Chronique

Devin the Dude
The Dude

Rap-A-Lot Records - 1998

En 1998, le monde faisait connaissance avec le type le plus cool jamais imaginé : le Big Lebowski, alias « The Dude« . Par un hasard cosmique, au même moment, quelque part à Houston, dans les studios de Rap-A-Lot, un autre Dude préparait lui aussi son entrée sur scène. Le monde sans doute n’était pas prêt à assimiler autant de nonchalance et de je-m’en-foutisme béat d’un seul coup, car si Jeff Lebowski est devenu un personnage culte, Devin, lui, n’a jamais acquis la célébrité qu’il méritait. Il n’a jamais explosé, malgré sa présence remarquée sur « Fuck You » de Dr. Dre. Respecté par ses confrères, adoré par les amateurs éclairés, il a mené et mène encore une discrète mais honorable carrière, jalonnée d’albums sympathiques et même de quelques classiques, dont ce premier solo, monument du rap laidback.

Devin, c’est le rappeur attachant par excellence, un type dans lequel on se reconnaît et avec qui on voudrait être pote. Il se présente tout entier, sans tabous d’image, sans pokerface sur la pochette, mais en train de fumer aux toilettes en lisant son journal, pépère. À l’opposé de la silhouette lointaine du rappeur super-héros, figure mythologique de la rue, Devin c’est monsieur tout-le-monde, un mec qui aime planer avec ses amis, à parler de filles et de plan foireux jusqu’à pas d’heure. Sourire goguenard, yeux plissés, il a toujours une bonne vanne ou une anecdote grivoise à raconter. Il enrobe ses récits d’une lenteur caramélisée, avec un flow qui touche à la nonchalance ultime. Son phrasé atypique, idéal pour le story-telling, semble presque parlé même s’il tombe toujours dans les temps. Dans la grande tradition du rap chanté de Houston (de Pimp C à Big Moe en passant par Z-Ro et Chamillionaire), Devin pousse régulièrement la chansonnette, aussi bien sur les refrains qu’en plein milieu de couplets. Le Dude est un maître dans cet art classieux et profondément soul. Ses vocalises surviennent le plus naturellement du monde, sans affectation dramatique ni roucoulades exagérées, juste avec le plaisir d’envoyer du style.

L’album, en dépeignant le quotidien sans fard d’un loser qui le vit bien, célèbre la paresse, la morale flottante et la douce irresponsabilité. Devin multiplie les histoires truculentes, dont il est plus souvent la victime que le héros. Il bourre ses morceaux de deux denrées plutôt rares dans le rap : l’humour et, plus rare encore, l’auto-dérision. Au fond, entre cette tendance à rire de soi et son attrait pour les soirées enfumées, Devin est le père spirituel de rappeurs très éloignés, tant sur le plan musical que géographique : Curren$y et Orelsan. Dans l’univers du Dude, la vie se résume à des râteaux, des cuites, des filles de peu, des jours qui s’écoulent indifféremment. Quoi qu’il arrive, Devin ne s’en fait pas, il verra ça plus tard. Sur « Boo Boo’n », peut-être le meilleur morceau de l’album, c’est un peu de cette sagesse terre-à-terre qu’il nous dispense. Derrière l’ambiance asiatique, la mystique impénétrable et les lampions rouges de l’instru, le message est le suivant : ne t’énerve pas, laisse tomber ton plan débile et attends-moi pendant que je pose une pêche. Et sur le moment, ces paroles semblent les plus sensées qu’on ait entendues depuis longtemps.

Ce disque fait l’effet d’une bière après une journée interminable. Le même relâchement de pression, instantané, salvateur, qui a lieu au décapsulage d’une canette lorsqu’on s’écroule sur son canapé, se produit à l’écoute de cet album. Le sourire monte irrésistiblement aux lèvres au son des mélodies guillerettes et des basses débonnaires de ces morceaux. L’ensemble est posé, mais pas soporifique, bien que l’album se prête à merveille, et peut-être plus que n’importe quel autre, au traitement screwed and chopped (la version réalisée par DJ Michael Watts est un classique absolu du genre). Bien sûr cette ambiance d’épicurisme moderne est on ne peut plus légère et Devin s’en justifie, à sa manière, au détour d’un couplet : « I smoke weed, I drink brew / That’s all I rap about because it’s all I do« . Et si le rappeur donne l’impression de ne se soucier de rien, il n’empêche que la structure musicale de l’album est très bien pensée. La légende de Houston, Scarface, a mis la main à la pâte et co-produit plusieurs pistes en plus de figurer parmi les invités. Les productions sont plutôt aériennes, mais lestées par des basses touffues. Les notes rares, apparemment désordonnées comme les pas de la boxe ivre, se répondent par échos distordus et résonnent comme des coups d’enclume dans un cerveau déshydraté. L’alchimie entre ces instrus et le style unique de Devin atteint des sommets sur des morceaux comme « Do What You Wanna Do » ou « Show Em » et son histoire de filles frivoles mais pas aussi belles que prévu. C’est cela l’essence de Devin the Dude : des rimes libidineuses, des vapeurs herbacées de gin et des refrains sinueux comme de la fumée. Hormis un ou deux morceaux quelconques, il n’y a pas grand chose à reprocher à cet album qui a supporté sans mal le passage des années. La magie opère encore aujourd’hui : on lance la lecture, on se laisse porter par les basses, moelleuses et enveloppantes comme des édredons, et l’état de bien-être de Devin est à portée de main.

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