Chronique

Kanye West
My Beautiful Dark Twisted Fantasy

Roc-A-Fella Records - 2010

En 2004, à la sortie de son premier album The College Dropout, l’identité de Kanye West reposait sur un contraste amusant : recruté sur le label Roc-A-Fella, le producteur était alors le garçon bien élevé au milieu d’une meute de rappeurs rugueux. Auréolé pour sa production consistante pour Jay-Z, Alicia Keys ou Ludacris, Kanye restait encore cet outsider de Chicago qui avait mis à jour l’esthétique bon esprit de la Native Tongue. Il allait devenir bientôt un rappeur-paradoxe, capable de réciter par cœur un album entier d’A Tribe Called Quest tout en faisant briller sa joaillerie.

Ce contraste initial s’est progressivement transformé en tension au fur et à mesure que Kanye West a gravi quatre à quatre les marches de la culture pop. En voulant tout incarner en un seul homme – mégaphone politique, prescripteur de tendances, star planétaire – il s’est crée une image quasi-bipolaire. A la sortie de 808’s & Heartbreak en 2008, Kanye West a ainsi entamé sa dernière mue : producteur-devenu-rappeur-devenu-icône-devenu-mec-brisé. Le disque était basé sur une double séparation : la mort de sa mère et la fin d’une relation amoureuse. Puis vint en 2009 l’ultime dérapage : cette débâcle médiatique qui l’a vu enfreindre les lois de l’entertainment en allant commettre un attentat éthylique sur la jeune chanteuse Taylor Swift devant les caméras d’MTV.

La pantalonnade a été suffisamment commentée et parodiée pour que Kanye West puisse tomber dans le piège de l’album-rédemption après plusieurs mois d’exil volontaire. Rien de tout ça n’est à déplorer dans My Beautiful Dark Twisted Fantasy, son cinquième disque en six ans. L’affaire Taylor Swift lui offre au contraire une occasion en or de renforcer son image de diva-monstre. De l’iconographie tordue de la pochette jusqu’aux morceaux eux-mêmes (« Runaway », « Monster », « Hell of a life »), Kanye débarque tel le phénix, avec l’ambition définitive de bâtir des Œuvres d’Art Grandioses qui brilleront de milles feux tout en écrabouillant la critique alentour. Bien plus cool que de plates excuses.

Sorti de sa période Murakami/Daft Punk immortalisée dans Graduation, Kanye West a développé pendant l’après-Taylor un attrait nouveau pour l’Ancien, en plus de sa folie du design, de la mode et des avant-gardes. Une démarche fétichiste qu’il avait déjà commencé à mettre en œuvre dans 808’s & Heartbreak, en mélangeant des instruments de technologies et d’époques diverses (autotune, rythmiques tribales, TR-808) pour la simple beauté du geste. Ce goût du mélange improbable sous-tend également My Beautiful Dark Twisted Fantasy, où les éléments sonores semblent avoir été pensés comme autant d’accessoires dispatchés au milieu d’un décor baroque : les intonations british de Nicki Minaj, un violoncelle pleureur, un sample dissonant de RZA, des cuivres Rocky-balboesque… C’est, sur tout un disque, l’idée développée dans le clip de « Power » : un tableau vivant avec, en son centre, l’insolence abrasive d’un rappeur à part.

Les invités aussi sont à considérer comme des instruments à part entière, et Kanye fait preuve d’une grande habileté et d’une bienveillance certaine pour leur faire trouver leur juste place. Rick Ross se voit ainsi dérouler le tapis rouge (« Devil in a new dress ») pendant que Jay-Z semble, peut-être pour la seule fois de sa carrière, véritablement atterré dans « I’m so appalled ». Les deux titres sont issus des G.O.O.D. Fridays, ces jam-sessions ultra-select – mais téléchargeables gratuitement –  que Kanye West organise depuis la fin de l’été. Un symbole de son esprit collectif qui trouve son aboutissement dans le monumental « All of the lights », spectaculaire compression d’egos et de cordes vocales (le titre convie une douzaine d’invités dont Rihanna, Alicia Keys et Elton John). Derrière l’apparent narcissisme, Kanye West aime ses invités, et il les aime peut-être davantage que sa propre voix. Qui l’eut cru ?

« Derrière l’apparent narcissisme, Kanye West aime ses invités, et il les aime peut-être davantage que sa propre voix. Qui l’eut cru ? »

Plus encore que dans Late Registration et ses gros arrangements de cordes, le Kanye West nouveau a cumulé suffisamment de pathos et de hargne pour être parfaitement synchro avec son arrière-plan musical. Bien sûr que Kanye en fait des tonnes, mais il prend son métier beaucoup trop au sérieux pour ne pas avoir conscience qu’il est censé en faire des tonnes. Chez lui, la grandiloquence est grandeur. Une grandiloquence aussi maîtrisée que sa capacité à maintenir un juste équilibre entre des orchestrations d’ampleur et un beatmaking fondamentaliste. C’est cette tension entre le sophistiqué et le poussiéreux qui fait la réussite de My Beautiful Dark Twisted Fantasy. La tension, aussi, créée par sa quête effrénée du raffinement ultime que sa nature profonde d’enfoiré magnifique met toujours à mal.

« Runaway » s’impose comme la meilleure illustration de cette schizophrénie. Kanye West y contemple longuement une note de piano suspendue, puis lance un breakbeat de Pete Rock avant d’entamer finalement son couplet par une anecdote : la fois où il a envoyé une photo de sa [hey] par mail à une inconnue. En une minute, le personnage entier – esthète, rat de studio et salopard – est mieux résumé qu’en cinquante portraits. My Beautiful Dark Twisted Fantasy, meilleur album de Kanye West ? En tout cas le disque qui représente le mieux toutes ses facettes : producteur de sous-sol qui s’est rêvé chef d’orchestre, monstre grossier en quête de bon goût, petit être vulnérable et grande gueule insubmersible. La musique populaire a la chance de compter Kanye West dans son histoire récente. Profitez-en avant qu’il n’explose en vol ou commence à vieillir.

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