Classique

Ghostface Killah
Ironman

Razor Sharp/Epic Street - 1996

Ironman, premier album de Ghostface Killah (featuring Raekwon The Chef et Cappadonna), fait partie de ces albums sortis pendant la période bénie, la période des hauts faits du Wu-Tang Clan. L’époque des tubes fumants et non fumeux de RZA. Epoque événementielle où, chaussés de leurs Wallabees multicolores, des MC’s sont allés loin, très loin marcher sur la lune rapologique. Avec le recul, certains auditeurs semblent avoir leur point de vue sur les conditions dans lesquelles ces fameux MC’s sont parvenus à effectuer leurs épiques voyages « intersidérap » (sous l’emprise de substances illicites ?!). Une chose est sûre cependant, en tant que spectateurs, pour profiter pleinement des périples de ces « rapstronotes », nul n’a besoin de mettre son cerveau sur la position dust. La dépendance est ailleurs ; elle est musicale. Entre 1993 et 1996 le Wu-Tang Clan prend le dessus sur nos discothèques.

1996, donc, « Ironman ». Soit seize trips aux instrumentaux soigneusement dosés par sa majesté RZA et un ‘Fish’ composé par True Master que l’on n’a désormais plus besoin de présenter. A l’épreuve du temps comme le personnage de comics Ironman est à l’épreuve des balles, cet album nous plonge dans un enivrant univers dont le big-bang se prénomme ‘Iron Maiden’. Introduction dans la rue : un kid muni du message d’un prisonnier pour un certain Smokey se fait emmerder par des gars dérangés sur leur turf. Le kid n’a pas froid aux yeux et répond aux gars, finissant sa tirade par un : « I put trademarks around your fuckin’ eyes« . Et là le titre commence vraiment. La musique, rapide, écrasante comme un rouleau compresseur, partant dans des variations inattendues, sirènes de police en boucle dans le fond sans arrêt. Éclatant d’ingéniosité. Tempête sous des crânes. Le micro tourne : remonté à bloc Raekwon commence, l’instrumental marque une pause, Ghostface poursuit. Cappadonna qui se lâche sur un passage à hauts risques de l’instru finit en nous laissant comme il dit « smoked like a crackhead on a mission. » C’est la première hit de l’album et on sait déjà qu’on va en vouloir plus, la gueule en balancier, les oreilles bourdonnantes. Un décollage qui n’est pas sans rappeler le premier album de Raekwon fourni l’année précédente.

Il faut passer au titre suivant, absolument, maintenant ! ‘Wildflower’ : Ghostface seul au microphone, pas de mélange de flows. Comme s’il ne fallait pas abuser des mélanges pendant un moment, ceux-ci tuant trop. Le morceau est introduit par un dialogue du film « J.D.’s Revenge » récité en bribes à l’avance par un Ghostface sans nul doute accro au film. Encore une fois la musique se fait attendre. Quand elle arrive (enfin), on réalise alors que RZA va encore nous sortir un de ses petits joints minimalistes au beat lourd et aux quelques variations fulgurantes dont il détient jalousement la formule secrète dans son lab. Que faire sinon en prendre plein la poire, essayer éventuellement de comprendre les paroles d’un Ghostface survolté (introduit par deux phases de Jamie Sommers qui fait là des débuts anecdotiques), essayer de se rattacher à quelque chose pour faire fonctionner son cerveau. Quoi ! Ghostface a eu des problèmes avec une fille qu’il se fait un plaisir d’injurier copieusement… Quoi ! Elle l’a trompée, ahhh ok bon bon… ‘Wildflower’ finit de se consumer, que va-t-on prendre encore ? Ah ben un tout petit coup de Raekwon en solo maintenant, sur un ‘The Faster Blade’ plutôt lent et sans prétention. Avec le recul « piègeux » car peu annonciateur des monumentales claques qui vont suivre. Calme relatif avant la tempête. Allusion bien entendu aux cinglants et marquants ‘260’, ‘Assassination Day’, ‘Poisonous Darts’, ‘Winter Warz’ ingurgités à la chaîne. Avec un tel quatuor de coups de pression microphoniques, de sons vicieux cumulant le tortueux et le torturé, l’auditeur prend la claque de sa vie.

Voici quelques éléments qui rendent ce passage tellement hallucinant : en premier ‘260’ avec Rae et Ghost qui décident de clore le morceau en croisant leurs raps à cent à l’heure sur un instru brillant comme une feuille de papier aluminium. Ce track dure (hélas) à peine trois minutes, moins de trois minutes d’un petit sample de soul en boucle sur un beat speed à souhait. Puis vient ‘Assassination Day’, rimant avec « RZA au sommet ». LE jour de l’assassinat où RZA, les mains pleines de samples, a gagné une précieuse victoire dans le gros massacre de la concurrence. Les hommes au micro ici ne sont autres que RZA lui-même, Inspectah Deck, Masta Killa et Raekwon. Le Rebel INS comme à l’accoutumée (réécouter par exemple ses admirables featuring sur le « Liquid Swords » de GZA pour s’en persuader) fourgue une prestation terrible à son partenaire Ghostface. On peut en dire autant des autres invités présents, chacun apposant son cachet par sa voix typique. Une bombe ça va, deux bombes ça va, trois bombes et bonjour les dégâts ! Voilà maintenant ‘Poisonous Darts’, titre qui porte bien son nom. RZA nous sort un sobre apéro-sample Kung-Fu de rigueur (« Let’s see, you try the water technique ! Hai ! Ha, ha ! The sky is high, the cloud is low but my water technique is hard to think that the earth can absorb water, hai ! Hai !« ) avant de nous tirer vers le bas, profond, avec sa production asphyxiante sur laquelle il aligne les samples. Ghostface rappe comme il sait si bien le faire, le grand jeu ! Le grand jeu pour nous étant de trouver les endroits où il reprend sa respiration. Particulièrement lors du second couplet on se demande s’il ne réalise pas sa performance en apnée ? Peut-être sommes-nous témoins d’un simple phénomène physique qu’on pourrait s’amuser à énoncer ainsi : plus s’élève le MC moins facile est sa reprise de respiration ? Nous aussi avons le souffle coupé car magistral est l’enchaînement qui ne laisse aucun temps mort entre ‘Poisonous Darts’ et ‘Winter Warz’ le titre suivant. Encore au micro un mix mortel de stars estampillées Wu : U-God, Masta Killa puis la deuxième apparition de Cappadonna sur un album dont il est après tout lui aussi tête d’affiche. Extrait : « I’m too ill, I represent Park Hill, see my face on the twenty dollar bill, cash it in, and get ten dollars back, the fat LP with Cappachino on the wax, pass it in your think, put valve up to twelve, put all the other LP’s back on the shelf, and smoke a blunt, and dial 9-1-7-1-6-0-4-9-3-11 and you could get long dick, Hip-Hop affection« . Sans doute un des meilleurs moments de sa carrière, une tirade incroyable de plus de deux minutes injectée, tac, comme ça, froidement mais toujours fixé sur un instru au synthétiseur comme les affectionne tant RZA.

Avec ‘Box In Hand’, RZA nous dupe joliment avec son début d’instru au violon coupé court qui vire soudain à la petite mélodie au piano. Combien s’y sont fait prendre ? Une fois pris par cet instru piège on ne peut qu’aller au bout en écoutant Method Man et Ghost. L’un des aspects marquants d‘Ironman est son mixage, la plupart des titres se succédant avec une telle justesse qu’il est très difficile de ne pas s’accrocher à l’album du premier au dernier instant. Ainsi la fin de ‘Box In Hand’ et le début de ‘Fish’ fusionnent-ils encore parfaitement. ‘Fish’ c’est le second titre (d’une série de trois tracks) de l’album avec le trinôme Ghost-Rae-Cappa mais sans RZA puisque True Master (se) charge ici (de) la production tout en restant très proche du travail de son mentor.

Faire suivre ‘Daytona 500’ par ‘Camay’ est un exemple parfait du jeu de tempo auquel se livre RZA dans quelques uns de ses albums. Il se démarque, de ce point de vue, d’un Terminator X (DJ de Public Enemy). La cadence infernale imposée sans cesse et sans concession par un Terminator X, employée aussi dans une moindre mesure par RZA (‘Daytona 500’), n’est pas envisagée par celui-ci sans une alternative (‘Camay’). Chez RZA on mélange habilement dur et doux, on admet volontiers que le proton et l’électron causent l’explosion.

Exemplaire encore cette voix (celle de O.V. Wright) sortie d' »outre-vinyle » qui nous chante « Sometimes I feel, like a motherless child« , refrain du standard ‘Motherless Child’ au début du titre du même nom. Aucun autre sample n’aurait été plus approprié pour appuyer intelligemment le contenu des propos de GFK ! Ghostface Killah y excelle. Il introduit magistralement les personnages de sa courte histoire (« Yo..I know a rich kid, who got hit for 3 bricks, showin’ off his 850 plus, what a nice whip/Young blood guzzlin’ 40’s, hustled in the rain, old Earth shootin’ dope in her veins, he never had it all, the kid loved basketball, had a favorite song, ‘I Miss You’ written by Aaron Hall« ) et fait preuve d’une grande attention pour nous restituer dans le détail le contexte de celle-ci.

‘Black Jesus’, ‘After The Smoke Is Clear’, ‘All That I Got Is You’ et ‘The Soul Controller’ est le quatuor « contrepoids » au quatuor assassin du début de disque. Ces quatre titres finissent de renforcer la dualité de l’album. On y entend dans l’ordre chanter les Delphonics, la « diva R&B » (voir Hip-Hop comme osa le proposer Jay-Z lors de son « MTV Unplugged ») Mary J. Blige sur l’autobiographique ‘All That I Got Is You’ (déclaré à sa maman) avec un sample de ‘Maybe Tomorrow’ des Jackson 5, ou encore les anciens crooners des Force MD’s remis en orbite par RZA. Pour ‘Black Jesus’, pas d’invité chantant mais tout de même un sample-chant qui irradie littéralement le titre. Il faut souligner cette efficacité que conservera RZA pour concocter des productions plus lentes et posées (entendues plus récemment dans son « Digital Bullet »), réinventant au passage le R&B par son approche si différente du genre. On peut dire de façon certaine aujourd’hui que quand RZA touche à quelque chose de nouveau, il se donne pour mission d’innover et le résultat est souvent concluant.

La fin splendide de ‘The Soul Controller’ et aussi de l’album (‘Marvel’ en bonus semble mal placé) est marquée par les extraits de la fin de deux oeuvres du Septième Art : le monologue d’un Al Pacino à la voix usée mais aux yeux toujours pleins de rêve dans L’Impasse et le commentaire final du malin Usual Suspect.

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