This is Bushwick Motherfucking Bill
Hommage

This is Bushwick Motherfucking Bill

Membre fondateur des Geto Boys, Bushwick Bill s’est éteint le 9 juin dernier. Hommage à une légende du gangsta rap.

Bushwick Bill, membre fondateur des Geto Boys, s’est éteint des suites d’un cancer le 9 juin 2019. Avec Scarface et Willie D, il représente la plus belle incarnation de ce groupe instable (neuf membres différents s’y sont succédés) piloté par J-Prince. Ensemble, ils ont changé la face du hip-hop sudiste à la fin des années 80. Tandis que le petit monde du rap voyait le Texas comme une terre de bouseux, le trio de Houston a mis fin à ces préjugés avec des paroles violentes, gores, misogynes, paranoïaques schizophrènes. Sans limites, ceux que l’on surnomme les N.W.A du Sud vont choquer jusqu’à Geffen Records, le label qui refusera de distribuer leur troisième album, intitulé pour l’occasion We Can’t Be Stopped. Non seulement les Geto Boys vont poser le Sud sur la carte du rap, mais leur influence va s’étendre d’est en ouest. Elle va marquer durablement jusqu’aux plus grandes icônes des années 90, de Tupac (qui a toujours clamé que Scarface était son rappeur préféré) à Notorious B.I.G. (qui citera notamment le trio sur « One More Chance » : « Is my mind playing tricks, like Scarface and Bushwick, Willie D, having nightmares of girls killing me »).

Il est inutile de se leurrer : Richard Stephen Shaw n’était pas le membre le plus doué des Geto Boys. Il n’avait pas le charisme ni les qualités d’écriture de Scarface, qui était d’ailleurs l’auteur de la plupart de ses textes. Il n’avait pas non plus le coffre et la prestance en béton armé de Willie D. Ce qu’il avait en revanche, c’était une certaine effronterie. Une folie latente, prête à poindre à tout moment. C’est le personnage de Chuckie, la poupée maléfique de Child’s Play qu’il s’approprie pour verser dans l’horrorcore (genre dans lequel il est passé maître). C’est un troisième doigt dressé face au gouvernement américain dans le dialogue hilarant qui ouvre « Fuck a War ». C’est le chantre drôle et graveleux de l’amour à plusieurs dans « The Other Level ». C’est une voix ensorcelante posée sur le météore « Stranded on Death Row » de Dr. Dre. C’est une altercation en tout point horrible dans laquelle Bushwick, totalement allumé, provoque son amie dans le but de se faire tirer dessus, et qui sera racontée (romancée ?) en détails dans « Ever So Clear ».

C’est la mythique photographie de We Can’t Be Stopped, prise sur un lit d’hôpital alors qu’il vient de se prendre une balle dans l’œil lors cette même altercation. C’est un certificat de décès délivré le 19 juin 1991, alors qu’il est déclaré mort après avoir perdu son œil. Juste avant qu’une sérieuse envie de pisser ne le réveille, le forçant à sortir de la morgue et à se soulager en catastrophe… sur un agent de sécurité. Bref, pour résumer les choses plus simplement, c’est une légende.

Bushwick Bill, c’est aussi une carrière solo qui comprend six albums sortis entre 1992 et 2010. Elle pèse malheureusement peu face à son œuvre collective, qui a bien davantage été mise en avant. Si bien que malgré plusieurs projets de bonne facture, ce n’est sans doute pas pour elle que l’on souviendra de lui. Bushwick Bill, c’est surtout un personnage à part dans un groupe à part. Il est dit que c’est son nanisme qui aurait poussé J-Prince à le recruter chez Rap-A-Lot, plus que ses qualités de rappeur. Au moment de faire les comptes pourtant, son nom apparaît dans tous les grands albums du groupe. Et ce même lorsque l’essentiel Willie D quitte le navire (Till Death Do Us Part en 1993). Il n‘y a jamais vraiment eu de Geto Boys sans Scarface. Désormais, sans Bushwick, il n’y a plus de Geto Boys tout court. Retour, en huit morceaux choisis, sur quelques-uns des plus grands faits d’armes de Little Billy.

« This year Halloween fell on a week-end »

Geto Boys - Mind of a Lunatic (Grip It! On That Other Level)

En 1988, les Geto Boys se composaient de Bushwick Bill (alors essentiellement danseur), DJ Ready Red, Sire Jukebox et Prince Johnny C. Après la sortie d’un Making Trouble sans envergure, Scarface et Willie D sont recrutés pour remplacer les deux paroliers. Grip It! On That Other Level devient ainsi le premier album canonique des Geto Boys, et scellera l’union de ses trois membres emblématiques. DJ Ready Red, avant de quitter le groupe pour raisons pécuniaires, assure une production remarquée que Rick Rubin remixera l’année suivante pour créer l’album Geto Boys. D’un niveau de violence assez exceptionnel, ces deux disques controversés font la part belle à un réalisme cru et deviennent le premier acte horrorcore du rap. Particulièrement à l’aise dans ce registre malsain, Bushwick ouvre « Mind of a Lunatic » dans un véritable délire horrifique de série Z : « Paranoid, sittin in a deep sweat / Thinkin I gotta fuck somebody before the week ends / The sight of blood exites me, shoot you in the head / Sit down, and watch you bleed to death ». Ce personnage de prédateur psychopathe, avide d’hémoglobine, de viol et de meurtre sordide, se forgera une place récurrente dans sa discographie.


Geto Boys - Mind Playing Tricks On Me (We Can’t Be Stopped)

Avant que Bushwick et Willie D ne se greffent au morceau à la demande de J-Prince, « Mind Playing Tricks On Me » était l’œuvre de Scarface et de sa schizophrénie notoire. Si Willie se fait globalement le conteur d’une violence plus physique que psychologique (il était d’ailleurs connu pour casser des gueules à foison), Bushwick a lui pleinement embrassé la folie de Brad Jordan. Et sans doute parce qu’il partageait ses névroses et ses tendances suicidaires, il s’est forgé un personnage tout aussi psychotique. Sur « Mind Playing Tricks On Me », il vient sublimer le texte de Scarface dans un dernier couplet halluciné qui scellera à jamais son image de nain diabolique. Dans un clip passé à la postérité, on le voit sautiller comme un démon à la recherche de monde à braquer le soir d’Halloween. Et alors qu’il pensait s’attaquer à un géant de deux mètres, il prend subitement conscience que ses poings ensanglantés tabassent en réalité le macadam. C’est toute l’aliénation de Bushwick qui est contenue dans ce couplet : la paranoïa, l’appel du sang, l’agressivité, centrée beaucoup sur les autres et encore plus sur soi-même.


Bushwick Bill - Don’t Come To Big (Little Big Man)

Dans l’autobiographique « Ever So Clear », Bushwick Bill raconte les affres de son nanisme et les moqueries dont il a pu être l’objet : « People got it bad from jump-street / And being short is just another strike against me ». Mais loin de faire une tare de sa condition (ce qu’elle a dû être, indéniablement), il la met à contribution pour se façonner un personnage unique, tantôt drôle et tantôt terrifiant. Dans « Chuckie » par exemple, il se met dans la peau de la petite créature maléfique du film Child’s Play et se lance dans un véritable concours de meurtres. Dans un « Don’t Come To Big » plus léger, il rappe un festival de mises à l’amende, prenant soin de souligner sa petit taille pour mieux dénigrer tous ceux qui, malgré leur stature, ne lui arrivent pas à la cheville. Sans lésiner sur les métaphores peu gracieuses, il détruit littéralement tout ce qui lui passe sous et au-dessus du nez, de la pauvre Juanita Madlock (« I was runnin’ through that ass like an 18-wheeler rig ») jusqu’à une armoire à glace qui aura eu le malheur de l’appeler Bushwack (« A nigga weighin two-hundred ninety-seven pounds / But I laughed, that’s a small task »). Le grotesque n’a jamais été aussi fin que dans la bouche de Little Billy.

« Me and Geto Boys are trick-or-treatin’ »

Geto Boys - Crooked Officer (Till Death Do Us Part)

La violence policière est l’un des sujets de prédilection des Geto Boys. Au départ pourtant, ce morceau était un solo de Big Mike, écrit pour l’écurie Death Row et qui aurait dû apparaître sur The Chronic de Dre. Lorsque Willie D émet le souhait de poursuivre une carrière solo, Big Mike est appelé par le puissant James « J-Prince » Smith pour le remplacer. Conséquence, « Crooked Officer » est récupéré par Rap-A-Lot et devient l’un des porte-étendards de Till Death Do Us Part, le quatrième album studio des Geto Boys. Naturellement, Scarface et Bushwick sont comme deux poissons dans l’eau sur ce brûlot à charge et à balles réelles à l’encontre des flics ripoux. Dans le souci de livrer une peinture réaliste de ce que peut être la vie dans les ghettos de Houston, Bushwick Bill abandonne ses fantaisies meurtrières. Plus question ici de prendre du plaisir à étriper ses victimes. Comme ses deux compères, sa réponse aux brutalités policières est une détonation froide, sèche et presque impersonnelle. L’invocation de Rodney King et la critique acerbe d’un racisme ordinaire rappellent qu’au-delà de leurs extravagances notoires, les Geto Boys demeurent les auteurs d’un rap violent qui trouve ses racines dans une profonde conscience sociale.


Kool G Rap & DJ Polo ft. Scarface, Bushwick Bill & Ice Cube - Two to the Head (Live and Let Die)

Dans cette prestigieuse réunion des trois points cardinaux du rap américain, Scarface et Bushwick se joignent à Ice Cube et Kool G Rap. À côté de ces trois mastodontes, on pourrait croire que Little Billy aurait du mal à tenir la distance. Il n’en est rien. En plein dans son élément, Chuckie rap un pur couplet de déséquilibré où l’ultraviolence à la PredatorI’m known to pull your skull out / Grip a motherfucker by his neck and gouge his fucking eyes out ») côtoie jusqu’à la nécrophilie (« Drop you dead in your bed now I’m ready for a long fuck »). Où Freddy Krueger et Jason Voorhees sont convoqués non pas pour effrayer les foules, mais pour se faire renvoyer à la maison à coups de pieds au cul. Donner corps à une violence visuelle et outrancière façon cinéma bis d’épouvante, souvent avec humour mais sans jamais glisser dans la parodie, était l’une des qualités de Bushwick. Sans doute plus impressionnants techniquement, les couplets de ses compères ne tiennent pas la distance en termes de substance et d’horreur graphique. Sur la production éclatante de Sir Jinx, « Two to the Head » confirme qu’à défaut d’être un grand écrivain, Bushwick Bill était effectivement un grand interprète.


Geto Boys - Six Feet Deep (Till Death Do Us Part)

Chez les Geto Boys, la mort ne représente pas la cessation de la vie, elle en fait partie intégrante. Mieux elle la sculpte, au point parfois de transformer ses subordonnés en véritables morts-vivants : « You can’t kill me, ‘cause I’m already dead » dit Scarface dans « Two to the Head ». « Already Dead » qui, par ailleurs, est aussi le titre d’un solo de Bushwick. Dans « Six Feet Deep », la mort redevient un temps le bout du chemin. Elle façonne toujours les vivants, par l’absence de ceux qu’elle a rattrapé plus tôt que prévu, mais c’est bien le vide qui demeure. Un vide pesant que les voix de Face, Mike et Bill viennent remplir comme elles peuvent. Alors que le premier conte la mort avec ésotérisme et que le second s’inscrit dans un réalisme douloureux, le troisième dévoile une certaine fragilité. « Another homie got smoked, but it’s no surprise » déclare-t-il en ouverture de son couplet. Entouré par une mort dont les interventions multiples ne sont même plus surprenantes, c’est pour son propre sort que Bushwick finit par s’inquiéter. Comme un éternel recommencement se redessinent alors les obsessions morbides du groupe : la paranoïa, la dépression, des armes à feu à portée de main.

« Death ain’t nothing but a five-letter word to me »

Bushwick Bill - Only God Knows (Phantom of the Rapra)

Embrassant pleinement l’héritage horrorcore développé au sein des Geto Boys, Phantom of the Rapra est sans doute l’album le plus abouti de Bushwick Bill. Sa conception façon opéra (terrain fertile pour les histoires de viols et de meurtres) horrifique est une manière de prendre en grippe l’hypocrisie d’une partie de la critique, et d’en appeler à une certaine légitimité artistique. Autrement dit, c’est la forme du rap qui choque, pas le fond des immondices contées par son groupe depuis le séminal « Assassins » sur Making Trouble. Porté par un instrumental g-funk sombre et envoûtant, « Only God Knows » affiche certains traits d’écriture de Scarface. En plein mindfuck, Bushwick Bill se retourne le cerveau à base de questions existentielles auxquelles seule la mort peut apporter une réponse. Pour une fois cependant, le stresse n’engrange pas que la folie et finit par agir comme une catharsis. Dans le clip quelque peu halluciné, Bill habillé en Lucifer masqué de blanc fait retrouver sa raison à un père de famille négligeant, que l’on imagine être une incarnation de lui-même (« If I die who would teach my sons right from wrong ? »). Même les maux les plus noirs apportent leur lot de lumière.


Geto Boys - Time Taker (The Resurrection)

Après la parenthèse Till Death Do Us Part assurée par Big Mike, The Resurrection signe le grand retour du trio iconique Scarface, Bushwick et Willie D. Dans cet album souvent virulent (et injustement oublié), « Time Taker » s’affiche comme une réussite exceptionnellement touchante. Une méditation fascinante sur la vie, la mort et le temps qui les relie, qui vient concentrer en seul point névralgique les réflexions de toute une discographie. Il y aurait une thèse entière à écrire sur le couplet de Scarface, hanté par l’inexorabilité de la mort et le vertige de la temporalité (« In this world we live together but divided by a chalk line »). En plein état de grâce, Willie D émeut aux larmes dans un storytelling sur les lourdes conséquences de se prendre pour Dieu (« I told his mama I was sorry, she said sorry won’t bring him back »). Fort de son expérience morbide, Bushwick Bill vient clore le morceau dans un certain assentiment face à la fatalité de ce qui l’attend. Et comme en écho aux douleurs qu’ils partagent, les grandes interrogations qui demeurent sont une reprise de la fin du couplet de Scarface : « You wanted to hear my life story, well I told ya / Maybe there’s answers to my questions in your manila folder / What’s the solution to this mindstate ? / You tellin me it’s gonna take you some time, how long do time take ? » Bushwick a, désormais, les réponses à ses questions. Qu’il repose en paix.


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