Classique

Goodie Mob
Soul Food

LaFace Records - 1995

New York, 1995. Le Madison Square Garden accueille les Source Awards. Au cours de la cérémonie, deux évènements majeurs marqueront l’histoire du rap. Le premier attise le feu entre Bad Boy et Death Row, lorsque Suge Knight invite les aspirants artistes à signer sur son label s’ils ne veulent pas que leur directeur artistique leur vole la vedette. Le second apparaît aujourd’hui, rétrospectivement, comme un incident encore plus fort de sens. OutKast, qui vient de signer un premier album d’une originalité novatrice (Southernplayalisticadillacmuzik, qu’on appellera simplement Southern…), remporte la récompense du meilleur nouveau groupe. Alors que le duo monte sur scène, il se fait huer par l’assistance new-yorkaise de la cérémonie. Car le groupe a un défaut : ni de N.Y., ni de L.A., il vient d’Atlanta (Géorgie), du sud, autant dire de nulle part pour une grande partie du public de la salle. Face à cette expression d’ignorance et de jalousie, Andre aura alors une phrase simple, mais visionnaire : « The South’s got something to say !« . Quelques mois plus tard sortira Soul Food, premier album de Goodie Mob, qui enfoncera un peu plus le clou, et dont l’un des morceaux-phares donnera son nom au sous-genre produit au sud de la ligne Mason-Dixon.

Composé de Cee-Lo, Khujo, T-Mo et Big Gipp, Goodie Mob est l’un des groupes fondateurs de la Dungeon Family, aux côtés d’OutKast, Parental Advisory (P.A.) et du trio de producteurs Organized Noize (Rico Wade, Pat « Sleepy » Brown et Ray Murray). C’est avec ce premier album de Goodie Mob que le pool de producteur ouvre la dynamique sonore de la Dungeon Family qui durera jusqu’à 2000 et la sortie du Stankonia d’OutKast. Mise en parallèle avec Southern…, la première écoute de cet album est déconcertante. Du climat de la Géorgie, c’est la moiteur pesante d’une journée d’été qui flotte dans la plupart des morceaux. Car si le premier album d’OutKast montrait la puissance de feu funky dont était capable Organized Noize, le trio a opéré un changement de style pour Soul Food, quelque part entre leurs premiers travaux et les standards East Coast de l’époque. Seules les basses, toujours grasses et mélodieuses, permettent une certaine continuité avec le premier album de Dre et Big Boi. Plus minimaliste, l’ambiance est ici tour à tour méditative (« Thought Process », « Soul Food »), tendue (« Fighting », « Dirty South »), déchirante (« Guess Who », « I Didn’t Ask To Come ») ou étouffante (« Cell Therapy », « Goodie Bag »). Le groove percutant de « The Coming », soulful de « Sesame Street » ou détendu de « Live At The O.M.N.I. » rappelle que Organized Noize est inégalable pour donner dans l’instrumentation live en lieu et place du sampling basique, tandis que le final « The Day After » montre tout leur talent lorsqu’il s’agit de faire dans la puissance mystique. Cohérent et musicalement varié, trouvant l’équilibre entre éclat lumineux et profondeur sombre, le travail du trio sur cet album contribue à donner son identité au son sudiste.

De Soul Food, on retient en premier lieu deux titres. D’abord, l’audacieux premier single « Cell Therapy », critique sociale mêlée de paranoïa, soutenu par un refrain passé à la postérité (« Who’s been peeking in my window ? POW ! Nobody now. »). Et puis, surtout, « Dirty South », chronique du quotidien des d-boys d’Atlanta emmenée par un Cool Breeze ignoré du tracklist, mais primordial dans la force de ce titre étendard et fondateur. Mais au-delà du symbole qui lui est lié, « Dirty South » n’est que la facette hustler et street du tableau qu’offre cet album. L’ouverture (le poignant gospel « Free ») et la clôture (le rédempteur « The Day After ») de l’album donnent le ton : la plupart des titres portent en eux une spiritualité larvée ou affichée. Car si certains morceaux traitent clairement de problèmes sociaux (« Sesame Street », « Cell Therapy », « Fighting », « Live At The O.M.N.I. »), ce qui préoccupe les quatre rappeurs est le devenir de leur communauté et le salut de leur âme. La recherche de lumière de « Thought Process » renvoie à l’anxiété de « Cell Therapy », la détermination de « Fighting » minimise la résignation de « I Didn’t Ask To Come ». Mais la présence de « Dirty South » ou du sauvage « The Coming » (avec un Witchdoctor survolté) prouve que Goodie Mob n’est pas un groupe de pieux dévots. L’image que renvoie la pochette résume le sens du prêche de Cee-Lo à la fin de « Fighting » : malgré le poids de l’histoire et des épreuves du présent, la réponse se trouve dans la concorde et l’unité.

La famille est un élément essentiel de cet album. Elle est un thème abondamment abordé, notamment sur l’émouvant « Guess Who », à la mémoire de la mère de Cee-Lo. La famille, c’est aussi celle du Donjon, dont sont issus les seuls invités : Cool Breeze et Witchdoctor, donc, mais aussi Andre (brillant en fermeture de « Thought Process ») et Big Boi (percutant sur « Dirty South »). Plus que tout, c’est des quatre membres de Goodie Mob eux-même que ressort une saisissante impression de fraternité, entre singularité et complémentarité. Singularité d’une part, car ils sont tous identifiables dans leur manière de tacler l’instrumental. Big Gipp joue dans la nonchalance sudiste avec sa voix lourde et son accent traînant. Cee-Lo brille par sa polyvalence entre rap tantôt nerveux (son furieux couplet sur « Goodie Bag »), tantôt apaisé, et sa voix soyeuse lorsqu’il chante. Quant à Khujo et T-Mo, s’ils rappent avec un flow haché et enragé presque similaire, ils se distinguent par leurs voix : rocailleuse pour l’un, criarde pour l’autre. D’où cette complémentarité évidente : ils semblent tous parler d’une même voix sur chaque morceau sans créer de lassitude. Même si, déjà, la versatilité et le talent de Cee-Lo sautent aux yeux, l’unité du quatuor donne toute sa portée au propos tenu du premier au dernier titre de cet album.

« Je pense que cet album signifiait un retour à l’unité. Soul Food te rappelle la cuisine de ta grand-mère et les moments où ta famille était réunie. » Bun B, moitié vivante de UGK, sait faire preuve d’un grand recul et de pertinence en interview. Et lorsque le journaliste Andrew Noz lui a demandé de revenir sur Soul Food, l’un de ses albums préférés, Bernard Freeman a visé juste sur la portée de cette œuvre, aussi bien dans sa thématique que dans l’héritage qu’elle a légué au rap. Ni hommes de foi, ni players, ni rebelles, Khujo, Gipp, Cee et T-Mo sont un peu tout ça à la fois. C’est dans cet étrange mélange des genres que Soul Food brille malgré sa noirceur, et engendrera dans son sillon des albums aussi variés que Ridin’ Dirty (UGK), Grey Skies (Crooked Lettaz), Crow’s Nest (Jim Crow) ou Dirty Acres (CunninLynguists). Une empreinte indélébile sur le genre qui s’appellera, désormais, le Dirty South.

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