Chronique

Boogie Down Productions
Criminal Minded

B-Boy Records/Traffic - 1987

« Take notes : real gangsters wear trench coats, grey suits, black ties and they seek votes. They don’t sell dope / yo excuse me yes they do. But they don’t look that much like me or you… ».

Ce n’est pas du Lawrence Parker alias KRS One de 1987, c’est du Tracy Marrow alias Ice-T de 1993 (‘Message to the soldiers’). Mais c’est tout comme. Après sept ans de contre-révolution reaganienne, et avant même que ne s’effondre le commode spectre rouge, tout le monde ou presque avait compris de quel bois droitier le nouvel ordre mondial se chauffait. C’est alors que déboule Criminal Minded.

Les fidèles les plus cinglés de l’ancien fantoche alzheimerien militent pour chasser le visage de Hamilton des billets de 10$ pour apposer à la place celui de Reagan ; en 2005, un sénateur a fait monter les enchères en proposant carrément 50$ : dans ce cas exit Grant qui, lui, a vraiment donné son nom au billet. Comment faire moins pour récompenser les glorieux faits d’armes de celui dont le nom restera à jamais attaché au financement de la Contra d’extrême droite au Nicaragua avec le pognon des ventes d’armes illégales à l’ennemi iranien, le tout en ayant le mauvais goût de se faire gauler ? D’où Criminal Minded : non pas devenir des criminels ni même se faire passer pour tels, mais prendre acte de l’esprit que les gouvernants déploient si clairement sur la scène politique officielle, et au passage renverser les définitions.

« Nous lui avons donné ce nom parce que cela montrait une nouvelle manière de penser. C’est mauvais d’avoir des activités criminelles, tuer ou voler quelqu’un, mais il faut penser avec un esprit criminel. L’Amérique a été fondée par des criminels, elle a été construite par des criminels et son histoire est truffée d’actions criminelles, ce que certaines personnes appellent ‘un pays qui se développe’. Le gouvernement, le congrès, etc., ont cet esprit criminel. Ils contrôlent les médias, mais nous n’avons pas le droit de contrôler quoi que ce soit hormis ce pour quoi on travaille. C’est de la criminalité. Un gouvernement, c’est fait par le peuple pour le peuple mais en 88, nous en sommes arrivés à un point où le gouvernement fait exactement ce qu’il veut et le public doit en subir les conséquences. Le public devrait s’unir contre le gouvernement, là le pays changerait en profondeur. Mais penser ainsi, c’est penser comme un criminel. C’est de la trahison, ici, en Amérique » dixit KRS One en 1988. Avec une bonne feinte en supplément : jouer sur la violence pour attirer le public et lui délivrer mine de rien, et au milieu d’une bonne masse d’egotrip, un message de conscientisation encore vague, mais amené à être développé dans les albums suivants.

Inutile de revenir sur la postérité et sur l’aura de ce classique parmi les classiques, présent dans tout palmarès qui se respecte, l’un des mythes à 10 pistes avec Paid in Full, Long Live the Kane et quelques autres. Pour donner une idée (biaisée), Rolling Stone l’avait classé fin 2003 parmi les 500 plus grands albums de tous les temps (444e exactement), dans un classement des classements de près de 300 (273 exactement) professionnels de la profession. Si l’on en croit le dossier de presse, New York aurait carrément pris ses quartiers à Stratford-sur-Avon : avec Criminal Minded, le groupe « réinventait la langue de Shakespeare en lui insufflant la modernité de l’argot du Bronx », rien que ça. On sait aussi que la rupture de la trajectoire du Teacher a lieu avec la rencontre avec Scott La Rock bien plus qu’avec sa mort, et que presque toute la suite est déjà là, en filigrane au moins : la genèse de l’embrouille entre le Bronx et le Queens, la prétention de KRS One à être le modèle incarné du street scholar, la curiosité viscérale d’une musique qui puise ses sources, c’est-à-dire ses samples, aussi bien chez AC/DC que chez James Brown, Sly & Robbie que Billy Joel. Inutile de revenir sur ce classique, donc, si ce n’est pour dire que revenir aux origines fait du bien, et que malgré (ou grâce à) son caractère nettement daté, est toujours d’une redoutable efficacité, à l’image du début de son morceau titre, quand la chansonnette laisse place à la voix parfaitement posée sur le kick. Ce n’est pas pour rien que l’ancêtre Kool Moe Dee a placé KRS One sur le podium des meilleurs MC’s, entre Rakim et Big Daddy Kane, et devant… Kool Moe Dee lui-même. Ceux qui redécouvriront sur le tard cet album y trouveront quelques références clés : l’origine du générique de l’émission Yo ! MTV Rap (‘South Bronx’), celle de quelques morceaux plus tardifs (le ‘Definition’ de Black Star, écho à ‘Remix for the P is Free’) et des phases scratchées en pagaille.

Qu’apporte-t-elle donc cette réédition de luxe, qui témoigne de la commercialisation du rap autant que de sa consécration comme musique comme les autres ? D’abord, la couverture originellement prévue, légèrement distincte de celle qui a été choisie, donnant matière à un jeu des petites différences. Ensuite, un beau livret plein d’infos, de photos, avec des vrais morceaux de dessins de KRS dedans et la totalité des textes. Avant le récit détaillé de circonstances de la naissance du Boogie Down Productions, des premières traces discographiques, du déclenchement de l’embrouille avec le Juice Crew, on y trouve l’anecdote de la première rencontre entre KRS et Scott. Comme dans les meilleurs duos de légende, elle est évidemment difficile au premier abord, le clodo autodidacte se montrant farouche face au travailleur social ayant fréquenté l’université : « the two’s first conversation led to an argument that had KRS calling Sterling a sellout to the white establishment and Scott calling KRS a lazy black man who was wasting his life ». Heureusement, après ce round d’observation où chacun se renifle le cul d’un œil méfiant, tout s’arrange et les deux compères s’amusent vite comme larrons en foire. Ils sont réunis par Ced Gee des Ultramagnetic (qui donnera un gros coup de main à l’album dans l’ombre) et par – devinez quoi ? – l’amour du hip-hop. Un sentiment qui prendra rapidement fin pour Scott La Rock, assassiné quatre mois après la sortie du disque.

Ajoutez à ça tous les anciens morceaux remastérisés, et tout un tas de bonus plus ou moins dispensables – car il faudra une fibre old school bien incrustée pour les remettre régulièrement dans sa platine, à l’exception de ‘Essays on BDP-ism’, dernier morceau produit et mixé par Scott la Rock – mais qui font toujours plaisir. En plus d’une vidéo de ‘The Bridge is Over’ (en fait un extrait de concert avec le morceau rajouté par-dessus…) où l’on aperçoit Red Alert, le second disque est composé de faces B, versions alternatives et morceaux inédits (en CD ou tout court). On y trouve ‘Advance’, premières traces de Kris au micro (accompagné par MC Quality et MC Jerry Levi ! et une fin électro comme on en fait plus…) et ‘Say No Brother’, le premier single de BDP. Ils sont agrémentés d’une interview avec Doctor Dre (pas lui, l’autre), où les vannes envers le Juice Crew vont bon train. Pas mal de remplissage, il faut bien le dire, mais l’objet a de la gueule. Et les classiques, surtout de ce calibre, ça se respecte.

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