BBP, producteur dans la légende
Interview

BBP, producteur dans la légende

De Wati B à PNL, de Vald à Timal, BBP est devenu l’un des producteurs les plus demandés du rap français grâce un style souple mais affirmé.

Photographie : Sandra Gomes

Les apparitions publiques de BBP sont rares. Une photo à distance sur son compte Instagram et une apparition dans un making-of d’un titre de Timal étaient jusqu’ici les seules publications où l’on pouvait identifier son visage. L’homme est si discret qu’il est l’un des rares producteurs contemporains à ne pas avoir de “tag” officiel au début de ses morceaux. BBP est un musicien mystérieux. Son état civil ? Il préfère le garder secret. La signification de son pseudo ? Un reliquat du passé auquel il ne prête pas d’importance aujourd’hui. Restent ces trois lettres, qui jalonnent les crédits des albums de rap français de manière régulière depuis 2016 et ses placements miraculeux sur un disque événement : Dans la légende de PNL. Une renaissance de phénix alors que sa flamme pour la production commençait à vaciller sérieusement.

Le parcours de BBP est singulier et combine plusieurs profils de producteurs apparus lors de cette décennie écoulée. Celui qui part tenter sa chance aux États-Unis, remplis d’idéaux et de convictions. Celui qui devient un musicien de studio aux services des artistes plutôt que son propre nom. Celui qui essaie d’avancer en équipe avec un rappeur en qui il croit. Celui qui suit les grandes lignes épousées par le rap de cette décennie bientôt écoulée. Celui qui trouve une formule gagnante demandée par le tout venant du rap français. BBP a été tout ça à la fois. Et pour ça, il a été un véritable touche-à-tout en termes de productions, des prémices de la “pop urbaine” avec le Wati B deuxième génération au spleen sous nappes et Auto-Tune de PNL en passant par les ambiances ésotériques et nerveuses de Vald.

Mais depuis 2016 et son épiphanie avec les deux frères de Corbeil-Essonnes, à force d’abnégation, BBP s’est imposé comme l’un des grands noms de la production rap français de cette fin de décennie 2010 grâce à un style singulier. Nombreux de ses instrumentaux ont réussi à faire la synthèse des mélodies nerveuses sous arpégiateurs de la trap avec les arrangements en apesanteur du cloud rap, en y apportant une dose de mélancolie par quelques notes de piano en suspension. Des détails personnels parsèment ses productions : ses caisses claires claquantes et sèches, ses notes inversées, sa recherche constante de textures particulières. Surtout BBP a su s’adapter à l’univers de chacun de ses collaborateurs. Méditatif pour Dinos, ensoleillé pour Moha la Squale, et toujours plus élégiaque et en lévitation avec PNL, le son de BBP est, comme il en a conclu pendant cet entretien, liquide : il garde ses propriétés tout en s’adaptant à son récipient.

C’est au studio de Néoloko que BBP nous a donné rendez-vous, un lieu dans lequel il a ses habitudes et où il vient enregistrer certains des morceaux qu’il produit. Loko, ancien d’ATK et de Néochrome propriétaire des lieux, sélectionne les gens avec qui il travaille ; le sérieux de BBP a dû lui plaire. C’est avec cette même application que le jeune producteur raconte aujourd’hui son parcours oscillant, alors qu’il s’apprête à sortir avec Monument d’Alkpote son premier album en tant que réalisateur.

Retrouvez notre playlist « Produit par : BBP » sur Deezer et Spotify.


Abcdr du Son : Où es-tu né, et dans quel contexte familial as-tu grandi ?

BBP : Je suis né à Paris, dans le 11e arrondissement. Rapidement, mes parents ont déménagé en banlieue. J’ai grandi à Auvers-sur-Oise, dans le 95. Mon père jouait de la guitare et écoutait beaucoup de musique. Mais je n’ai jamais fait de conservatoire – j’ai débuté le solfège plus tard, quand j’ai commencé les prods. J’ai dû découvrir le rap quand j’avais 8 ans, j’étais tombé sur un CD de Naughty by Nature. Ça m’avait frappé, je trouvais ça différent. Quand j’étais petit, j’aimais Bach et les musiques du monde. Il n’y a jamais eu de variété française chez moi, je n’écoutais pas de musique à textes. Et un jour, j’ai découvert ça, Naughty by Nature. Les textures étaient différentes, l’énergie était différente, les accords, sans qu’il y en ait beaucoup, sonnaient nouveaux. Ça m’a fasciné.

A : Comment tu expliques le fait qu’il n’y ait pas eu de musique à textes chez toi ?

B : En fait, c’est surtout ma mère qui écoutait des musiques du monde. Mon père écoutait de la musique à textes, mais c’était de l’anglais. Donc je ne comprenais rien. J’aimais certaines choses notamment en jazz, mais généralement ce n’était pas de la musique qui m’attirait.

A : Les débuts à la production arrivent quand ?

B : En 5e ou en 4e, avec un pote, on a commencé à faire de la musique. On a essayé de rapper, mais on a vu que ce n’était pas notre truc, on ne savait pas trop quoi dire. On pensait alors inventer un métier : « on va juste faire ce qu’il y a derrière. » [sourire] Évidemment par la suite on a découvert qu’il y avait des producteurs depuis longtemps. Le père de mon pote était un musicien semi-pro de bluegrass, il avait Soundforge chez lui. Derrière, j’ai acheté le logiciel Cubase. Et donc je faisais des prods depuis le collège, ça m’a fait rencontrer des gens qui rappent, des amitiés se sont formées. Tu progresses comme ça.

A : Directement sur Cubase ?

B : Oui. En sachant qu’à l’époque, les banques de sons étaient moins développées. Il fallait avoir des claviers, c’est là qu’il y avait des bons instruments virtuels. J’ai rencontré par la suite quelqu’un qui a été un genre de mentor – je ne sais pas trop s’il aimerait qu’on parle de lui. Il n’est plus du tout dans la musique. Il avait fait une compilation au début des années 2000, à l’époque où il y en avait énormément. Il m’a montré comment utiliser des claviers, il m’a fait rencontrer du monde. Il m’a fait passer un step. J’étais en 1re ce moment-là. Je faisais mes prods sur un clavier, il fallait brancher des câbles à l’ordinateur pour enregistrer les pistes audio du clavier dans le logiciel pour faire des structures.

A : Tu commences déjà à faire des placements ?

B : C’étaient d’abord des trucs locaux, comme une compilation dont je ne me rappelle plus le nom faite par un grand de Cergy-Saint-Christophe, j’avais placé une prod sur un morceau de Mic Orni, qui était un pote de lycée. C’était au moment où MySpace est apparu : je me suis créé un compte, en lisant un article où Booba racontait qu’il checkait des producteurs là-dessus. Je lui ai envoyé un DM, et il m’a répondu. C’était le premier rappeur qui m’a calculé ! Il m’a envoyé son numéro, j’hallucinais. J’avais 17 ans, et j’avais Booba au téléphone. Je me suis dit « il y a moyen ». Il avait kiffé mes prods sur MySpace. Il m’a transmis une adresse à laquelle envoyer des CDs de prods. Il en a aimé plusieurs, une de mes prods devait être sur 0.9, mais au final ça ne s’est pas fait. Comme rien ne fonctionnait pour moi en France, par orgueil, je me disais « c’est la faute de la France. » J’avais une plus grande sensibilité pour la production américaine.

A : Qui étaient tes modèles de production ?

B : Dès le collège, c’est Timbaland qui m’a le plus frappé. Ce qui m’intéressait dans le rap, c’étaient les textures différentes. Le grain, les ambiances. Il y a eu les Neptunes aussi. Avant, c’étaient des boucles samplées. Quand tu passais à eux, il y avait des textures jamais entendues. Ça m’impressionnait. D’autant que c’étaient des mecs qui créaient des univers avec des artistes. Je voulais trouver un artiste avec qui faire quelque chose de nouveau, développer notre propre univers.

A : Et tu gérais les cours en même temps ?

B : J’ai longtemps été un élève avec des facilités et qui vivait dessus. J’ai eu des bonnes notes assez longtemps, mais au fur et à mesure de moins en moins. Rien ne m’intéressait à part la musique. J’étais sûr que c’était ce dont j’avais envie, mais plus le temps passait, plus la réalité s’est imposée à moi. Au final j’ai commencé à remettre les choses en question quand j’étais en licence. Avant, l’école, je le faisais pour rassurer ma mère. C’était une obligation : si je faisais ça, j’avais la paix pour faire la musique. Ensuite j’ai fait une licence de langues étrangères appliquées anglais-japonais. J’ai continué sur un master mais avec moins de conviction, dans le commerce international, puis un autre en recherche, en histoire des idées. Mais entre temps j’avais vécu un truc à New York, pendant mon premier master.

A : Que s’est-il passé ?

B : Pour ma dernière année, je devais faire un stage à l’étranger. Je m’étais arrangé pour aller à New York, crécher chez le rappeur Bas. J’avais rencontré Ogeehandz, son cousin, sur le tournage d’un clip d’Abass, un rappeur de Pontoise. C’était tourné par une équipe de réalisateurs de Saint-Ouen-l’Aumône que je connaissais. On a sympathisé avec Ogee, il m’a dit qu’un de ses cousins aux États-Unis pouvait placer nos prods. C’était Bas, qui à l’époque n’était pas du tout un rappeur. On a fait des prods, on les a envoyées, le courant passait bien. Bas m’a dit un jour que lui aussi était rappeur et qu’il aurait bien aimé prendre les prods. Donc au final je produis pour lui, et il me dit « ce serait sympa que tu viennes. » Je suis allé passer un premier été dans le Queens pendant deux mois, pendant lequel on a bossé. Entre temps, J. Cole avait signé chez Roc Nation. Le frère de Bas est le manager de J. Cole. Je me suis retrouvé autour d’eux. Le pote d’enfance de Bas, qui est son manager, travaillait dans une société de marketing, et il m’a trouvé un stage là-bas pour faire la fin de mon M2. En fait, on a fait beaucoup de musique. On a récupéré un clavier, on a acheté un ordi ensemble sur Craigslist, on l’a ramené dans une cave du Queens.

A : Tu n’as pas essayé de te placer sur des morceaux de J. Cole ?

B : C’était un espoir secret. [sourire] C’était au moment de l’enregistrement du premier album de J. Cole, Cole World: The Sideline Story. J’ai découvert les studios de ouf dans lesquels il bossait, sur Times Square. J’étais avec lui quand il a reçu les voix de Missy Elliott pour « Nobody’s Perfect ». Drake l’a invité ensuite en tournée sur le Club Paradise Tour : on a fait une date avec eux. Drake avait invité tout le monde : Meek Mill, 2 Chainz, French Montana… C’était ouf ! Et en même temps, je réalisais aussi que je ne placerai pas sur le J. Cole. [rires] Lui, il recevait des prods de Timbaland, de Pharrell, de Jim Jonsin, et il les recalait. À cette époque il voulait tout faire seul. Donc je me suis dit que c’était mort. Une prod comme « Ligne 9 » de Guizmo, je l’avais faite pour J. Cole en réalité.

« Ma période chez Wati B m’a forcé à baisser mon ego et à entrevoir la musique autrement. »

BBP

A : Tu n’avais plus de lien avec la France à ce moment-là ?

B : Si, justement. Mic Orni venait de rencontrer Screetch aux Rap Contenders. [NDLR : Screetch est le créateur de la chaîne YouTube Daymolition] Screetch voulait aller aux Etats-Unis pour filmer des gens, créer du contenu pour Daymolition, mais il n’avait pas de contact là-bas. Donc Mic Orni nous a mis en relation. Ce qu’on s’est dit avec Bas, c’est que s’il tournait un clip pour lui, Bas lui ferait croquer des contacts. Screetch est venu, il a tourné deux clips pour Bas qui ne sont pas sortis au final – mais si tu vas sur Daymolition, tu trouveras un freestyle de Bas pour eux, un des tous premiers. On a sympathisé avec Screetch. On habitait ensemble à Long Island. C’est à ce moment qu’il découvrait Vald, et je lui ai envoyé des prods travaillées dans la cave de Bas qui ont fini sur Cours de rattrapage, comme “Bukkake” et “Encore”. Mais moi, jusque-là, je ne m’intéressais pas trop à la France : je voulais toujours placer aux États-Unis.

A : Qu’est-ce qui a changé ?

B : Il a bien fallu que je rentre en France. Entre-temps ma deuxième année de M2 s’est terminée, et je commençais ma prépa pour l’agrégation. J’ai rencontré Vald, on a sympathisé à mort ensemble. Il voulait lui aussi créer quelque chose de neuf. On a commencé alors à bosser sur les morceaux de ce qui deviendra NQNT. Ça avançait pour lui, il avait été contacté par Tefa. On l’a accompagné avec Screetch pour son premier rendez-vous, et il a signé là-bas, avec Tefa et Mehdi, Merkus. J’étais chaud pour rester avec Vald, mais ils n’étaient pas intéressés par moi. Screetch, lui, était aussi dans le cercle de Wati B. Et à ce moment-là, Dawala cherchait à signer un beatmaker en édition, et Screetch m’en a parlé. D’autant qu’ils allaient signer un groupe, The Shin Sekaï, et Abou Tall et Dadju kiffaient des prods que je leur avais envoyés. Moi, je commençais à faire ma prépa pour mon agrégation, il fallait que je choisisse. Donc j’ai signé là-bas, et évidemment je ne pouvais pas faire les deux en même temps. J’ai arrêté les études, et j’ai alors commencé à bosser avec Vald en même que j’étais signé chez Wati B, qui n’avaient pourtant rien à voir en termes d’univers.

A : Sur cette période de travail avec Vald, entre l’époque Cours de rattrapage et NQNT, on sent qu’il se cherchait musicalement, entre « Autiste »et « Aulnay-sous-Bois ». C’est dû à quoi : des envies différentes qu’il exprime ? Ou ta palette qui est variée ?

B : Il y a plusieurs choses. Déjà, le projet de base de Vald, c’est NQNT, « ni queue ni tête ». On avait la volonté de ne pas s’enfermer dans quelque chose. Vald ne voulait être ni un rappeur conscient, ni un rappeur hardcore, juste faire quelque chose comme ça lui venait, sans entrer dans des cases. Je pensais qu’il fallait que ça se ressente en termes de sons. La cohérence venait de son absence de cohérence. C’était une perspective nouvelle. Après, on bossait à deux, avec Dolor. « Aulnay-sous-Bois », c’est sa prod à la base, et lui était vachement dans le boom bap et les samples. Moi, ce n’était pas mon influence première.

A : Tu t’y retrouvais sur le fait de faire des choses très différentes ? Toi qui cherchais un grain, une identité sonore marquée ?

B : Si tu regardes ma discographie, je crois que je n’ai pas pris ce chemin-là au final, d’avoir une patte et de la proposer aux artistes. Au début c’est ce que je cherchais. Mais quand tu commences à travailler avec plusieurs artistes, tu comprends que tu dois respecter leurs univers. Ou alors tu arrives avec un artiste avec qui tu t’entends tellement bien que vous arrivez à créer votre univers, vous créez un binôme. Mais la plupart du temps, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Tu es un hôte dans l’univers de l’artiste. C’est à toi de choisir : lui faire découvrir des choses qu’il n’a pas encore faites, lui proposer une version 2.0 de son univers, ou disparaître pour lui. La question se pose quand tu veux vivre de la musique. Quand tu commences, tu as beaucoup d’idéaux et de prétentions : « j’ai envie d’avoir mon style ». Quand tu commences à découvrir la musique plus en profondeur, tu comprends qu’inventer quelque chose, c’est quand même très prétentieux. Et puis il y a l’aspect pratique : il y a des beatmakers qui développent une vraie patte, mais peu de rappeurs qui peuvent travailler avec eux, parce que les artistes ont déjà leur propre univers. Et puis il y a le risque que tu te répètes. Ce que j’ai vite su, c’est que je ne voulais pas faire la même chose tous les jours. Faire la même prod à la chaîne, ce serait inconcevable. Donc j’aime faire plein de choses différentes avec d’autres artistes. Utiliser d’autres accords, arranger les morceaux autrement. Mes journées sont plus agréables.

A : Quels souvenirs tu gardes de ta période chez Wati B ? En particulier ton travail avec The Shin Sekaï ?

B : Ce qui était intéressant déjà c’est que je n’ai pas vécu l’explosion de Wati B en France. Screetch m’en a parlé quand j’étais aux États-Unis, de très loin. Mic Orni m’avait parlé de la Sexion d’Assaut à l’époque où c’était pas connu de ouf. Quand je suis revenu en France, pour moi, c’était pas un truc énorme. Quand j’ai entendu « Disque d’or », je retrouvais le son « I’ma Boss » de Meek Mill que j’ai écouté tout l’été aux States ! Mais je me suis très vite rendu compte que c’était gigantesque.

A : « Disque d’or », c’est déjà L’Apogée. Tu passes à côté de L’École des points vitaux ?

B : De ouf ! « Désolé », je l’avais entendu, mais je n’avais pas réalisé que c’était aussi gros que ça. D’autant que quand je suis rentré, j’étais encore dans mes études, donc je n’étais pas aussi au fait de tout ce qui se faisait. C’est quand la perspective avec Wati B s’est dessinée que je me suis intéressé au truc, et je me suis rendu compte que c’était énorme. Donc j’ai commencé à bosser pour The Shin Sekaï, mais je n’avais pas alors l’esprit aussi pratique qu’aujourd’hui. Ce qui comptait pour moi, c’était mon côté artistique avec Vald. L’opportunité professionnelle était pourtant chez eux, donc j’y suis allé en me disant que j’allais trouver ma place. Musicalement, c’était pas du tout le même projet que moi. Donc honnêtement, la première année je n’ai pas fait pas tant de choses que ça, dont trois titres sur le deuxième album de The Shin Sekaï. Et en même temps c’était un exercice pour moi : les prods que je faisais n’étaient pas du tout pensées pour eux. Wati B avait opéré une fusion entre le rap et la variété : il n’y avait pas du tout l’ambition de faire des prods de dingues, au sens d’un passionné de la production. Elles devaient être au service de ces mecs qui eux, dessus, font des tubes. Moi, ce n’était pas du tout ma manière de concevoir ma musique à cette époque-là. Wati B, c’était une prépa pour moi : comment apprendre à faire ça alors que ce n’est pas ma touche à la base ? Et puis j’ai beaucoup appris sur l’aspect business.

A : Ça t’a permis de t’affirmer à la négative ? De savoir ce que tu voulais et ne voulais pas faire ?

B : En tout cas, ça m’a fait mûrir humainement, mais aussi artistiquement. C’est bizarre, parce qu’avant de signer chez Wati B, j’avais beaucoup de prétentions artistiques. Sexion d’Assaut ont fait des tubes grâce à leurs personnalités, leur manière de rapper, les refrains de Gims. Aucune personne qui écoutait Wati B disait « les prods sont folles ». Alors que moi j’avais ce côté prétentieux de mépriser ces prods-là. Tu es obligé de te remettre en question : comment expliquer que des prods qui ne sont pas folles marchent ? Ça ne crée rien de fondamentalement neuf, les kits ne sont pas spécialement beaux, mais cette musique attire les gens. Ça m’a forcé à baisser mon ego, et à entrevoir la musique autrement. Je suis devenu plus ouvert. Même si ce n’était plus ma couleur, j’ai essayé de comprendre ça, d’apprendre à le faire.

A : Pendant cette aventure Wati B, il y a des artistes avec lesquels tu accroches particulièrement bien ?

B : Déjà ce qui est marrant, c’est que c’était une période de transition chez Wati B. Quand je suis arrivé, je savais qu’il y avait déjà des histoires entre Dawala et Gims. Je n’ai jamais rencontré Gims en ayant travaillé chez eux. Je ne l’ai jamais vu. Dawala signait plein de nouveaux artistes : les gens de la première génération étaient entre eux, et ceux de la seconde aussi. L’ambiance était particulière, je ne me sentais pas forcément à ma place. Mais après, j’ai beaucoup travaillé avec JR O Chrome et Doomams, on s’entendait bien.

A : Parallèlement, comment ça s’est passé une fois que Vald a signé chez Tefa ?

B : Contrairement à Wati B où j’étais moyennement à l’aise, avec Vald, je faisais des trucs que je kiffe. On a travaillé sur NQNT2, qui est un projet inspiré à la base par C’est arrivé près de chez vous, qu’on regardait un soir avec Vald et Dolor. En une semaine, on a fait un EP autour du film. Le projet n’est pas sorti parce que c’était compliqué de contacter les équipes du film, pour obtenir les autorisations. Merkus n’était pas du tout chaud. Mais la moitié des morceaux allait devenir une partie de NQNT2 : « Urbanisme », « Quiddam », « Taga », produit par Dolor. On était très contents de ce projet, on trouvait qu’il avait sa patte, son délire, qu’il faisait un rap qui ne ressemblait pas à celui des autres.

A : Comment vous travaillez avec Dolor à cette époque ?

B : En fait, avec Vald et Dolor, on se parlait à l’époque quasiment tous les jours. C’était vraiment humain. On faisait nos prods de nos côtés à la base, et ça arrivait qu’on coproduise. C’est vite devenu un pote. Dans sa sensibilité, sa couleur, il y avait une filiation entre nos univers. Au moment où j’ai découvert son travail, lui était beaucoup dans les boucles, des belles mélodies, des sentiments forts.

A : « Selfie », musicalement, c’est pas un pied de nez à tes années Wati B ?

B : Quelque part oui ! Je ne l’aurais jamais faite si je n’avais pas été chez Wati B. Quand je l’ai faite, je ne pensais pas du tout à Vald ! J’imaginais un tube pour un artiste chez eux. Finalement je l’ai envoyé à Vald. On savait qu’on voulait faire le contraire de ce pourquoi cet instru était fait, et je savais qu’il n’y avait que Vald qui pouvait faire ça.

A : C’est aussi à cette époque que tu travailles avec Georgio sur Bleu Noir. Comment ça s’est fait ?

B : On s’est rencontrés en studio avec Diabi, qui était son ingé son, et Flonky Flav, son manager. On a beaucoup échangé en studio, je crois même que Georgio était passé chez moi. Mes prods sur Bleu Noir, c’est une bonne illustration de ce que m’a apporté mon passage chez Wati B. Je n’aurais pas pu faire ces morceaux pour lui si je n’y étais pas passé, mais tout en y apportant ma sensibilité personnelle. À un moment donné, je ne voulais plus utiliser de samples, et voulais composer intégralement ce que je faisais. Ça illustre bien cette période-là. Ce qui m’a mis sur ce chemin, ce sont des envies.

A : Et le début du travail avec Dinos, ça date de cette époque ?

B : C’était du hasard. J’avais vu qu’il cherchait des prods sur Facebook. Axel, qui s’occupait de moi chez Wati B, m’a mis en contact avec Oumar. C’était lors de ma deuxième année chez Wati B, l’avant dernière. On a alors appris à se connaître. Lui, il kiffait J. Cole. Je lui avais envoyé des trucs avec cette couleur. Je sentais qu’on avait la même sensibilité.

A : Pourquoi et comment ça s’est fini avec Wati B ?

B : À la fin de ma deuxième année avec eux, deux ans de prods à temps plein, mes revenus étaient minuscules. Je commençais à avoir un peu chaud. Artistiquement, je n’avais pas des opportunités de ouf. Je n’étais pas super épanoui non plus dans ce que je faisais. En plus, ça se compliquait dans ma relation avec Vald, parce que le management voulait prendre une autre direction, signait de nouveaux beatmakers en édition, et estimait qu’il y avait toujours des choses à « retravailler » sur mes prods. J’étais en mode : « ou je trouve un plan qui me permette de vivre de la musique, ou il va falloir arrêter ». Je faisais de la prod toute la journée, et je ne gagnais pas d’argent. Je cherchais d’autres artistes avec qui travailler, déjà pour me faire plaisir. La dernière année chez Wati B, je me suis dit : « si cette année je ne fais pas quelque chose de décent, j’arrête la prod ». Et c’est là où je découvre PNL.

A : Qu’est-ce ça a changé pour toi ?

B : Quand j’ai entendu « Je vis, je visser », j’ai été bouleversé. J’ai d’abord vu des articles circuler avec « Le Monde ou rien », mais je ne me le suis pas pris pas comme un truc de ouf au début. Par contre, « Je vis, je visser », j’ai trouvé ça incroyable. J’ai senti qu’ils avaient un univers différent. En termes de sensibilité ça me parle à mort. J’ai senti que humainement, on partageait une vision du monde, la même manière de ressentir la musique, et que s’il y avait un artiste avec qui je pouvais travailler un univers, c’était eux. Et en plus, j’ai senti que ça pouvait marcher, qu’ils avaient un potentiel de ouf. Donc pendant six mois, je n’ai fait que des prods pour eux. Il me restait un an chez Wati B, je n’avais pas énormément de demandes en interne de toute façon.

A : T’avais déjà un contact ?

B : Absolument pas. J’ai récupéré une adresse sur leur Facebook. Et j’ai eu une réponse : « celle-là elle est lourde, mais ce sera pour un autre projet. » C’était au moment où ils enregistraient Le Monde chico, et il était visiblement quasiment fini. Mais j’ai vu qu’il y avait une réponse, et surtout, qu’ils écoutaient. Donc là, je n’ai fait que ça. Et au bout de quatre mois j’ai reçu un mail dans lequel on m’a dit « bloque douze prods. » Ok ! [NDLR : mime un air surpris] Ça m’a redonné l’envie de refaire des prods et d’espérer pouvoir en vivre.

A : Pourquoi ça a été autant fondateur pour toi ?

B : [Il réfléchit] Je savais que c’était une musique qui me plaisait, et qu’artistiquement… [il se reprend] Quand tu fais des prods, si tu veux en vivre, tu es dépendant des artistes. Pendant deux ans, il y a des délires que je ne pouvais pas faire, que je ne pouvais pas envoyer à Wati B, parce que j’allais me manger des « non », et que les gens allaient peut-être se dire « il est tuba ». À partir du moment où tu as décidé de faire du beatmaking ton métier, l’artiste conditionne tes possibilités. Si PNL n’avait pas existé, jamais de la vie je n’aurais fait une prod comme « Naha ». Parce que je me serais dit « qui va faire quelque chose avec ça ? » Après, les gens peuvent se dire : « tu fais ça pour te faire plaisir. » Bien sûr. Mais quand tu as passé deux ans à faire 4.000 euros par an, frère, tu es obligé de penser aux débouchées de la prod. Et là, PNL m’a libéré : j’ai vu que c’étaient des mecs qui avaient un univers neuf de fou, et dans lequel il y a de l’espace pour faire des prods qui n’ont jamais été faites. Ça m’a boosté. D’autant que je savais qu’ils allaient dire des choses auxquelles je pourrais m’identifier, humainement. Tout ce que je voulais arrivait, les étoiles alignées comme jamais.

A : Tu t’es redécouvert ?

B : Oui, parce qu’avant je me sentais enfermé. Typiquement chez Wati B, je savais qu’il fallait que je fasse un type de prod. Ce n’était pas forcément ce que j’aimais, mais il fallait apprendre à aimer ce que je faisais, parce que c’était mon métier. Mais là, avec PNL, il y avait la possibilité de faire quelque chose de nouveau, sans refaire ce qu’a déjà fait un Américain. C’était galvanisant. À la base, si on est artistes, c’est pour créer. PNL ouvrait un univers des possibles, avec des BPM que je n’utilisais pas avant, avec des accords que je ne jouais pas pour d’autres, avec des sonorités que d’autres n’auraient pas voulu. Ça m’a permis d’avoir un champ d’expérimentations plus large. Sans chercher un truc en particulier. Mais je savais qu’ils allaient me permettre de faire des choses que je ne pouvais pas faire autrement. Et rien que ça c’est un soulagement. Quand j’écoute « Naha », je n’ai pas l’impression qu’il y a un rappeur sur Terre qui ait déjà fait ça.

A : Qu’est-ce que ces placements sur Dans la légende ont changé pour toi ?

B : Énormément de choses. Déjà, de tout ce que j’ai fait, c’est ce dont j’étais le plus content. Après, il y a eu le succès commercial qui m’a permis de vivre de la musique. Et j’ai été plus sollicité, et bizarrement, plus libre. Parce qu’à partir du moment où t’as fait un truc comme ça, même si tu es à leur service, les artistes ont une plus grande marge d’acceptation de ce que toi tu produis. Ils sont plus ouverts à entendre quelque chose de différent.

A : Est-ce que ce n’est pas un piège aussi ? Qu’ils ne viennent te chercher que pour un truc spécifique ?

B : Si, bien sûr. Mais en même temps, c’est le bon côté d’avoir galéré et travaillé pour autant de gens : je savais que je ne voulais pas m’enfermer dans quelque chose, et que je voulais faire des choses différentes. Si tu viens me voir, c’est pour ma sensibilité et mon expérience, mais pas pour refaire la même chose que j’ai faite pour d’autres.

« PNL, ça me tient à coeur. C’est ma relation artistique la plus profonde. »

BBP

A : Cette période coïncide aussi à la fin de ta collaboration avec Vald, avec tes deux productions sur l’album Agartha.

B : « Si j’arrêtais » et « Totem » dataient déjà de l’après NQNT2. « Si j’arrêtais », je l’aime beaucoup, il y a une bonne alchimie entre l’artiste et la production, je trouve ça puissant. « Totem » n’était pas comme ça à la base, je l’aime moins. Moi qui aime précisément les textures des prods, là, elle a été retaffée alors que j’étais contre. Je trouve que le grain qui donnait de l’âme à la prod a disparu.

A : À partir de 2017, tu deviens vraiment très demandé, entre Hornet la Frappe, Timal, Damso, entre autres. Il y en a une qui a été plus marquante que d’autres ?

B : Toutes ces nouvelles collaborations m’ont plu, de manières différentes. Je n’ai pas rencontré Damso, je lui ai envoyé la prod par mail. C’est quelqu’un dont j’aime beaucoup la musicalité. Pour Hornet, c’est son équipe qui m’a contacté. Ils bossaient avec Daymolition, connaissent Screetch, donc il me parle d’eux, et on est entrés en contact. Ils se démenaient, je trouvais ça très respectable. Je trouve que Hornet a un sens de la mélodie, il rappe, mais chante beaucoup. En tant que beatmaker, ça ouvre des portes, tu sais que l’artiste va pouvoir jouer avec les accords. Ça change ta manière de concevoir les choses. Timal, pareil, c’est via Daymolition, qui l’ont découvert. Et lui c’est encore autre chose, ça me permet d’explorer un autre univers, de faire d’autres types de prods. Plus trap, plus sombre.

A : Entre-temps, ton matériel de production a beaucoup changé ?

B : À un moment j’étais passé sur Reason. J’ai fait disparaître mes claviers, parce que c’était trop contraignant d’avoir du hardware. Et puis aujourd’hui, tous les instruments virtuels ont des sonorités qui sont tout aussi bien, voire mieux. J’ai tout testé en logiciel : Apple Logic, Fruity Loops. Au final, je suis retourné sur Cubase, les versions récentes. C’est celui sur lequel je me sens le plus à l’aise, avec les VST actuels [NDLR : Virtual Studio Technology, gamme d’instruments virtuels]. Un séquenceur, c’est un séquenceur.

A : Justement, puisqu’on est dans cette époque où tous les producteurs travaillent avec ces séquenceurs couplés à des VST, comment on fait pour se démarquer ?

B : Déjà, il y a beaucoup de VST qui te permettent de créer toi-même des textures. Tu peux utiliser ce qu’il y a en stock, mais tu peux aussi créer. Si tu aimes le sound design, tu peux te distinguer. Au-delà de ça… [Il réfléchit] Je pense que ça va être l’architecture de ta prod en elle-même. Ta sensibilité dans le courant qui guide un peu tout le monde. Après, quand tu vois l’offre aujourd’hui dans la musique, être singulier, c’est une prétention un peu vaine. On est dans une ère de production de masse.

A : Pourtant c’est ce à quoi tu aspires, non ?

B : C’est ce que j’essaie de faire, mais il faut être réaliste. Prétendre être singulier aujourd’hui, c’est un peu mégalo je trouve. Quand tu regardes la production qu’il y a, et le mode d’écoute des gens… Moi quand j’étais petit, un album, je vivais deux ans avec. Aujourd’hui, un album sort, un mois après, il est vieux. [Il soupire] Il y a quatre albums qui sortent tous les vendredi ! D’un côté ça nous fait des opportunités en tant que compositeurs, il y a plus de débouchés. Mais en même temps j’ai l’impression que la musique s’épuise beaucoup plus vite. Quand il y a trois mille sons qui sortent dans l’année… les chances que tu as de faire un truc unique sont un peu réduites.

A : C’est mégalo de prétendre être singulier ? Ou n’est-ce pas, au fond, un idéal d’exigence ?

B : L’idéal tu l’as, tu y aspires. Prétendre incarner ton idéal, je pense que c’est là où tu franchis le pas de la mégalomanie. Mais c’est bien d’avoir un idéal qui guide, des valeurs artistiques qui te définissent. Après, ce n’est pas parce que tu fais quelque chose qui n’est pas radical ou incroyablement neuf que ce n’est pas bien ! Toutes les prods que je fais, je les fais du mieux que je peux, en respectant l’artiste, en essayant au maximum de leur donner de l’âme, de la profondeur, et de la singularité dans la mesure du possible.

A : Si moi je te dis que je perçois dans ton travail, en 2017, une texture sonore qui te démarque, ça te paraît juste ? Ta manière d’utiliser des notes à l’envers, par exemple.

B : T’as peut-être raison. J’ai trop la tête dedans pour m’en rendre compte en tout cas. Si les gens reconnaissent, c’est marrant parce que ce n’est pas forcément voulu. Il y a des choses que j’ai pris l’habitude de faire, qui donnent leur couleur à mes prods. Mais je n’ai pas l’impression de les avoir conceptualisées. Ça existe sûrement malgré moi. Quand je le fais, j’ai l’impression que ça doit être fait pour que la prod sonne, se distingue, ne soit pas une redite d’un truc qui a déjà été fait mille fois. Mais je me dis pas que je dois le faire.

A : Pour PNL, au moment de Dans la légende, tu as aussi travaillé sur les arrangements de la trilogie des clips « Naha », « Onizuka » et « Bene ». C’était un défi ?

B : À l’époque où j’étais chez Wati B, ils ont fait un film, dont j’ai fait la musique. C’était ma première expérience de musique à l’image. Ce qui était très différent : quand tu fais une prod, tu le fais en sachant que quelqu’un va poser dessus. Faire de la musique sans que quelqu’un interprète dessus, ça ouvre un autre champs des possibles. Après avoir placé les prods pour PNL, je reçois un mail me disant qu’il va y avoir un clip pour « Naha », et que je dois faire une minute d’intro, avec telle intention. Et puis on me dit qu’il faut finalement que ça fasse 1:30, puis 1:40, une autre partie. Pareil ensuite pour « Onizuka ». Et j’ai dû faire ça sans les images.

A : Ça rend la chose plus compliquée ?

B : Avec les images je peux faire des événements sonores qui matchent ceux du clip. Quand tu es perfectionniste, c’est mieux, mais c’est pas impossible sans, à partir du moment où tu connais l’intention. D’autant que je connais ma prod.

A : Tu fais en fait des variations sur ton propre thème, comme un compositeur de musique de films ?

B : Exactement.

A : C’est devenu régulier en tout cas, entre toi et PNL. Tu l’as refait pour “Deux frères”.

B : [sourire] J’aurais bien voulu avoir un son qui soit juste le clip. Au final toutes mes prods clippées par eux, ce sont des clips de dix minutes. Je pense que c’est juste la couleur de mes prods qui pousse à quelque chose de cinématographique.

A : Est-ce que cet aspect n’est pas encore plus développé pour les productions que tu leur as proposées pour Deux frères ? Je pense à « Autre monde » notamment.

B : Pour cette prod-là, je voulais qu’elle incarne un état. Et la condition, c’est que ce soit aussi lent. Parce que je ne voulais pas quelque chose avec plein de notes. Je l’ai faite à une époque où on entendait beaucoup de prods avec des notes très rapides, des bangers avec des hi-hats très martelés. Je voulais quelque chose qui sorte de ce rythme-là, qui te force à te poser. Je ne voulais pas un truc complexe, mais puissant en même temps.

A : Tu avais ce genre d’atmosphère sur « Naha », mais là c’est développé fois dix.

B : Totalement. Là, le rythme est donné dans les notes de piano. C’est l’idée que j’aime bien dans celle-ci. Elles sont simples, mais touchantes.

A : Tu as des ambitions particulières quand tu sais que tu vas leur envoyer des productions à eux ? Notamment pour un album comme celui-ci qui a pris trois ans ?

B : Oui, surtout que comme tu l’as dit, beaucoup de gens m’ont remarqué avec « Naha » et « Onizuka ». En termes d’attente, c’est un peu relou. [rires] Tu ne peux pas proposer un truc moyen. Mais c’est surtout que PNL, ça me tient à coeur. C’est ma relation artistique la plus profonde. J’ai l’impression que mon univers rentre dans le leur. Ce n’est pas un cas où je me mets au service d’un univers. C’est un des rares moments où on est alignés avec un artiste.

A : Avec Dinos, vous n’avez pas construit quelque chose qui s’en approche ? On a l’impression que tu peux te permettre plus de choses avec lui, qui sortent des bases trap de notre époque.

B : Ce qui est bien avec Dinos, c’est qu’il a un univers assez large. J’ai trouvé qu’Imany était un très bon album parce qu’il y avait des nuances et des ambiances différentes, mais que ça restait un album cohérent. Souvent quand on fait des morceaux ensemble avec Dinos, il vient chez moi, on discute. Je fais des trucs à côté de lui, et quand un truc l’inspire, il m’arrête, et me dit de partir là-dessus. Pour « Quelqu’un de mieux » par exemple, il avait une intention, avec certains accords. Il avait insisté pour que dans les batteries on ait quelque chose de différent… C’est difficile de définir comment on travail avec Dinos, mais il vient toujours avec des intentions précises.

A : Comment tu le sais quand une prod ressemble à ce que tu voulais faire ?

B : Quand c’est suffisamment… [il réfléchit] je vais dire « puissant », faute de mieux. Il faut que j’atteigne un certain niveau d’intensité. Des variations, du caractère, un grain, une mélodie qui résonne. Un instru, ce n’est pas une idée qui arrive comme ça. Je joue des accords, je vois s’ils me parlent, puis je vois avec quelle texture ça va être pertinent et intéressant. Comment cette mélodie va sonner avec cette teinte-là. Parfois tu changes une sonorité en changeant un preset [NDLR : préréglage] qui fait résonner une mélodie autrement, sans que ça soit contrôlé.

A : Sur les deux derniers singles du futur album d’Alkpote, « Amour » et « Nautilus », on sent précisément que tu cherches des nouvelles teintes.

B : Pour « Nautilus », je voulais un son aquatique, incarner l’élément eau musicalement, et que ça parle à Alkpote. Elle est particulière.

A : Ça m’a évoqué aussi ce que tu as pu faire sur l’album de Timal : tu es passé de gimmicks, de mélodies assez claires, à des textures plus granuleuses.

B : L’univers d’Alkpote se prête à des choses moins lisses, en effet.

A : Alors que sur « Amour », c’est beaucoup plus coloré, presque jeux vidéo.

B : À mort. On savait qu’on voulait faire un morceau avec Philippe Katerine, mais je voulais que ça soit quand même un morceau rap cohérent, où les deux ont leur place. Et surtout que ça ne sonne pas parodique, un morceau « sérieux ». Je savais aussi qu’il fallait une certaine musicalité pour que Katerine puisse s’exprimer.

A : Pour chercher des nouvelles sonorités, tu écoutes d’autres musiques en dehors du rap ?

B : Quand tu fais de la musique huit heures par jour, parfois tu n’as plus envie d’en écouter [sourire]. Après, j’écoute tout ce qui se fait, parce que c’est important de voir les expériences que font les autres. D’entendre tel type d’accord ou de grain, ça te fait dire que des gens réfléchissent aussi. Que je le veuille ou non, j’entends de la musique, parce qu’il y en a partout : devant un film, devant une série, devant un jeu vidéo. Je suis tellement conditionné à faire de la musique que je peux être en train de jouer et d’entendre un élément qui me plaît. Ça influe sur mon travail. La prod d' »Amour », en jouant à un jeu de Nintendo, je me suis dit « il faut que je fasse quelque chose avec un univers comme ça ».

A : Comment es-tu arrivé à travailler avec Alkpote ?

B : Alk est un artiste que je n’ai pas connu tout de suite. C’est Vald et Dolor qui me l’ont vraiment fait découvrir. Au début j’étais… [il réfléchit, puis sourit] C’est surprenant la première fois que t’écoutes Alkpote. Mais tu vois que c’est quelqu’un qui adore les mots, qui rappe incroyablement bien. En écoutant sa discographie, on s’est fait cette réflexion avec Dolor, on s’est dit qu’on aimerait bien lui faire un vrai album. On a l’impression qu’il a beaucoup de mixtapes, ou des projets avec des sons qui se succèdent. Moi, j’ai beaucoup de respect pour le format album. Un bon album, c’est quelque chose d’imbattable, c’est le format ultime de la musique. Je déteste les double albums, je trouve que c’est une forme de lâcheté : tu ne choisis pas, tu n’affirmes pas de direction. Et je pense que le cerveau humain ne peut pas apprécier la musique plus d’une heure, en fait. Donc un bon album je trouve ça fou, quand c’est une expérience cohérente mais qu’il y a de la nuance dans chaque morceau. Chez Alkpote, il n’y a que son projet avec DJ Weedim qui mérite le nom d’album je pense, parce que j’ai l’impression qu’il y a une forme de cohérence et qu’il a su canaliser Alk. Mais avec Dolor, on s’est donné cette volonté de faire un album ultime d’Alk quand l’occasion s’est présentée récemment. On l’a rencontré, on lui a dit ce qu’on voulait faire, et il était chaud.

A : Donc vous produisez tout sur Monument ?

B : Oui. J’ai fait onze titres, Dolor a fait les cinq autres. C’est le premier album de ma carrière que j’ai pu réaliser de A à Z. Et j’en suis content, parce qu’on a fait un album d’Alkpote. Alk, c’est un rappeur hors pair, et ce qu’il aime, c’est le rap. Il a pas envie de se prendre la tête avec certaines choses. Mais il a le talent de savoir suivre les directions qu’on peut lui donner tout en restant lui-même, en gardant sa force d’interprétation et son identité. Il est souple. C’est le propre d’un matériel souple : il garde ses propriétés tout en changeant de forme. Alk, il est comme l’eau. C’était une expérience exceptionnelle parce que c’est rare de pouvoir faire ça avec un artiste.

A : Tu es signé en éditions chez QLF Records, ce qui te permet de faire des placements pour des artistes extérieurs au label. Du coup, comment ça fonctionne : ils te relaient des demandes d’artistes, management et maisons de disques ? Ou c’est toi qui est proactif ?

B : J’ai appris énormément de mon expérience chez Wati B, notamment à être proactif. C’est moi qui gère tout, tout seul : mes comptes, mon administratif, et le contact avec les artistes. Et si je n’y arrive pas, je demande à mes éditeurs si on a eu une porte pour ça ou ça.

A : Tout ça ne parasite pas ton travail d’artiste ?

B : Non, parce que j’aime bien faire les choses moi-même. Et puis je ne peux pas m’enfermer dans une bulle et juste faire des prods. C’est sûrement une question de personnalité. Je fais de la prod à plein temps depuis sept ans : c’est pas mal si je peux faire autre chose de temps en temps. Ça permet de souffler un peu quand tu passes des jours à faire dix heures de musique.

A : Tu fais quoi quand tu ne travailles pas tes prods ?

B : Je lis : des choses sur l’économie, la physique, l’astrophysique, les mathématiques. J’aime apprendre des choses. Surtout apprendre à bien faire faire des choses. J’aime bien les choses plus que les gens. Je suis quelqu’un de très solitaire. Quand tu fais des prods huit heures chez toi, déjà, tu ne vois pas beaucoup de monde. [sourire]

A : Tu ne verrais pas travailler dans des pools de producteurs, comme ce qui se démocratise ces dernières années ?

B : Comme j’aime explorer un univers, mon plaisir c’est de concevoir la prod de A à Z. Sur mon mail, des gens m’envoient des loops et me demandent si je veux collaborer, mais ça me gâche le plaisir. Mon plaisir c’est de concevoir la prod. Ça m’arrive de trouver des samples ou des boucles sur Splice [NDLR : plateforme et logiciel permettant les collaborations entre musiciens] et de les modifier. Mais le vrai plaisir quand tu produis, c’est de concevoir l’idée et de bosser sur les textures. Et je ne peux pas le faire autrement que seul. Je trouve que seul, on fait plus de choses : on est plus productif, on est moins détourné.

A : Et pourtant tu cherches le facteur humain quand tu travailles avec les artistes.

B : Ce qui dépasse les individus. Des rapports au monde et à l’existence. C’est ça qui m’intéresse.

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