Chronique

Salif
Curriculum vital

AZ - 2009

En 1993 sortait Carlito’s Way, deuxième collaboration entre De Palma et Pacino qui, avec le temps, s’est rapidement imposée comme une sorte de fin alternative à Scarface, son ainé de dix ans. L’histoire de Carlito était celle d’un Tony Montana réchappé de la mort via un séjour en prison salvateur qui, une fois n’est pas coutume, avait réussi à dégouter un détenu du crime. Longue fresque brumeuse remplie de nostalgie, le dernier véritable grand film de De Palma semblait vouloir dire en filigrane que, peu importe les efforts fournis, la rue finissait toujours pas rattraper ses ressortissants. Street is watchin’. Sorte de vase clos régi par ses propres codes, elle cachait d’innombrables secrets qui n’étaient pas censés en sortir. L’un des moments les plus émouvants du film est sans aucun doute lorsque Penelope Ann-Miller, petite-amie de Carlito reconvertie en gogo danseuse après avoir longtemps rêvé de Broadway, lui demande s’il a déjà tué quelqu’un. Pris au vif, Carlito décide de bricoler une question sur le déterminisme social et l’insécurité qui règne dans les rues de New York. En 2009, il pourrait lui faire écouter Curriculum vital.

« On vit pour le quartier, meurt pour le quartier, tombe pour le quartier, se plombe pour le quartier, traîne pour le quartier, se perd pour le quartier…sans jamais se demander ce que le quartier fait pour nous »

Dès le morceau introductif, Salif donne les principales clefs d’un disque qui n’a que la rue comme thématique. Flow lancinant et répétitif, limite paresseux, il emboîte presque involontairement le pas à Youssoupha en disant que son disque sera lui aussi un « éternel recommencement ». Ses deux couplets disent exactement la même chose, seul le choix des mots diffère. Les « Blocks » deviennent « streets », les « strophes » des « titres » et la « drogue » du shit ». L’air de dire qu’il pourra trouver des dizaines de formulations inédites, enchaîner les assonances ou changer perpétuellement de flow, la finalité sera toujours la même. A la fois narrateur et acteur, les mots de Salif s’apparentent à une voix-off omnisciente, chef d’orchestre d’un gigantesque storytelling de dix-huit titres.

Dans Curriculum vital, il est donc majoritairement question de la relation ambigüe entretenue par Salif avec la rue, point névralgique d’un disque aux très rares éclaircies. Entre attraction et répulsion, volonté de s’en sortir et résignation, il se demande 78 minutes durant ce qui peut expliquer la fierté incompréhensible ressentie par ces banlieusards envers un quartier qui ne leur offre que trop peu de perspectives (« le quartier m’a eu » lâche t-il sans ambages sur ‘Autodidacte’). Un quartier qui oublie ceux qui ont contribué à forger sa réputation (‘Eh l’ancien), les prive d’avenir décent (« Seul et sans diplôme je resterai dans le hall, au pire des cas j’irai en taule« ) et qui ne semble laisser qu’un choix limité aux plus motivés (« Tu veux être quelqu’un dans le quartier ? Fais des études ou arme-toi« ). Les rares ensoleillements musicaux (‘CV’, ‘Cursus scolaire’, ‘La routine’, ‘Elevation’) ne sont que des trompe-l’œil avec comme unique fonction d’apporter un semblant de diversité musicale à un disque qui a l’asphalte comme fil conducteur.

« Moi je n’avais rien à part une sav’ et un schlass, je ne m’imaginais pas avec une femme et un taf »

Paradoxalement beaucoup plus street que ses street-CD’s, l’ambiance de ce deuxième album peut s’avérer étouffante tant l’auditeur se sent coincé entre deux tours, confiné dans un univers brutal et sans échappatoire. Atteint de la paranoïa (‘A ma place’) de celui qui se sait capable de replonger à tout moment, Salif oscille entre une lucidité souvent bluffante et ses réflexes de « mec de tess ». Un peu comme Carlito torturé entre son besoin de se ranger et son vieil instinct qui l’avait amené à pousser Benny Blanco du haut d’escaliers et à accélérer indirectement sa triste fin, Salif se situe à la croisée de ces deux chemins, la réussite plein d’éclat ou l’échec cuisant. Focalisé sur le bitume, l’album est donc à double tranchant. Le risque d’essouffler l’auditeur semble assumé de bout en bout, parce qu’au fond Curriculum vital n’est pas un disque facile. Bloc homogène et diablement solide, il a pour but d’être écouté d’une traite, avec ses sommets et ses passages, a priori, plus anecdotiques.

En effet, certains titres, pris indépendamment, n’ont qu’un intérêt limité alors qu’ils s’intègrent avec succès dans le tableau d’ensemble peint par Salif. Il en va ainsi des morceaux comme ‘A ma place’ ou ‘Autodidacte’ qui servent davantage à marquer un temps d’arrêt à côté des explosifs ‘Véridik’ et ‘Cash converter’, hymne poisseux conciliant habilement storytelling et technique irréprochable. Technique encore à l’honneur sur le défouloir ‘Blow’, unique piste véritablement egotrip de l’album laissant libre cours au délire mégalomane du MC (« Je vois les MC’s comme des filles de l’est« ) qui, en ne collaborant avec aucun autre rappeur, se marginalise un peu plus. Conscient de la concurrence qu’il regarde de loin, Salif a préféré délivrer un témoignage de tout un pan de sa vie plutôt que de rentrer dans le jeu du rap français. Plein de regrets et de désillusions (‘R.U.E’), inévitablement nostalgique (‘Warriors’) et porteur d’une qualité de narration rare (le tubesque ‘Monte au charbon’, l’efficace ‘La routine’ et sa prod très « Aftermath » concoctée par Said des Mureaux), Curriculum vital est un projet sombre à souhait, qu’on n’écoutera peut-être pas quotidiennement mais assurément essentielle dans la carrière de son auteur. Surtout si on le met en parallèle avec l’interview qu’il nous a récemment donnée et dans laquelle il rapprochait le rap d’une thérapie et espérait, après ce disque, pouvoir enfin parler d’autre chose. A écouter avec intérêt donc en attendant une suite qui s’annonce prometteuse.

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