Chronique

MF Doom
Operation : Doomsday

Fondle 'Em Records - 1999

En 2008 Metal Face Records se dévouait enfin pour rééditer deux des plus grosses erreurs de distribution de tous les temps : Bl_ck B_st_rds et Operation : Doomsday. Deux albums portant tous deux le sceau de Daniel Dumile et ayant connu la même infortune. L’un pour le duo que le rappeur formait au début des années quatre-vingt-dix avec son frère Subroc, et l’autre pour une première escapade solo. Des enregistrements qui auront dû patienter deux rééditions avant de véritablement connaître la diffusion et la reconnaissance auxquelles ils pouvaient aspirer à leur sortie.

D’abord paru clandestinement en 1999 sur le Fondle’Em de Bobbito Garcia, il fallut déjà patienter jusqu’à 2001 pour que Bigg Jus ne réédite Operation : Doomsday sur Subverse et expose ainsi davantage ce bijou de l’underground new-yorkais… avant qu’il ne végète de nouveau sept années pour devenir avec le temps un objet de convoitise presque mythique.

Operation : Doomsday : le destin hasardeux d’un disque élaboré à l’image de son auteur.

Car l’ex Zev Luv X de KMD, désormais celé avec ses personnages derrière un masque de fer, étrennait avec cet album une discographie aussi fructueuse que déroutante. Contrainte et précipitée par la mort violente de Subroc, celle-ci se tournera vers un horizon aux antipodes du propos de KMD. Exit en effet les discours sociaux empreints d’un humour grinçant qui, à l’image de la pochette controversée de Bl_ck B_st_rds, croquaient cyniquement une Amérique pleine de malaises. Le monde patientera, l’heure est à la renaissance personnelle, sous les traits de monstres bigarrés, mutés en super-héros au gré des substances ingérées.

Et cela semblait écrit, dessiné, car cette même année 1999, les éditeurs DC et Marvel ont décidé d’associer leurs héros dans une saga où ceux-ci fusionnent les uns avec les autres. Dr Doom et Doomsday formant ainsi un unique personnage, où le docteur Von Doom s’est vu ajouter la surpuissance de l’assassin de Superman à sa remarquable intelligence afin de devenir un monstre redoutable.

C’est aussi avec un nouvel avatar que Daniel Dumile repart de zéro. Et il débute son épopée sonore en revisitant le mythe du fantôme de l’opéra pour écrire les chapitres de sa vie. Ainsi, après une retraite nécessaire, Viktor Von Doom, défiguré, reparaît en s’affublant d’un masque pour venir hanter le rap de son imposante carrure. Zev Luv X n’est plus. Éclipsé par des délires égotrips inspirés de comics (le Dr. Doom de Marvel donc), de monstres du cinéma japonais des années soixante, de blunts surchargés, d’alcool, et d’une schizophrénie volontairement libérée. Enter MF Doom, nouveau super-héro du rap qui, pour s’assurer de régner en maître jusqu’au jugement dernier (doomsday), prendra à sa charge l’intégralité des composantes sonores de son album, du MCing aux productions en passant par le mix.

On ne peut alors s’empêcher de rapprocher cette entreprise de celle de RZA et son Bobby Digital sorti un an plus tôt : un MC/producteur qui débute une carrière solo avec un alter-ego de super-héro afin de supporter une personnalité démesurée. Le tout sur des grosses boucles soulful poussiéreuses agrémentées de dialogues de films et de séries obscurs. Personne ne le sait alors, mais Doom va devenir aussi prolifique que le légendaire producteur du Wu.

Et pour ce coup d’essai MF Doom frappe très fort. Le super vilain balaie en dix-neuf titres tout ce qui lui passe derrière le masque, le tout servit à chaque fois par un rap imparable de spontanéité. Il se permet même le luxe d’ouvrir l’album sur le sample énorme de « Kiss of life » de Sade (« Doomsday »), qui inaugure un aussi gigantesque qu’improbable patchwork musical. Ambiance tantôt feutrée, puis méthadonée (« Tick, Tick… ») ou agressive (« Hey ! ») : tout y passe sans qu’on puisse anticiper la moindre permutation. Silences de plusieurs secondes… reprises… interludes… passages instrumentaux… dialogues de films… arrêt brutal… freestyles… roulements de batterie… samples découpés au hachoir… featurings… Le tout couvert par un mix tout aussi granuleux et approximatif que sa voix. Doom aura fait son possible pour innover et provoquer une réaction.

De cette mosaïque émerge cependant une certitude, celle que Doom cultive une véritable fascination pour les années soixante-dix. De par les visuels de comics, les BO de films, mais surtout par les samples qu’il utilise (Roy Ayers, Isaac Hayes, James Ingram, les Spinners, George Duke, S.O.S. Band ou encore les Beatles). Et c’est cet ensemble vintage très homogène, en plus d’un plaisir presque enfantin à faire de la musique, qui donnent finalement un liant à l’album, plus que les sons eux-mêmes.

Au-delà même du fait que cet Operation : Doomsday soit plus une compilation de ses titres (certains étant déjà sortis en maxi sur Fondle’Em), les nombreux inserts, la manière dont les productions sont construites et le mix global donnent là un album massif qui reste douze ans plus tard une référence et un ovni dans le rap US, à l’instar d’un Funcrusher Plus.

Si avec les années Doom multipliera les sorties de qualité et les collaborations, jamais plus il ne sortira un album de cette fraîcheur, comme si ce premier solo était véritablement maudit, scellant quelque chose d’invisible chez lui. Tout autant que le deuil de son frère, c’est peut-être aussi celui de l’innocence masquée, là où désormais seule la noirceur énigmatique de son alter ego aura le droit de s’exprimer.

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