Chronique

Lupe Fiasco
Tetsuo & Youth

Atlantic Records - 2015

Qu’il est loin le temps où Lupe Fiasco fédérait les foules autour de « Kick Push » et de « Superstar ». Lancé par Jay Z qui le fait signer chez Atlantic, mis en orbite par Kanye West qui lui offre une visibilité inédite en l’invitant sur « Touch the Sky », le natif de Chicago avait tout pour devenir l’une des plus importantes têtes d’affiche du rap outre-Atlantique. Il sort alors deux grands albums avec Food & Liquor en 2006 et The Cool en 2007, qui le révèlent définitivement comme un lyriciste hors pair, amateur de métaphores fournies et de concepts au long cours (la trinité The Cool, The Streets et The Game, trois personnages récurrents dans la mythologie de l’artiste). Mais par la suite, une fâcheuse tendance à annoncer puis annuler des albums et plusieurs mésententes avec Atlantic, décidément peu à l’aise avec ses artistes les plus « pointus » (Saigon ou Little Brother en ont aussi fait les frais), vont petit à petit avoir raison de la pertinence artistique de Lupe Fiasco.

Fâchés de ne pas déceler de singles potentiellement exploitables sur la première version (bouclée fin 2009) de Lasers, son troisième album, les pontes du label l’obligeront à revoir sa copie du tout au tout. À moitié renié par l’artiste, l’album sortira finalement en 2011, très bien accueilli par le public (plus de 200 000 ventes la première semaine, son meilleur score), beaucoup moins par la critique (pour donner un ordre d’idée, il récolte un petit 57% sur Metacritic quand son prédécesseur faisait 77%). Lupe Fiasco relèvera bien la barre avec un correct Food & Liquor II : The Great American Rap Album pt. 1, mais le mal est fait. Le cœur n’y est plus, et le public est ailleurs : preuve en est, ses ventes en première semaine chutent de plus de moitié. La seconde partie ne verra finalement pas le jour, et l’on sent Lupe, fatigué de jouer les équilibristes, s’embourber dans un combat sans fin entre ses désirs de liberté et son statut d’artiste mainstream qu’il doit maintenir face à un label toujours plus tyrannique.

Cinquième et dernier album de Lupe Fiasco pour Atlantic, Tetsuo & Youth est sorti en début d’année dans une indifférence polie : des ventes qui diminuent drastiquement (42 000 unités la première semaine) et une couverture médiatique réduite, même de la part du milieu rap. Et pourtant, disons-le dès maintenant : il s’agit sans problème de son disque le plus réussi depuis The Cool. Peut-être parce que, pour d’obscures raisons (et une intervention providentielle ?), c’est aussi son disque le moins édulcoré. Las de la bataille, fatigué des pressions du public et de divers lobbies, Atlantic aurait-il décidé de lâcher prise pour ce dernier projet avec le rappeur de Chicago ? Toujours est-il que les mains déliées, Lupe livre un album sans vrai single évident, hors format, à la pochette (une peinture sur canevas réalisée par ses soins) peu avenante et plutôt anti-commerciale. Sur disque, cela va se traduire entre autres par une flopée de morceaux fleuves. Si l’on passera sur un « Chopper » bien exécuté mais un peu plombé par un instrumental pesant qui tient difficilement sur la longueur (en plus de détonner avec le reste de l’album), « Prisoners 1 & 2 » et « Mural » sont de vraies réussites. La première rappelle à quel point Lupe Fiasco est un artiste aux textes riches de multiples niveaux de lecture : piste unique divisée en deux parties distinctes, elle est à la fois un hommage à un ami emprisonné et une métaphore de sa propre situation dans l’industrie musicale. Gigantesque fresque de neuf minutes, la seconde voit Lupe Fiasco s’amuser de jeux de mots et autres homophones, multipliant les sens et les occurrences avec une rythmique exemplaire. Un exercice qu’il affectionne particulièrement et dans lequel, une fois de plus, il excelle au-delà de tout éloge.

« Lupe Fiasco n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait de la musique pour lui-même.  »

L’autre manière pour Lupe Fiasco de casser les canons commerciaux est d’insérer ça et là des moments purement instrumentaux. Qu’ils aient vocation à encadrer un morceau (grand moment que l’ouverture au banjo de « Dots & Line ») ou à découper l’album en parties distinctes (« Summer », « Fall », « Winter » et « Spring »), ils permettent l’aération bienvenue d’un album plutôt long, en plus de souligner son côté organique. Loin des expérimentations froides et électriques de Lasers, Tetsuo & Youth est en effet un disque souvent chatoyant, aux colorations multiples, nanti de chœurs et de grandes orchestrations. Lupe Fiasco retrouve même parfois un vrai sens du refrain (« Deliver » et « Dots & Line », imparables), sans jamais tomber dans les travers « pop sucrée » qui ont pu un temps être siens. Si tout n’est pas encore parfait (« Blur My Hands » avec Guy Sebastien ou encore « Little Death » et « No Scratches » avec Nikki Jean manquent cruellement de corps) et que certains titres demeurent trop en retrait, l’édifice sonore est globalement cohérent, sachant montrer suffisamment de richesse sans jamais desservir celle que l’on retrouve chez le parolier.

Car Lupe Fiasco est l’un des lyricistes les plus doués de sa génération, et il est impressionnant de constater que son cinquième album est peut-être aussi son plus engagé et richement écrit. Qu’il entonne une ode à la liberté et à l’indépendance dans « Dots & Line » ou « Prisoners 1 & 2 », qu’il se fasse chantre des ghettos laissés pour compte dans « Deliver », qu’il chante les louanges de la figure maternelle en parent unique dans « Madonna », la plume de Lupe n’en finit plus de développer images et autres analogies. Là, elle invoque les écrits du météorologue Lewis Fry Richardson (« See big whirls have little whirls that feed on their velocity, and little whirls have lesser worlds and so on to viscosity ») pour représenter la relation bancale et tumultueuse de l’artiste avec la maison Atlantic. Ici, elle prend l’exemple d’un livreur de pizzas refusant de s’aventurer dans un ghetto insalubre pour imager l’impossibilité de délivrer ces zones de non-droit. Là encore, elle joue avec les lettres et les symboles bibliques pour symboliser le fardeau quotidien porté par les jeunes des quartiers difficiles (« White T on they shoulders »). Bardée de références, de métaphores en tout genre, de jeux de mots à sens multiples, elle est une plaie à suivre mais aussi un véritable plaisir à démêler.

Parfois maladroit dans sa propension à trop en faire, par endroits boursouflé jusque dans son cadre surdéfini (les quatre saisons, les quatre côtés de son artwork) trop étriqué pour coller à son désir d’émancipation, Tetsuo & Youth n’est pas exempt de défauts mais reste moins imparfait qu’il est réjouissant. Et surtout il rassure à propos de ce point essentiel : Lupe Fiasco n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait de la musique pour lui-même. Le chemin que prendra la suite de sa carrière – et l’on ne pense pas se tromper en supposant qu’elle sera indépendante – va définir une fois pour toutes le statut de cet artiste coincé entre deux mondes. Si on peut craindre un virage qui s’annonce difficile à négocier, on ne peut que se réjouir à l’idée de voir ce Kunta Kinte des temps modernes, défait de ses chaînes et de ses contradictions, œuvrer dans son intérêt plutôt que dans celui de ses patrons. Grand album de Lupe Fiasco, qui manque sûrement de coffre pour être un grand album tout court, Tetsuo & Youth a la beauté et la réserve d’une promesse encore à tenir. Réserve car comme disait Alphonse Daudet dans La Doulou : « Le prisonnier voit la liberté plus belle qu’elle n’est. »

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2 commentaires

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  • Virgile,

    Excellente chronique, meme si j’ai moyennement accroché sur l’album… comme tu dis, le public ne suis plus. J’ai, a l’inverse, été plus séduit par Lasers..

  • Darkheir,

    Très belle chronique qui résume parfaitement l’état d’esprit de l’album !