Chronique

BEN plg
Dans nos yeux

2020

Hier soir, Ben était au bar, il a enchaîné les Maredsous avant d’aller danser nulle part. Quand la nuit a basculé dans sa deuxième partie, il n’a pas bougé comme les lumières au plafond. Le cœur n’était pas à la danse. C’était pourtant prévu, fermeture du bistrot, ouverture de la discothèque, sol mouvant et murs tremblants, sueur, brouhaha, postillons, l’horreur absolue et habituelle. Mais non, Ben n’est pas parti là-bas. La serveuse s’est transformée en psychologue contre son gré, le comptoir en formica a pris des airs de divan. C’est ainsi, c’est dommage mais ce n’est pas la première fois que ça se passe comme ça, et sûrement ne sera-ce pas la dernière fois non plus. Alors ce matin, ça cogne dans la tête, les cheveux se décolorent à l’intérieur comme les souvenirs évaporés. Mais ça passera… Un café serré à l’extrême, la fin d’un paquet de clopes, quelques cachets qui traînent, et Ben affrontera la vie comme tous les jours.

L’album de BEN plg est sculpté dans un vécu des plus banals. Les histoires qui y sont racontées sont touchantes par leur aspect on ne peut plus ordinaire, tout comme les paysages qui y sont dépeints. Dans nos yeux, on y voit la peine d’un jeune adulte égaré dans une drôle d’époque. Le passé est aussi trouble que l’avenir est incertain, pourtant il faut avancer, se construire avant que les bâtiments qui nous ont vu grandir soient détruits. BEN plg vient du nord de la France, où les cœurs n’attendent pas après le soleil pour se réchauffer. Et sa musique n’en manque pas, de cœur. Elle est douce avec les sœurs, tendre avec les frères, pleine de grâce pour sublimer une vraie vie qui en a bien besoin. Au volant d’une Clio 2 en périphérie, à pied dans les rues du centre-ville, le rap de BEN plg transforme des petites briques rouges en poésie, il fait renaître l’innocence noyée des fils d’ouvriers : “j’mets ma vie sur Logic, mes tripes dans la cabine, j’prends des pauses avec mes p’tits reufs pour construire des cabanes” dit-il sur “Ton âme”. Dans nos yeux, on y lit cet amour des siens, pas seulement ceux auxquels on est lié par le sang, mais aussi ceux qui nous ressemblent, que l’on croise partout et que l’on ne voit même pas. C’est le regard de toute cette “France du milieu” qui fixe un point au loin. Et on y voit de la fierté. Le début de siècle a beau être étrange, s’y faire une place n’est certes pas chose évidente, mais Dans nos yeux, on y devine aussi des possibles, tout n’est pas morose. Il y a déjà ces jolies mélodies, celles de “Elle a” et “Ton âme” par exemple, qui en elles-mêmes constituent de petites portes d’optimisme. Elles sont légères, entêtantes et donnent un second souffle au discours de BEN plg, qui lui demeure relativement sombre.

Avec cet album, le rappeur montre aussi un panel de techniques impressionnant. Dès l’introduction “Cœur propre & mains sales” il est démonstratif comme un jeune à l’ancienne qui veut prouver à ses modèles qu’il va assumer l’héritage. Aussi convoque-t-il Niro et Salif, pour reprendre un peu plus loin dans l’album toute une partie du titre “J’hésite” du second nommé. La filiation avec Fon est d’ailleurs flagrante, autant pour le côté bordélique et dispersé des débuts que pour l’aspect sombre et réaliste post-Boulogne Boy. BEN plg a probablement écouté beaucoup de rap français, du moins c’est ce que Dans nos yeux laisse penser. Il finit les teilles de Ballantine’s de Guizmo à la buvette, croisant là-bas le père de SCH qui recherche en lui un gosse mort. Quand il rentre, il “lance un Jul type beat” pour gratter ses meilleures lignes. Alors, yeux rouges et cerveau imbibé, le Nordiste laisse s’exprimer un talent d’écriture indéniable. Petite sélection non exhaustive : “J’aimerais bien savoir lire à travers les visages pour avoir l’impression d’traverser des nuages” (“Tramadol”) ; “On est devenus des hommes en clopant sur un banc en attendant l’aurore, génération divorce, pâtes au beurre Eco+, Bambi meurt au cinoche pendant qu’papa est aux putes”(“Mon frérot”) ; “J’conserve les nudes de mes ex, j’parle à l’enfoiré du miroir pour m’assurer qu’il y reste, j’ai une boule dans la gorge et des plans dans la tête, des nœuds dans mon passé et un bout dans la veste… ” (“Quitter la fête”). Certaines sont brillantes par les images qu’elles véhiculent, d’autres simplement belles par leur justesse.

Alors Dans nos yeux, on y voit plein de raisons d’y croire finalement. Demain peut-être fixeront-ils un parterre de milliers de personnes récitant en chœur la tristesse passée et les ambitions naissantes. Dans nos yeux, beaucoup de choses y sont imperceptibles mais réelles, elles sont belles, donnent envie d’aller voir demain comment ça sera. Au fond des pupilles, sur le sol fertile de l’abandon, on construit des cabanes avec les enfants, puis un monde qui nous va mieux. Il faut juste bien regarder Dans nos yeux, les laisser sortir du bar avant qu’ils s’abîment trop et écouter ce qu’ils ont à chanter.

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