Chronique

Nas
Stillmatic

Columbia Records - 2001

La barre était très haute. Trop. En 1994, avec Illmatic, un jeune MC du Queens arrive dans le rap comme le Messie. Accompagné par une dream team de production (Pete Rock, Large Professor, DJ Premier), Nasir Jones, dit Nas, révolutionne l’Histoire du rap en dix titres. Incarnant la vie du ghetto en mêlant de façon limpide technique et sens, il influencera par la même toute une génération de rappeurs. Sept ans après, ce premier opus symbolise pour beaucoup d’auditeurs un temps révolu. Deux ans plus tard, It was written sortait en grande pompe. Un album réussi, succès mondial, et déjà, les premières grimaces sur le visage des apôtres d’Illmatic. Puis vinrent I am… et Nastradamus, sortis coup sur coup. Deux albums que le public adore haïr, la faute à plusieurs collaborations hasardeuses, des thématiques limites, et des choix de productions déroutants, qu’une bombe comme ‘Nas is like’ ne suffirait pas à faire pardonner. Renié par ses fans de la première heure, attaqué par ses pairs, Nas s’approche alors dangereusement du cimetière des talents gâchés. Bref, on a tout reproché à Nasty Nas, on a point du doigt ses contradictions, ses dérives, ses fantasmes d’une vie de rue dont il n’aurait été que le témoin. On s’offusque de le voir collaborer avec Puff Daddy et d’endosser le costume de Nas Escobar, en oubliant qu’il avait pourtant annoncé la couleur dès New York State of Mind : « Be havin dreams that I’ma gangster -drinkin Moets, holdin Tecs Makin sure the cash came correct« .

Dans un contexte pareil, comment juger son nouvel album, « Stillmatic » ? Les intentions du titre sont bien trop surlignées pour faire longtemps illusion chez les nostalgiques de son premier effort solo. D’une part, Nas ne peut plus humainement faire un album du calibre de Illmatic. Il le dit lui-même : « Toute ma vie de 0 à 20 ans était dans Illmatic« . Il prévient donc dès l’intro, sur les violons enjoués des Hangmen 3 : « They thought I’d make another « Illmatic », but it’s always forward I’m movin’, never backwards stupid here’s another classic« . D’autre part, le rap a bien changé en sept ans : Nas est aujourd’hui un rappeur plein aux as comme tant d’autres, et les poids lourds de la production préfèrent souvent le keyboard aux samples. Rien que pour ça, une bonne partie des fans de Illmatic enterreront cet album après une écoute. D’autres y prêteront attention seulement pour connaître le résultat du troisième match de la série de playoffs qui oppose Nas à Jay-Z. Tant pis pour eux, car Stillmatic s’impose finalement comme une très bonne surprise.

Concernant la suite de son beef avec Sean Carter, la réponse est donnée très vite, et rassure en partie sur l’état de forme de Nasty Nas. Comme dans The Blueprint, c’est dès la plage 2 qu’arrive THE answer. Jay-Z avait fait très mal avec ‘Takeover’, et rares étaient ceux qui croyaient Nas capable de se relever d’une telle claque. Et pourtant… Dans ‘Ether’, Nas a la force de Rocky Balboa qui démonte Apollo Creed. Surpuissant : « My child, I’ve watched you grow up to be famous, and now I smile like a proud dad, watchin his only son that made it, you seem to be only concerned with dissin women, were you abused as a child, scared to smile, they called you ugly ?« . Aïe. Utilisant l’ironie, la critique lucide ou le trash-talking pur et simple (« Foxy got you hot ’cause you kept your face in her puss, what you think, you gettin girls now ’cause of your looks?« ), Nas prend une revanche éclatante sur son « adversaire ». On peut penser ce que l’on veut sur la finalité de ce beef, toujours est-t-il qu’il agit comme un catalyseur pour les deux artistes. Car comme dans l’album de Jay-Z, on trouve dans Stillmatic des morceaux particulièrement enthousiasmants.

Conscient que sa crédibilité de MC était salement compromise, Nas se livre à quelques exercices de style brillants, histoire de remettre les pendules à l’heure. Dans ‘Rewind’, il raconte une histoire en commençant par la fin. Le morceau, inspiré par le film « Memento », mériterait d’avoir une version « forward » pour mieux en saisir les subtilités : « The smoke goes back in the blunt, the blunt gets bigger in growth,  Jungle unrolls it, put his weed back in the jar, the blunt turns back into a cigar. We listen to Stevie, it sounded like heavy metal fans, spinnin records backwards of AC/DC« . Il met également son flow à l’épreuve dans ‘One Mic’, en le faisant monter en intensité suivant l’évolution du beat. L’instru, tour à tour planante et nerveuse, est une réussite, produite par Chucky Thompson, qui y reprend les percussions de ‘In the air tonight’ (Phil Collins). Sans doute le meilleur track de l’album. Il est également à la console pour ‘Smokin’’, mais propose cette fois un son de clavecin en plastique plutôt dispensable.

L’élaboration de cet album a dû se faire dans la douleur, Nas faisant souvent référence à son passé, à la gloire et ses désillusions, ainsi qu’à ceux qui ont voulu sa chute. Noyé sous les critiques, il décide de faire le ménage. Dans ‘Got ur self a…’, il balance un égotrip ultra-efficace sur une instru entêtante de Megahertz, qui réussit à mêler synthétiseur, boucle de piano et guitares. Après Jay-Z, il continue son opération « fermeture de gueules » dans ‘Destroy and Rebuild’, où il taille à l’affilée Cormega, Prodigy et Nature. L’instru brille par sa simplicité et la puissance du beat, et on regrette presque qu’elle n’ait pas été utilisée pour ‘Ether’. Mais Nas ne se contente pas de répondre aux attaques, il se remet également en question, notamment dans You’re da man : « it’s funny I once said… If I, ever make a record, I take a check and put something away for a rainy day to make my exit, but look at me now, ten years deep, since the project bench with crack in my sock sleep, I never asked to be top of rap’s elite, just a ghetto child tryna’ learn the traps of the streets« .

Seul problème de Nasir Jones : il ose encore les grands écarts les plus improbables. On le sent tiraillé entre ses personnages de Nasty Nas et Nas Escobar : d’un côté, il murmure « fuck the cars, fuck the jewelry » dans ‘One Mic’, et de l’autre il ne peut s’empêcher de s’auto-niveller vers le bas avec ‘The Flyest’ ou ‘Braveheart Party’. C’est le principal bémol de cet album, Nas est une contradiction ambulante, à la fois prêcheur moraliste et super-thug écervelé. Par ailleurs, il n’est pas encore tout à fait guéri de ses vieux démons : faisant parfois preuve d’humilité, il peut par la suite multiplier les images bibliques et les références à Tupac (« Me and pac were soldiers on the same struggle« ). On doute alors de la spontanéité de sa démarche, et à l’écoute de ‘Rule’ (une sympathique-mais-facile reprise de Tears for Fears), on constate que l’album devrait plutôt se nommer…Nastramatic.

Les productions de Megahertz et Swizz Beats font figure d’exception sur l’album. Pour la majorité des instrus, le sample prédomine, en partie grâce aux old timers déjà présents dans Illmatic : égal à lui-même, DJ Premier fait du DJ Premier dans ‘2nd Chilhood’, très bon titre low-tempo dans lequel Nas évoque l’irresponsabilité des habitants du ghetto. Large Professor produit quant à lui le beat old schoolesque de ‘Rewind’ et l’excellent ‘You’re da man’, avec son sample de violons séquencé. Les cordes de ‘The flyest’, ‘My country’, ‘What goes around’, et ‘Every Ghetto’, s’accordent parfaitement avec la voix du MC, qui retrouve sa plume acerbe envers l’Amérique : « The China-men built the railroad, the Indians saved the Pilgrim, and in return the Pilgrim killed ’em, they call it it Thanksgiving, I call your holiday hell-day, cause I’m from poverty, neglected by the wealthy » (‘What goes around’).

En faisant abstraction de la charge historique de son premier album, Nas fait un come back réjouissant avec Stillmatic. En évitant presque tous les écueils inhérents à ses précédents albums (featurings forcés, instrus transgéniques), il réussit enfin à livrer un album varié et plutôt cohérent, prouvant ainsi que le MC légendaire qui sommeillait en lui depuis sept ans n’a pas encore disparu. Stillmatic compte suffisamment de réussites pour plaire à la fois au nostalgique le plus borné et au fan de rap New-Yorkais le plus hype. Cependant, Nas doit encore élever le niveau pour retrouver son aura d’antan, et on espère que ce retour gagnant n’est pas qu’un simple feu de paille destiné à impressionner ses détracteurs.

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