Chronique

Booba
Trône

Tallac - 2017

« « Car dans la couronne creuse, qui ceint les tempes mortelles d’un roi, la Mort tient sa cour »  »

Shakespeare, Richard II

Le duc a toujours la street en baromètre, sans être un game changer aussi évident à chaque sortie. Si l’homogénéité noire de Nero Nemesis avait plu par son parti pris esthétique radical, Trône a l’hétéroclite des albums des têtes d’affiche de 2017 : l’intro qui plonge violemment dans l’opus avec une production guerrière, brève ; le son club afro-trap avec Niska et un refrain chanté par Sidiki Diabaté – « on salue le drapeau pirate comme à l’armée », qui dépasse en énergie les essais similaires de Lacrim (« Ce soir ne sort pas ») ou Alonzo (« Feu d’artifice ») ; la mélancolie introspective sous auto-tune qui succède aux egotrips bruts et incisifs. En cela, l’album est fort bien agencé. Au milieu, « Magnifique » sert de clé – étymologiquement, le mot désigne la grandeur majestueuse comme la dépense ostentatoire : il convient à la splendeur du sang royal comme à la vulgarité des parvenus.

Chez Machiavel – si bien compris par Tupac – le Prince est celui qui sait atteindre le pouvoir, le garder et, troisième volet souvent oublié de la pensée du philosophe italien : le transmettre. Trône est peut-être l’album où se dessine plus particulièrement l’héritage choisi. Il couronne une année où deux des artistes signés sur son label 92i brillent d’un succès numérique ou d’estime : Damso avec Ipséité et Siboy avec Spécial. Et, d’une manière tout à fait différente, Kalash, exposé sous les pleins feux de la métropole après « Rouge et bleu », présent sur le clip de « DKR ». C’est cette obsession croissante de la transmission qui explique peut-être le thème récurrent du « drapeau », symbole de reconnaissance, de ralliement identitaire. Mais la logique du roi, froid comme la réalité qui l’entoure – et d’ailleurs quelle série, mieux que celle à laquelle le rappeur fait écho sur la pochette, a popularisé la realpolitik – n’aboutit qu’à une mort violente. Kohndo qui a connu Booba à l’époque où, encore danseur, c’est son sens du corps plus que de l’écriture qui marquait, paraphrasait en 2002 les paroles de « On m’a dit » : « ma dernière vision sera un chauve armé d’un gun », sorte de clin d’oeil à son homologue boulonnais du côté obscur. Tout règne est conçu pour mourir : l’ultime épreuve du Prince – ou du duc – est de réussir sa transmission.

« L’ultime épreuve du duc est de réussir sa transmission. »

Alors oui, le hip-hop est son royaume, mais il y a quelque chose de triste à ce règne autotélique : parler du rap en en faisant. Appeler un album « Trône » seulement pour constater : « je règne. »  « Après 0.9 ils ont critiqué mais ont tous saigné l’autotune.» « Maîtrise le game méprise le game depuis des années. » Rien d’autre. La carrière est cellophanée, le cœur aussi, endurcis à force de s’enrouler sur eux-mêmes. Dès lors la frontière est fine entre le tragique et le pathétique. Entre savoir si Trône esquisse un creux plein ou vide de sens. « Sans eux je suis rien », lâche-t-il à la fin de « Petite fille » : demeure l’amour des enfants – autre manière de transmettre. Et le reste des aspirations politiques et existentielles de Booba, qui n’ont jamais eu et n’auront jamais la couleur de l’espoir. Être enterré au Sénégal, voilà tout – à bien des égards Trône rejoue et développe les thèmes plantés dans « Comme une étoile. » La tentation du personnage shakespearien Richard II d’« échanger son vaste royaume contre une petite tombe » affleure derrière des lignes qui clament presque toujours l’inverse. « Tellement loin dans le VIP que j’suis pas confortable. » Le pouvoir est un poids, par l’imminence de sa fin, la solitude et les traîtres qu’il fait naître. Trône parle de pesanteurs. Celle de l’histoire des vaincus et du règne des vainqueurs : le poids des chaînes et celui des médailles. C’est cette profondeur qui fait que l’album tire vers d’incessantes réécoutes.

Le sens est là, voire même le politique. Seulement, le glissement est de plus en plus prononcé du fond à la forme : de morceaux entiers à quelques punchlines subversives éparpillées, le propos central du duc n’est même plus dans les mots, même plus discursif, il réside dans les choix musicaux. Jusqu’à ce qu’il ne dise plus rien. Le choix des feats, des producteurs, Dany Synthé et Twinsmatic en tête. « DKR » est son plus grand tube et réussit l’exploit de faire résonner sur les ondes de France Inter « le cours de ta schnek est en baisse. » Ce sont les morceaux émancipés du copier-coller des tendances états-uniennes, sans être de l’afro-trap, qui constituent l’apport musical de l’album. Seul au sommet, incapable de s’attacher, c’est dans la musique qu’il retrouve un fond d’authenticité : celle de sa double origine, mi-Bleus mi-Lions. Le rap français et les musiques traditionnelles africaines. Voilà pourquoi Trône n’est pas que l’album d’un homme seul dans sa tour d’ivoire : parce qu’il respecte l’Afrique, « ne tue pas l’éléphant ».

Pour le reste, si l’album parle de pesanteurs, l’artiste ne le fait jamais sentir. « À quoi bon se plaindre, c’est pas comme ça qu’on paye ses factures. » Il a cela de fascinant, cette compréhension instinctive, dans sa chair, du rap : ce sens de la justesse corporelle perçue par Kohndo chez un Booba de seize piges. Le rap peut être une blague, un combat, un point d’exclamation, une déclaration d’amour cachée par pudeur sous des couches d’auto-tune – comme si sa voix brute ne pouvait parler de Luna – de la colère et du verbe, l’expression d’une vitalité sans queue ni tête. Qui n’a absolument pas besoin de se justifier.

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2 commentaires

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  • sof,

    « Et leur dernière vision sera un gun et un chauve »

    Ca prend deux secondes de vérifier sur rap genius. Ca en dit long sur l’attention vous accordez au duc ?

    • zo.,

      Cher arroseur arrosé, nous t’avons répondu sur le forum.