pas bien on écrit de meilleurs morceaux. Ceux qui touchent les gens, ce sont les titres comme “Anesthésié”, pas les morceaux énervés… Donc j’ai le sentiment qu’aller mal, c’est mieux pour notre art. Mais il ne faut pas abuser, “artiste torturé” on le voit partout, mais l’est-il vraiment ? Ou du moins l’est-il toujours ? Peut-être l’artiste n’est plus torturé mais continue de faire ça parce que c’est ce qui marche pour lui, et il a le droit. C’est vrai qu’il y a de l’exagération parfois, pour l’image du personnage. Je ne sais pas si c’est toujours vrai… En tout cas je pense qu’il y a un confort dans cette tristesse.

A : Est-ce qu’éclaircir ta musique fait partie de tes aspirations ?

E : C’est ce que mes proches aimeraient… “Pourquoi tu joues pas un morceau joyeux ? Pourquoi tu ne sors pas ce côté-là de toi ?” Pour le moment, je ne pense pas pouvoir y arriver. Mon moteur c’est ça, une rage, une tristesse, de la mélancolie… Éclaircir ma musique, ce sera très dur si ça doit arriver. Si je n’avais plus d’inspiration dans la tristesse, peut-être que je le ferai, j’essaierai d’autres choses, je changerai le mood, mais ce n’est pas la genre de morceau qui me vient naturellement.

A : Il t’arrive d’aborder frontalement la question de la mort, par exemple sur “Jardin d’Eden” tu parles d’être “malade à la mort”… De quelles expériences puises-tu ce sujet ?

E :Quand j’ai écrit “malade à la mort, malade à la vie” je sortais de la phase dont on parlait tout à l’heure. Il y avait l’envie de disparaître, et c’est vrai que j’en parle beaucoup dans mes morceaux, que ce soit l’envie de suicide ou l’envie de mourir en général… J’avais traversé une grosse période sombre, le morceau a été enregistré en juillet passé, et en 2017, 2018, je pensais à mourir, à disparaître. Ce n’était pas des trucs dans la rue ou quoi que ce soit, pour le coup on revient sur le côté torturé et ce n’est pas bateau de le dire… Ce n’était pas une menace extérieure, la seule menace c’était moi en fait.

A : Le monde extérieur, justement… Tu sembles solitaire, voire misanthrope.

E : Ah oui, totalement ! Je suis très maniaque, je n’aime pas déléguer, je n’y arrive pas, je gère tout. Ça n’aide pas parce qu’il y a un côté sauvage, je ne m’ouvre pas trop mais en plus j’aime être dans ma bulle, dans ma grotte. Je suis mélancolique et partager ça, c’est dur déjà, mais en plus dans la musique je dois être encore plus solitaire sinon j’ai l’impression que ma démarche est moins pure. Si j’en parle, si je demande comment je dois faire ci ou ça, l’art se corrompt et je n’en ai pas envie. Je préfère avoir ma noirceur et que personne ne me dise quoi faire. De toute façon je ne suis pas du genre à vouloir écrire mon morceau avec une personne à côté pour lui rapper ensuite. Je préfère le faire pendant des heures tout seul dans ma voiture ou dans ma chambre sans un bruit, sans que personne n’en sache rien. C’est mieux pour moi.

A  : Pour autant sur la cover de l’album tu n’es pas seul. Qui t’entoure concrètement ?

E : J’ai une équipe qui s’est créée autour de moi au fil du temps. Il y a NM qui est de mon quartier et avec qui on s’est beaucoup rapprochés ces dernières années de par la musique. Ensuite on a été rejoints par Spectre qui est mon ingé son et producteur, ainsi que par son acolyte I.D. On a fait une équipe ensemble. On a été rapprochés par notre passion de la musique. Après, j’ai un entourage hors de la musique, une équipe, mon quartier, ma copine, mes parents, même si eux je les mêle beaucoup moins parce que je parle beaucoup de choses qui ne sont pas joyeuses. Donc je ne suis pas non plus tout seul, mais c’est vrai qu’eux tous sont là pour des trucs extérieurs, quand il s’agit vraiment d’entrer en matière dans la musique c’est plus difficile. Pour le shooting de la cover ce n’était pas compliqué, il fallait que tout le monde soit là, on rigolait, c’était bon délire. Mais dès qu’on entre vraiment dans l’art pur, je ne suis jamais avec quelqu’un.

A : Qu’est-ce qui te permet de décider qu’un morceau est fini alors ? Tu ne te fies qu’à toi, ou tu as quand même quelqu’un qui te dit “là, c’est bon” ?

E : NM et Spectre savent que je fais les choses de façon assez carrée, ils me font confiance. Quand je suis en studio, ils peuvent me dire “ça tu devrais réfléchir à le changer” mais c’est toujours constructif et jamais personne d’autre n’intervient. Ni pour les sons, ni pour les clips. J’ai toujours le contrôle à la fin, je ne suis pas fermé aux avis mais je suis très maniaque comme je disais et il faut que l’avis vienne de quelqu’un qui s’y connaisse un petit peu quand même, sinon je prends en considération mais… pas totalement non plus.

A : Dans ton interprétation au micro mais aussi dans ton attitude face caméra, on perçoit une sorte d’agressivité, pas de l’agression mais du défi, du combat. Est-ce une recherche physique que tu as ?

E : J’ai fait énormément d’arts martiaux, peut-être plus que de piano. Judo, boxe anglaise, boxe thaïlandaise, ju-jitsu brésilien, MMA, j’ai tout fait et ça m’a beaucoup appris à me canaliser parce que je suis quelqu’un de très instinctif, très sanguin. La musique étant cet exutoire, quand je suis dans une phase agressive, je fais des morceaux plus agressifs et je suis moi-même plus agressif dans les visuels. Là-encore c’est dépendant du mood. Ce côté démonstratif existe indéniablement.

A : Pourquoi portes-tu une cagoule, a-t-elle un sens autre que purement esthétique ?

E : Oui, elle a plusieurs sens, dont deux voire trois majeurs. Premièrement je n’ai pas envie qu’on juge ce que je fais par mon visage ou mon apparence. Je pourrais être hyper moche et on pourrait apprécier ma musique, ou être le mec le plus frais de la terre sans qu’on s’en rende compte et on s’en foutrait. Je veux être jugé sur ce que je fais, ce que je produis. J’aime aussi l’idée que quand on ne sait pas qui tu es, tu peux faire ce que tu veux. Si je n’avais pas eu de cagoule, peut-être que je n’aurais pas pu faire un morceau comme “Anesthésié” sur lequel je dis plein de choses, je me livre beaucoup. J’aurais peut-être eu honte, j’aurais eu du mal à le sortir peut-être… Là je me dis que les gens juste écouter ce que j’ai à dire, vont entendre mon message sans juger mon visage, et ça ça me rend plus libre. Ensuite, c’est plus secondaire mais je suis universitaire et avoir une cagoule ça m’arrange pour savoir qu’aucun de mes profs ni des profs avec qui je travaille ne me reconnaît. Ça pourrait me mettre en porte-à-faux.

«  J’aime l’idée que quand on ne sait pas qui tu es, tu peux faire ce que tu veux. »

A : Il y a eu une recrudescence des rappeurs cagoulés ou masqués en France ces dernières années. Il serait absurde de rapprocher deux artistes en raison d’un accessoire, mais il se trouve que ta musique me fait penser à celle d’un autre rappeur à cagoule : Siboy. Est-ce quelqu’un que tu as écouté ?

E : Alors je vais te dire clairement la vérité : Siboy je l’ai tel-le-ment écouté ! [Rires] Laisse tomber ! Vraiment, c’est quelqu’un que j’ai beaucoup écouté, surtout à ces débuts. Je l’écoute encore mais ce qu’il fait maintenant me parle moins. Spécial c’est un projet que j’ai vraiment beaucoup aimé. On m’a rapproché de lui un peu par rapport à la cagoule, et c’est normal, mais surtout parce que lui aussi crie beaucoup, il aborde des trucs assez sombres également et n’en rougit pas, il est serein avec ça. Le rapprochement, je peux le comprendre et ça ne me dérange même pas ! Je ne sais pas si lui m’a influencé mais en tout cas, sa manière d’être à l’aise dans ce qu’il dit même quand c’est vraiment hard, m’a laissé penser qu’il le pouvait parce qu’il était cagoulé. Peut-être que ce n’est pas ça, mais j’ai eu l’impression que la cagoule lui permet d’être plus à l’aise, et aussi d’être serein quand il l’enlève.

A : L’un des écueils avec le streaming est la difficulté d’accéder aux crédits d’un album… Peux-tu revenir sur la partie beatmaking de Vision ? Avec qui as-tu travaillé, comment as-tu procédé ?

E : Alors déjà dans mon équipe, la 121, il y a Spectre qui est ingé son mais aussi beatmaker. Dire qu’il est talentueux est un faible mot, il est vraiment très fort ! J’ai travaillé avec lui sur “Les meilleurs”, “Dallas” et “Vision”, pour “Vision” il y a un switch et il est derrière les deux prods. Avec Spectre tout s’est fait naturellement puisqu’il est de l’équipe, pareil avec Stein qui a produit “Chronomètre”, c’est un proche. Pour les autres, ça s’est souvent passé instinctivement, je reçois beaucoup de prods sur mon mail et sur Instagram et j’ai sélectionné parmi elles. J’ai choisi celles que je trouvais les meilleures, qui me plaisaient le plus. “Jardin d’Eden” est produit par Sighost, un Ukrainien je crois, j’aime beaucoup ce qu’’il fait. “Tu sais”, il me semble que c’est un Américain. [Il s’agit de Prime Got Beats, NDLR] En fait le problème c’est que les beatmakers que tu contactes par internet, tu ne sais même pas d’où ils viennent, tu sais juste leur nom, mais en tout cas ce sont des étrangers que je ne connais pas du tout. Après le reste ce sont des mecs des environs. Par contre tu soulèves un point qui fait chier : j’adore mettre les crédits, dans les clips je mentionne toujours le producteur parce que c’est hyper important, même pour eux. C’est crucial de leur donner cette visibilité, imaginons qu’un son buzze, il buzze certes pour moi mais aussi pour un petit qui galère devant son ordi avec Fruity Loops craqué… Si ça peut donner sa chance à quelqu’un d’autre, tant mieux ! Sur les plateformes, à partir du moment où tu n’es pas dans un gros label, tu ne peux pas mettre leur nom d’artiste, c’est chiant, c’est ce qui me dérange le plus. J’espère qu’un jour j’aurai l’occasion de le faire.

A : Dans ta façon de parler du rap dans ton propre rap, tu insistes sur le fait de ne pas fabuler, de ne parler que de toi et de ton environnement. Sur un passage de ton album, on t’entend dire aussi “j’aime bien tes sons mais toi et moi on sait que tu n’as jamais touché de kalash.” Selon toi, la fiction est elle permise dans le rap ?

E : Je vais te répondre, mais je parle pour moi. De par mes études je comprends que les mots ont une influence, et aussi de par mon expérience : le rap m’a beaucoup influencé, si je n’en avais pas écouté peut-être que je ne serais pas battu à un moment, peut-être que j’aurais réagi différemment à tel ou tel moment. Pour moi le discours peut avoir une influence, une performativité, puisque c’est comme ça que ça s’appelle. Cette performativité-là n’a pas fonctionné que sur moi, d’autres gens disent avoir été influencés. Influencer des gens en mentant… Certes tu n’es pas le père ou la mère de ton auditeur, ta parole n’est pas sainte, mais qu’il le veuille ou non, il peut être influencé. Je pense que la fiction est permise oui, mais à un certain niveau parce que tu peux inciter à la haine sans le vouloir, inciter à un passage à l’acte… Si ce que tu dis n’est pas vrai, tu insinues le doute. Prenons un petit jeune qui écoute un rapper disant qu’il va rafaler quelqu’un qui ne lui a pas rendu ses cinquante euros… Le petit, s’il est dans une phase où il est faible identitairement, il va faire pareil parce qu’il a pris pour référence son rappeur, qui lui n’a peut-être pas fait ça ! On n’a pas un rôle de grand frère, mais on peut avoir une influence donc je pense que oui la fiction est permise, mais il faut se limiter. Ca peut ne jamais arriver, et c’est sûrement ça qui fait vendre mais ce côté-là me fait peur.

A : Quelques namedropping m’ont interpellé dans tes morceaux. Tu parles de regarder des reportages sur Chavez, tu cites Bokassa et tu évoques la mort de Kadhafi. As-tu une fascination pour des personnages comme ça ?

E : Je n’ai pas de fascination pour eux. Concernant Bokassa je dis “capitale symbolique comme Bokassa”, c’est la ressource qu’une personne a en symboles. La majorité des rappeurs maintenant se montrent en bas du bâtiment avec une grosse équipe, des guns, des bécanes, des chiens, ce que tu veux. Il y a cette symbolique : je suis entouré et dominant, la symbolique du mec balaise. Chavez, Kadhafi ou Bokassa, je ne validerai jamais de la vie leur gouvernance, ce que je relève c’est cette image de dominant. Ils auraient pu être de supers rappeurs, ils avaient une gestion d’eux-mêmes et de leur image, la façon dont ils s’habillaient… Bokassa avait un trône, des parures en or, des couronnes, des rubis. C’est du mensonge, j’aime bien la façon dont ils ont pu se foutre de la gueule du peuple en fait. On a vu la fin de Kadhafi, ce n’est pas celle d’un roi, il s’est fait tabassé par tout le monde. L’idée c’est que le capital symbolique, il est là mais ce n’est que du capital, et il peut se perdre, clairement. Je ne suis pas fasciné mais j’aime bien cette gestion d’image.

A : “Vingt clips, dix-mille balles d’investis, presqu’un million de vues en moins d’un an, j’investis sur mon avenir” dis-tu sur un morceau. Tu as vraiment décidé de te lancer corps et âme ? Mises-tu réellement sur la musique aujourd’hui pour avancer ?

E : Ce serait te mentir de dire que ce n’est pas le cas. Je donne tout, tout l’argent que je fais va dans ça, d’ailleurs beaucoup de mes proches me le reprochent. Le risque est que je ne pense qu’à ça et que je me mette dans la merde parce que je n’ai pas d’argent. Donc oui mon plan A est la musique, mais il y a un plan B qui est la carrière universitaire, parce que malheureusement la musique est un business très bancal. On peut le voir en ce moment, le monde du spectacle est bouleversé par l’épidémie de coronavirus, des gens perdent beaucoup d’argent. Aussi, c’est un milieu très sélectif, il y a énormément de nouvelles tête chaque jour, je ne pense pas avoir plus de talent qu’un autre, ça seule la vie nous le dira… Mais j’espère en tout cas pouvoir le faire, c’est un rêve. Des millions d’autres artistes l’ont aussi. J’ai cet objectif, est-ce que je peux l’atteindre ? Il y a en tout cas un plan B.

A : Sais-tu pour qui tu rappes ?

E : Mon public cible ?

A : Non pas forcément, plutôt pour rendre fier qui ? Ou alors ce qui te motive ?

E : Mon moteur ? Je pense qu’il y a beaucoup de choses que j’aimerais dire parce que je ne les ai jamais dites. Je veux aussi réussir comme d’autres, je vois la réussite d’autres et elle me fait envie, j’ai envie de remplir des salles… Je n’ai pas forcément besoin de la réussite d’un Koba la D ou d’un Ninho mais j’aimerais pouvoir vivre de ça. Puis la musique peut aider des gens comme elle m’a aidé, mais clairement je la fais avant tout pour moi, c’est une thérapie.Je ne me suis pas lancé pour buzzer mais pour exorciser des peines… J’ai ai aussi découvert de nouvelles avec les chiffres, les vues, tu découvres que des personnes changent, que d’autres viennent… J’apprends plein de choses. Je le fais pour moi, je le fais pour aider des gens, mais je n’ai pas calculé quoi que ce soit.

A : Quel sens faut-il donner au titre de l’album, Vision au singulier ? C’est ta vision personnelle sur le monde, c’est une espèce de vision sur ce qu’est l’avenir ? Comment l’interprétes-tu ?

E : Ce nom me traînait dans la tête depuis que j’ai commencé. Au tout départ, il m’est venu parce que j’ai adoré le personnage de Vision dans Les Avengers. Ce mot m’a poursuivi depuis et je me suis rendu compte qu’à partir du jour où j’ai commencé, j’ai toujours su ce que je voulais, j’avais cette vision de choses X ou Y qui doivent se passer. Ca ne se passe jamais comme prévu, mais cette vision je l’ai toujours eu : j’ai une idée, je vais la mettre en place et y arriver. Ça va arriver d’une manière ou d’une autre, ça doit se faire. Par exemple le clip “Anesthésié” ne devait pas du tout être comme ça à la base, ça s’est mal passé, le montage a été une galère et on a dû trouver un plan B, mais la vision est quand même là. C’est cette danseuse, ces mecs qui se font monter en l’air, tout ça était là. La vision ce n’est pas prédire l’avenir, mais faire en sorte d’avoir l’avenir que j’avais en tête. Le titre de l’album c’est ça, et c’est aussi par rapport à la vision que les gens peuvent avoir de moi. Beaucoup me voient comme une entité alors qu’en soi je suis humain comme les autres, tu peux me croiser dans le tram ou dans le bus, me voir comme le dernier des shlags pourtant je suis le mec cagoulé. L’idée est d’ouvrir cette vision par rapport à moi, ma musique et mon monde.

« La vision ce n’est pas prédire l’avenir, mais faire en sorte d’avoir l’avenir que j’avais en tête. »

A : C’est un album assez concis, dix titres et l’instrumental final. Pourtant durant les mois qui ont précédé sa sortie tu as livré beaucoup de clips, de sons, de freestyles, qu’est-ce qui t’a poussé à limiter l’album ?

E : J’ai vraiment sorti trop de clips et saoulé les gens, dix-huit clips en un an. C’est trop, j’ai gavé les gens. C’était bien, ça m’a permis d’avoir un peu d’exposition sur le court terme mais si je faisais pareil avec l’album, j’aurais trop gavé. Dix titres, moins de quarante minutes c’est bien. Je ne pense pas que tu écoutes un album de dix-huit titres, et moi j’aimerais que si tu commences cet album-là, tu le finisses. Savoir que tu as écouté l’album d’une traite et ressenti ce qu’on a voulu dire, je crois que c’est l’accomplissement pour un artiste. Là, c’est presque une année de ma vie condensée en dix titres, et c’est déjà beaucoup : tu passes de la haine à la tristesse à la colère à la joie à la mélancolie. Il y a l’amour, les peines de coeur tout ça, c’est beaucoup. Faire trop de titres, je pense que ça ne sert à rien, il faut privilégier la qualité à la quantité. Là j’ai un autre projet qui est pratiquement prêt, mais je ne le sors pas direct, il faut laisser mariner, être patient. Dix titres c’est un bon compromis, ni trop ni trop peu.

A : Oui ce n’est pas un EP non plus…

E : Clairement dans la manière dont on a travaillé, ce n’est pas un EP. En heures cumulées Spectre a dû passer trois semaines ou trois semaines et demi dessus, on ne peut pas appeler ça un EP, c’est vraiment un album.

A : Chaque morceau a-t-il été conçu comme étant destiné à l’album, ou faisait-il partie d’un tout au même titre que les sons en amont, un tout dans lequel tu as pioché pour constituer l’album ?

E : C’est plutôt un tout je pense. Il y a certains titres dès qu’ils ont été enregistrés on s’est dit “ok c’est pour l’album” parce qu’’ils allaient dans cette vibe-là, mais sinon ça fait plutôt partie d’un tout. J’ai enregistré une trentaine de morceaux parmi lesquels j’en ai gardé six ou sept . Quand la sauce avait pris sur quelques clips on s’est dit qu’on était obligés d’envoyer quelque chose et c’est vrai que moi j’enregistre beaucoup et je sélectionne après, selon le fil conducteur qu’on a essayé de suivre pour l’album. Il y a donc eu six ou sept titres de sélectionnés, et en plus de ça il y avait trois morceaux prêts bien avant l’idée d’album et dont on a directement su qu’ils y étaient destinés.

A : À quel moment tu t’es mis en tête l’idée d’album ?

E : L’idée est venue en juillet 2019 quand j’ai enregistré le premier morceau “Jardin d’Eden”. On est allés l’enregistrer sur Paris, chez Blasta et on l’a beaucoup travaillé. Quand il a été fini je me suis dit que je ne pouvais pas l’envoyer avec un petit clip comme un petit single, j’étais obligé d’en faire quelque chose d’autre. Puis en voyant les retours que j’avais sur les morceaux après, j’ai senti que ça commençait gentiment à venir. Ce n’est pas que l’album est la suite logique, mais je ne suis pas partisan du format EP, j’ai un peu l’impression que c’est le fond du panier avant d’envoyer un gros album, je n’aime pas trop. Je préfère fournir quelque chose de qualitatif, et à partir de “Jardin d’Eden” fin juillet, l’idée d’album, c’était bon pour moi.

A : Il se trouve que la sortie de ce premier album coïncide avec le début de la crise sanitaire qui touche l’Europe actuellement… Est-ce que cela te perturbe quant à l’album, dans un aspect purement business ?

E : Déjà statistiquement les streams sont en train de diminuer en général actuellement. On penserait le contraire mais bizarrement ils diminuent beaucoup, on ne sait pas pourquoi. Ensuite malheureusement toutes mes dates ont été annulées. Seule la release party de l’album le 20 mars avait été annoncée mais il y en avait d’autres en avril et en mai et elles ont été annulées. Pour juin, juillet et août on ne sait pas encore… Au niveau du business ça a été le pire coup, ça nous a privés de pas mal de scènes et ça m’a aussi privé de studio. J’avais des feats à travailler je ne peux pas y aller donc c’est beaucoup de coups durs. Après en soi, chaque fois que j’ai un problème comme ça je me rappelle qu’il y a des enfants qui meurent de faim, je me dis qu’il faut relativiser, il n’y a pas trop de souci, ce n’est pas grave. Aussi, j’imagine que les plus grosses têtes doivent vraiment galérer, eux ce sont des Zéniths, des Arena, des milliers de personnes, ça va les rendre fous.J’ai déjà la haine pour deux cent personnes, alors j’imagine pour des milliers… Donc je relativise, mon album est sorti, je suis quand même comme un gosse, j’ai de très bons retours, je ne vais pas me plaindre.

A : Une fois passée cette période critique, rapidement on l’espère, quelle est la suite à prévoir à court et moyen terme ?

E : J’aimerais pouvoir travailler sur les projets de mes gars NM, I.D et Spectre. On est une équipe et on pense qu’on peut vraiment faire de belles choses, donc on va les faire. Pour moi, j’aimerais déjà avoir de nouvelles dates, ce qui est en train de se préparer. Le problème est que les salles sont toutes dans l’indécision, c’est la merde. Et enfin je ne sais pas si un autre projet sortira cette année, mais on n’est pas à l’abri, disons ça comme ça !

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