Chronique

Blaq Poet
Déjà Screw

45 Scientific / Screwball Records - 2006

Depuis l’OPA sauvage menée par G-Unit sur le rap new-yorkais, et en attendant la réplique du Président Carter et de ses hommes de main, la grosse pomme semble pourrir peu à peu. En surface tout du moins. A l’intérieur, la relève annoncée (Saigon, Technique, Papoose, Uncle Murder…) réussit à susciter de sérieux espoirs sans parvenir à les concrétiser pleinement. Trop tôt ? Trop tard ? Un peu des deux à vrai dire. A l’exception des relatifs succès de Big Bang (Busta Rhymes) et à moindre échelle de Fishscale (Ghostface), le rap new-yorkais vit, jusqu’ici, une année bien mièvre. On pourrait théoriser pendant des heures sur les raisons de ce déclin, mais au final on serait rattrapé par une réalité indiscutable : les chiffres.

Flashback. Retour en 1985. Fin 1985. MC Shan et Marley Marl font résonner ‘The Bridge’ dans les ghettoblasters et mettent le feu à NYC. En proclamant la supériorité absolue de Queensbridge et surtout en revendiquant plus ou moins explicitement la paternité du rap, Shan et le Juice Crew s’attirent les inimités du Bronx. Tension. Gros coup de pression. Et peu après retour de flamme. KRS-One sort l’artillerie lourde et dégaine le surpuissant ‘South Bronx’ en guise de réponse. Passé ‘Kill that noise’, le blastmaster enfonce un peu plus le clou avec l’explicite et futur classique ‘The Bridge is over’. Silence dans la salle. Décidé à ne pas se laisser pisser sur le bas du froc, Blaq Poet sort alors de l’ombre et brise l’omerta. Déjà fort en gueule, il cloue le bec du Boogie Down Bronx avec un ‘Beat you down’ surviolent. La mort de Scott La Rock– DJ de Boogie Down Production- calme progressivement les esprits, même si quelques échanges d’amabilités (‘Take you out’ notamment) continuent à fuser.

Avec une telle entrée en matière, Poet semblait parti pour devenir l’un des haut-parleurs de Queensbridge. Mais la suite sera moins heureuse et plutôt composée d’une succession de succès d’estime et de (relatifs) échecs commerciaux. Premier album en 1990 avec DJ Hot Day (Without Warning) au sein du duo PHD, un concentré de nitroglycérine resté sans suite. Passée une longue traversée du désert, le QB Architect s’entoure d’une belle phalange d’enragés, le trio Hostyle, Kyron et son cousin KL, avec lesquels il fonde Screwball. Screwball, en hommage à Louis Chandler, un très proche tué quelques années avant.
Aussi électrique qu’un transformateur à Clichy-sous-bois, le quatuor sort deux albums quasi coup sur coup : le couronné classique Y2K en 2000 suivi, l’année suivante, du plus décevant Loyalty. Miné de l’intérieur, le groupe explose en plein vol. Désormais seul, Poet hante les murs de QB, déversant au compte-gouttes des apparitions rares mais sanglantes. Point d’orgue de ce relatif silence, le 12″ Poet has come/A message from Poet réalisé en 2003 avec DJ Premier.

2006, soit quasi vingt ans après ‘South Bronx’. Poet délivre avec le soutien de Year Round et 45 Scientific son premier long format en solo. Intitulé Déjà Screw, il sort une première fois aux US – avec un mastering pas loin du foutage de gueule et une pochette du même acabit – avant de traverser péniblement l’Atlantique, des mois plus tard, dans une nouvelle version. Cette fois (bien) masterisé, avec une vraie et belle pochette (Tcho/Antidote) et accompagné d’un DVD, Déjà Screw débarque en Europe dans un anonymat certain.

Dix-sept titres pour un concentré de rap hardcore à vous déchiqueter la moelle épinière. Poet y déverse son style brut de décoffrage, les couilles sur la table et des éclats d’obus dans les cordes vocales. En bon War Dog, Poet ne manie pas le scalpel, mais plutôt le fusil d’assaut avec sa voix brute et rauque, ce qui ne l’empêche pas d’exploser ses cibles. Il entremêle, non sans un certain succès, pur égotrip, commentaires au vitriol sur la scène rap actuelle (‘A message from Poet’), réalités de l’asphalte et visions criminelles (‘Cash’, ‘Rhyme crime boss’). Intense, parfois épuisant, Poet enchaîne les couplets, martelant sourdement nos tympans quitte à rendre sourd. Mais personne n’est moins sourd que celui qui veut l’écouter.

Avec le recul d’un vétéran charismatique et l’expérience d’un vrai O.G., Poet s’est entouré d’une équipe de producteurs hors normes, avec Preemo et Geraldo en chefs de file. Premier signe quatre morceaux, dont les deux grenades déjà dégoupillées ‘Poet has come’ et ‘A message from Poet’ (qui rappelle toujours autant ‘F.A.Y.B.A.N’). Si Alchemist et Easy Mo Bee ajoutent, symboliquement, leur pierre à l’édifice (‘Bloody Mess’ et ‘U phucked up’), on retrouve Geraldo derrière la moitié des productions de l’album. Fort de plusieurs réussites indéniables (‘Cash’, ‘Rhyme Crime Boss’, le posse cut ‘Criminal minded’), le Général tient la dragée haute aux têtes de pontes. Envolées de violons et boucles hypnotiques entrecoupées de sirènes et coups de feu ressuscitent le rap hardcore new-yorkais, en s’inscrivant dans la lignée des M.O.P, Mobb Deep (chloroformés par G-Unit) et autres Onyx.

Tournons la page, il n’est ici plus question d’avenir ni de perspective, plutôt de réalité et du présent. Déjà Screw défonce. Point final.

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