Chronique

Abd Al Malik
Château Rouge

2010

Il se passe quelque chose d’amusant au milieu de Château Rouge, quatrième album solo d’Abd Al Malik. Plage 7, « Centre ville ». A 1 minute 15 très précisément. Le rappeur strasbourgeois se laisse alors aller à deux de ses pêchés mignons : l’éloge de son épouse, la chanteuse Wallen, et le name-dropping littéraire. « OK, Wallen est Elsa, moi, Louis Aragon » lance-t-il au cours d’une tirade sur l’Eldorado parisien et l’amour fusionnel (ou autre). Mais avant même que la formule puisse être digérée par l’auditeur, Abd Al Malik glisse une petite phrase en arrière plan – « C’est pour rire ! » – comme pour désamorcer gentiment l’énormité de la comparaison. Ce genre de précision aurait presque pu être inséré dans chaque couplet de son précédent album, Dante, disque dont les contorsions cérébrales tournaient parfois à la vaine digression (« Gilles écoute un disque de rap et fond en larmes« , c’est pour rire ?). Coincé entre la malveillance du microcosme rap et les lauriers périssables de la presse respectable, Abd Al Malik aurait-il réalisé que si le savoir est une arme, on peut aussi se tirer des balles dans le pied avec ?

De fait, Château Rouge est une rupture presque complète avec les trois disques qui l’ont précédé. En partance de son groupe NAP, Abd Al Malik s’est affirmé dans la France de l’après-11 septembre comme un post-rappeur modéré, lettré et humaniste. Une démarche qui lui a permis de décrocher un vrai baccalauréat médiatique et plusieurs récompenses symboliques (à ce jour, il a quatre Victoires de la Musique au dessus de sa cheminée). Même si Château Rouge compte toujours son lot de monologues touffus, le rappeur se défait de la cape un peu pesante de poète urbain pour prendre une route moins écrite, plus instinctive – et finalement beaucoup plus agréable. A ce titre, il signe un disque courageux et risqué : pas sûr que tous ses fans s’y retrouvent, pas sûr non plus que les sceptiques basculent enfin de son côté.

La vision apportée par son réalisateur, le touche-à-tout canadien Gonzales, joue un rôle crucial dans ce virage artistique. Dans Château Rouge, Abd Al Malik semble lâcher prise avec ses velléités d’auteur pour laisser une tierce personne prendre le contrôle de sa voix. Difficile de deviner les motivations de Gonzales – déjà impliqué dans une aventure comparable avec TekiLatex sur l’album Party de Plaisir –  mais le geste a de l’allure. Sous sa direction, Abd Al Malik se transforme en chanteur de variété cosmopolite, téléporté dans un idéal sonore qui se situerait quelque part entre 1987 et 1991, et légèrement troublé par la découverte de Kid Cudi (« Le Meilleur des mondes » et sa presqu’imitation). Sur des arrangements synthétiques à la limite de l’ironie, il privilégie aux démonstrations rhétoriques des refrains lunaires (« Néon »), des phases épurées (« Miss America ») et même quelques couplets interprétés dans un anglais ouvertement maladroit, possibles tentatives d’exportation de son style so frenchy vers les pays anglophones. A l’opposé des orchestrations music hall de la période Gibraltar/Dante, Abd Al Malik choisit l’inattendu, et cette nouvelle étape discographique dessine chez lui une trajectoire artistique finalement beaucoup plus ambitieuse qu’il n’y paraissait jusqu’alors. (On en viendrait presque à regretter que l’aîné MC Solaar n’ait pas lui aussi croisé son Gonzales dans la foulée de Prose Combat.)

Château Rouge établit clairement qu’Abd Al Malik sera toujours une éponge à influences. A l’époque NAP, ses modèles étaient visibles à l’œil nu – voir pour ça l’omniprésence de Mobb Deep et Capone-N-Noreaga dans La Fin du Monde. Quand son rap s’est teinté de chanson, le mimétisme avec Jacques Brel est devenu presque embarrassant. Maintenant que le marionnettiste Gonzales a fait de lui un mélange de rap, de traditions africaines et de pop bizarroïde, Abd Al Malik semble accepter sa destinée : celle d’être un interprète malléable et évolutif selon l’inspiration d’un autre. Et immédiatement, les perspectives paraissent infinies. Qui proposera bientôt sa propre vision d’Abd Al Malik : Gaétan Roussel ? Camille ? Sébastien Tellier ? RedOne ? Rick Rubin ?! Pour l’Abd Al Malik nouveau, Château Rouge réussit un pari essentiel : nous donner envie de découvrir l’Abd Al Malik de demain.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*