Chronique

Kanye West
Late Registration

Roc-A-Fella Records - 2005

« Kanyeezee you did it again you a genius nigga !« 

Quand Jay-Z lance ce clin d’oeil enthousiaste à Kanye West en 2003, dans le morceau ‘Lucifer’, il sait déjà que son producteur-maison passera bientôt de la MPC à MTV. Après avoir défini l’identité sonore du label Roc-A-Fella dans The Blueprint, l’ex-disciple de No I.D. commence à cette époque une carrière de rappeur qui suscite plus d’interrogations que d’engouement. Un an plus tôt, dans ‘The Bounce’, extrait du second « Blueprint », il se présentait au monde sans même figurer au tracklisting : « I did take over the game, brought back the soul, got tracks to go, got plaques that’s gold, platinum to go, yeah that’s the flow« . La fierté, la confiance et la détermination qui l’habitaient alors ne l’ont pas quitté depuis. Elles sont devenues son moteur.

En véritable génie – constat difficilement réfutable à la lecture du curriculum musical du bonhomme – Mister West est aujourd’hui l’une des personnalités incontournables du paysage musical nord-américain. Pour la seule année 2005, on lui doit une révélation (John Legend), une résurrection (Common), une autre fournée de productions géniales (‘Dreams’, avec Game, ‘Down and out’ avec Cam’ron) et donc, ce deuxième solo, le tant attendu Late registration. Écoulé à 900 000 exemplaires en une semaine, l’album est venu nettoyer le sommet du billboard à peine plus d’un an après la sortie de The College Dropout, son premier essai qui avait pris l’année 2004 en otage.

Non content d’être le sauveur du label qui, pendant un temps, rechigna à le signer par souci d’image (« They thought pink Polos would hurt the Roc« ), Kanye West est un personnage médiatique fascinant. Cette année, en l’espace de quelques jours, il aura marqué la culture américaine de sa présence, en faisant la couverture de Time Magazine, d’abord, puis en lançant le déjà légendaire « George Bush doesn’t care about black people« , en direct sur NBC, lors d’un téléthon en faveur des sinistrés de l’ouragan Katrina. Plus qu’un super-producteur, mieux qu’un rappeur-star, l’enfant de Chicago est aujourd’hui un phénomène de société. C’est donc dans un climat partagé entre la frénésie et une méfiance désormais systématique que sort Late registration : le Louis Vuitton Don a tant fait son propre éloge – à raison ? – que beaucoup ont fini par évaluer son talent à la baisse. En oubliant un détail presque effrayant : Kanye est encore un jeune artiste, dont l’ascension fulgurante et l’omniprésence forcent le respect. Au micro, sa carrière n’a vraiment démarré qu’en 2003 avec le post-traumatique ‘Through the wire’, avant d’exploser un an après avec College Dropout et son cortège de puissants singles. Carton commercial, triomphe critique, ce premier album a été érigé – à tort ? – en symbole du renouveau d’un rap qui pense, mais avec le recul, ce coup d’essai n’était pas un coup de maître. Pas encore.

Car personne n’avait entendu Late registration. Mieux produit, mieux assemblé, mieux maîtrisé que son prédécesseur, la suite de College… est un disque qui ne se refuse rien, ni une profusion de samples coûteux, ni des envolées symphoniques qui lui donnent le souffle épique des grands films romanesques, et pas seulement pour l’échantillonage mémorable du morceau-titre d’un James Bond (« Les Diamants sont éternels ») dans l’emblèmatique ‘Diamonds from Sierra Leone’. Malgré l’omniprésence des samples vocaux, marque de fabrique de Kanye, ne retenir que cet aspect des productions de l’album serait faire injure au travail titanesque abattu par West et Jon Brion. Co-producteur du disque, l’auteur des bandes originales de Magnolia et Eternal Sunshine of the Spotless Mind apporte à 12 titres une texture luxuriante, qui n’étouffe jamais le grain du son Kanye West. Mieux, ses orchestrations se révèlent en parfaite cohérence avec le personnage, qui oscille entre humilité (le piano discret de ‘Heard’em say’), réflexion (le tortueux ‘Addiction’) et flamboyance (les cuivres victorieux de ‘We major’).

Encore tout émerveillé d’être devenu un jeune millionnaire adulé, Kanye peaufine son personnage de type normal emprunt de contradictions, entre activisme dilettant et matérialisme coupable, quitte à forcer le trait : « I‘m tryin’ to right my wrongs, but it’s funny the same wrongs helped me write this song » lance-t-il avec un brin de complaisance dans ‘Touch the sky’, produit par un Just Blaze incognito. Soutenue par une voix plus affirmée, son écriture fait mouche, moins sur des sujets politiques (« How we stop the Black Panthers ? Ronald Reagan cooked up an answer« ) que sur des thèmes intimes, comme l’agonie de sa grand-mère (‘Roses’) ou ses frustrations adolescentes dans le lancinant ‘Drive slow’ et sa conclusion sous codéine.

Malgré une liste d’invités digne d’un Who’s Who 2005 (ouest, sud, est : The Game, Paul Wall, Cam’ron) et l’intervention musclée de Jay-Z dans ‘Diamonds… remix’, à aucun moment Kanye West ne laisse ses guests lui faire ombrage. Grâce à Jamie Foxx, Ray Charles apparaît en trompe-l’oeil dans le contagieux ‘Goldigger’, Common glisse un couplet furtif (‘My way home’), et la présence pourtant étonnante de Nas avec l’ami de son ennemi (!) dans ‘We major’ passe presque inaperçue. Pourtant, loin d’être inutiles, ces collaborations légères témoignent de la grande maturité artistique de West, tant dans sa manière de structurer son projet que dans la gestion des participations extérieures. Late Registration est ainsi un album à deux facettes : deuxième projet solo du rappeur Kanye, et ébauche d’une première expérience collégiale d’un West chef d’orchestre. Une double réussite.

Face au déluge d’éloges qui accompagne la sortie-événement de Late registration, il serait de bon ton de verser un peu de pluie acide, pour l’ivresse de voguer à contre-courant face à la « force créative dominante de la pop music actuelle« , dixit le LA Times. Le problème, c’est que Late registration est un succès total, l’album en cinémascope d’un artiste qui voit (et fait) les choses en grand. Un disque dans l’air du temps ? Sans doute, mais sa densité surpasse largement une hype qui parasite trop souvent le travail de ce personnage au talent insolent. Oui, Kanye West est un égocentrique (qui a dit « un rappeur » ?), un sale gosse sûr de lui qui sample ce qu’il veut et adore ce qu’il fait, mais il est surtout un musicien inspiré et sans complexe. Plus abouti et plus vif que The College Dropout, Late registration est bien parti pour finir major d’une promotion 2005 pourtant redoutable. Kanyeezee did it again ? Faux : Kanye West did it better.

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