Sefyu Apocalyptov
« Vas-y retroussez vos bites dans vos slips ». Moscou, mercredi 21 mai 2008. Chelsea et Manchester United s’entretuent sur une pelouse à coups de ballons. But avoué, deux lignes de plus. Une sur le CV des joueurs et des coaches, l’autre dans les narines des dirigeants. Au même moment, casquette de biais, Sefyu s’avance sur la scène du Ninkasi Kao de Lyon. Concertov-best of.
« Autant crever les yeux ouverts que vivre les yeux fermés, je préfère t’aimer qu’un mariage casse-bélier. Pourquoi mourir suicidé quand t’as l’occase de te faire buter ? Pourquoi monter ? J’habite au rez-de-chaussée… » Le temps est parfois le meilleur ami de l’onde. Vingt mois auront été nécessaires après la sortie de Qui suis-je ?, premier album de Sefyu, pour (re)découvrir la plume tapie derrière les beats, clips, gimmicks et autres stratégies marketing à la Sun Tzu. Certes, ce n’est ni Sako, ni Gueko, ni Esco, ni Lalcko, ni Despo, mais ça dépote aussi dans son genre. L’impact se situe aux deuxième et troisième couplets du douzième morceau, ‘Goulag’. Autant être clair : l’écoute attentive de ces couplets, lors d’une marche solitaire par une nuit glaciale, recouvrit en quelques secondes une paire d’oreilles de beurre noir – mieux qu’une double page dans une revue d’urbanisme et de cohésion sociale. Sur fond de clavecin austro-franchouille emprunté à l’autoradio du tilbury de Barry Lyndon, l’auteur de ‘Senegalo-Ruskov’ et de ‘La vie qui va avec’ s’en prend d’abord aux oeillères administratives du courant Hélène Carrère d’Encausse : « Ici y’a pas de fifty-fifty même quand t’as tes fafs. Pour les biffs, prend une fouffe, fait dix-sept gosses et braque la CAF : c’est la seule MAAF d’un immigré sans taf qui assure son mafé, Western Union vers le bled au staff, suit la cadence même si c’est pas la teuf. Respect à ceux qui le prouvent, qui n’ont pas le temps et qui gardent la touffe. Les re-pés qui souffrent, logés au foyer, mille-fa au bled, sacrifiés pour un gramme de prosperité. Dans le marché de la vie, j’ai pesé la violence en marchant. Je m’essouffle m’a dit le marchand (ouh !), en sachant que dans les champs les animaux chient là où le blé pousse chien… Au sale je fais sécher mon argent. Ce qui ne te tue pas renforce ta personne, le Capitaine Crochet n’a égorgé personne. Crouille, impossible de falsher la réussite jusqu’à Pattaya. C’est le même prix pour tous – y’a pas de soldes. »
Crise d’adolescence et pied d’entrée.
Bref refrain pour respirer, bref silence, et déjà le marteau-pilon vocal embraye sur le système éducatif hexagonal, comme mille autres avant lui mais avec une faconde qui n’appartient qu’à lui. « Bras croisés, tête dans les bras, à l’école c’est le coma. T’as choisi d’être une bite, t’as mis les têtes en guillotine… Classe ! Dans la classe, tu traînes au fond comme un schlass, menace les profs. Le daron comprend pas donc il rlhass… Version Molotov, t’en profites tu fous le feu : c’est la naissance de ceux qui éteignent le feu avec l’essence… La crise d’adolescence n’existe qu’en France. T’as hébergé le danger comme un poisseux dans un concours de chance. Le ghetto système change pas d’automatismes, fermeture centralisée sans option climatisée, crouille… Immigré, choisis bien ton pied d’entrée. Y’a plus de queues au MacDo qu’à Sciences Po. Percer dans le re-spo ? Sans arrières, ton ignorance mon cul ! Même Ronaldo pour ses jambes a souscrit une assurance… Goulag ? C’est la marque du morceau. Petit frère, jette pas ton cartable pour abattre le fer. »
Mercredi 21 mai 2008, Ninkasi Kao de Lyon. L’album Suis-je le gardien de mon frère ? a neuf jours et le public les épaules carrées.
Travelo.
Assis à la table du bar qui jouxte la salle de concert, trois verres dans le nez et une plâtrée de frites en vrac sur le col de la chemise, les amis Guy Georges et Papa-au-Rhum font mine d’hésiter quelques secondes pour délaisser la finale de la Champions League et se rendre au show de l’autoproclamé « cocktail humain ». Quelques secondes, pas davantage. « Gros, dans la vie faut faire des choix, toi même tu sais ». Ce sera leur dernier mot sur le sujet, entre deux bordées d’insultes à l’encontre de cette « fodes cararlho de salope de travelo de danseuse portugaise de Cristiano Ronaldo, j’peux pas me le dicave » (Guy) et la lecture bras levés pleine double-page centrale de L’Equipe du jour, obstruant la vue des autres spectateurs (Papa-« keskia ? »-au-Rhum). Comme d’hab, les deux épicuriens regretteront le lendemain matin – « match de merde, dégoûté. Ma parole j’aurais dû aller voir Sefyu ! » – et oublieront le tout le soir même, terrassés par un nouvel apéro fier et digne autour d’un jeu de dés (le jeudi marquant comme chaque semaine le coup d’envoi du week-end).
Bref.
Pochette d’album en format 4 x 3. Les lettres S, E et F en blanc sur fond noir. Y, U, et ncc (Natural Court Circuit, son groupe) en noir sur fond rouge. Drapeau sénégalais au quatrième rang. Public « jeune et ambitieux, parfois vicieux » à moitié l’oreillette au match de Moscou et DJ First Mike chargé de putter the hands of the crowd in the air : le concert (dé)bute. Il y est rapidement question d’autoroute A1, de ciseaux-retournés acrobatiques ou de testicules nommées Surprise floquées Vincent McDoom. Côté prods, le cliquetis des culasses de métal succède aux craquements des détonations à une cadence que n’aurait pas renié l’Ennio Morricone bruitiste de 1964. ‘Au pays du zehef’ fait mouche. ‘En live de la cave’ fait mouche. ‘Sans plomb 93’ fait mouche, et ce n’est qu’à mi-concert que Sefyu soulève un coin de casquette pour envoyer un calme « Bonsoir tout le monde, ça fait plaisir de vous revoir ».
Mystique.
Entouré de ses compères du G-Huit RR et Baba, Sefyu s’assoit pour interpréter ‘Le journal’, tourne le dos à la fosse lors de ses interludes – accentuant ainsi la mystique de l’homme sans visage – et simule des face-à-face meurtriers avec ses faire-valoir qu’il envoie un à un au tapis à la seule force symbolique de son flow, asséné casquette au clair, genoux fléchis et dorsaux moulés dans le polo rouge. Question chorégraphies, rien à dire, c’est bossé. Les beats sous trinitrotoluène de Therapy and co ne sont pas tombés sur un nain gras. Question messages, les apartés moralisateurs délivrés torse bombé campé sur jambes puissantes (« Môme, muscle ton cerveau ! « ) n’échappent pas à l’écueil de l’enfonçage de baies vitrées sans vitres, mais la démarche semble sincère et l’humilité manifeste du bonhomme impose de donner leur chance à ces longs prêches. « C’est le récit de la brise et de la braise, bise d’une société éprise de guerre en guise de crise »… « J’ai crié l’espoir dans l’oreille du vent muet, sourde de son ma lassitude l’a ému, ouais »… « En somme j’ai vaincu l’épée, vaincu par le baiser. L’homme taillé comme un bison troque sa lame pour les larmes usées… » : exécuté en montrant ostensiblement les deux couleurs de sa main, le côté paume et le côté peau, ‘En noir et blanc’ sonne de fait comme une oasis presque décalée face aux joues émaciées et aux cernes jointées d’une partie du public.
Pneu.
Car le public de ce soir est plus Linford Christie que William Baldé dans le port de tête et les bouffées de non-sourire. Les derniers arrivés se jaugent en silence d’un regard de biais et des crachats tombent du balcon du Kao. Ils ne sont pas destinés à l’artiste mais à faire passer l’haleine âcre du pneu consumé, et tant pis si les ingés son se trouvent juste en dessous – eux croient qu’il s’agit de vapeur d’eau liée à la condensation. Les « braccos » de ‘Parloir fantôme’ provoquent des hochements de tête pénétrés dans l’assistance. Qui n’en n’oublie quand même pas de se lâcher et de gronder de plaisir. Lorsque Sefyu lance « Vénissieux c’est pas la West Coast » dans ‘Patate de forain’, la fosse se déporte d’un bloc sur la gauche. Lorsqu’il rappelle que l’auteur de la prod de ‘Molotov 4’ est originaire des environs, la fosse se déporte d’un bloc sur la droite. Lorsqu’il entame ‘Mon public (si si la famille)’, c’est Biarritz à marée haute : une centaine de paires de jambes vient s’écraser sur le devant de la scène comme les vagues d’équinoxe sur le ponton du Rocher de la Vierge. Ne manque que Joey Starr et son featuring sur ‘Seine Saint Denis style nouvelle série’ pour sarcler pour de bon le plancher du Kao… Et tant pis si ledit public, épuisé par un ultime ex-voto mêlant fierté d’être n°1 au Top album « devant Madonna et Francis Cabrel, les gars », présentation de ses acolytes façon speaker du Stade de France et modestie stabylotée (« ici y’a pas de star : moi aussi quand je vais aux toilettes, ça pue la merde »), en oublie de demander un rappel à l’intéressé. Celui-ci revient quand même, tape de nouveau toute la salle sur ‘Molotov 4’ et s’en va, flow stromboscopique évanoui dans le lointain des loges, laissant derrière lui une fosse aussi exsangue qu’exigüe.Dans une famille qui a grandi à cheval sur plusieurs continents, il est souvent délicat pour l’aîné de voir sa petite sœur, sa presque jumelle depuis tant de dizaines de milliers de kilomètres, se préparer pour un an de tour du monde. Les instants passés à deux se font rares. Une sorte d’urgence à se fabriquer d’ultimes souvenirs naît, même si elle ne se dit pas. Exilée depuis plusieurs années en diverses terres lointaines, Helaldi n’a que peu entendu parler de Sefyu, hormis sur quelques compiles reçues des mains du facteur, témoignages de l’air du temps qui passe en pays quitté.
Promettre.
Le concert lui a plu. Le public ? « Tranquille ». Pour quelqu’un qui a vu dunker Michael Jordan en chair et en os de l’autre côté de l’Atlantique ou chanter Salif Keita au stade du 4-Août de Ouagadougou, le compliment vaut ce qu’il vaut. La perspective de prolonger le moment avec l’artiste la botte bien, malgré l’heure tardive et les multiples obligations des jours à venir. Cela avait été convenu par mail puis confirmé par téléphone avec le staff au moment d’arriver sur le site. De bonne composition, les gars promettent que l’attente ne sera pas longue (« dix minutes »)… Elle le sera. « Nous ferons au mieux » aurait été plus adéquat.
Disponibilité.
Sefyu n’y est pour rien. Il se veut juste un artiste accessible. Les bains de foule post-concert, c’est son truc. « Lâchez vos comm’ » d’homme à homme, il n’y a que ça de vrai. Discussions, photos – avec la visière jusqu’au menton, sans quoi c’est non -, retrouvailles, Sefyu ne boude pas son plaisir et il a bien raison… Avec ses yeux qui crient Doggy style, la groupie habituelle des concerts de hip-hop lyonnais (cf. compte-rendu du Festival L’Original 2008) tente une dizaine de collés-serrés abusés. Pas dupe, l’homme-Molotov garde publiquement ses distances tout en s’efforçant de rester courtois. Il serre des paluches à tours de bras, file un numéro de portable à qui le demande – voire à qui ne le demande pas -, retourne en loges pour offrir une de ses casquettes à un ado qui s’en souviendra toute sa vie ou la mettra aux enchères sur e-Bay… Pas étonnant que le morceau ‘Mon public’ touche si juste. Combien de n°1 au Top Album font-ils autant d’heures sup après leurs concerts ? Le roi connaît sa cour et celle-ci le lui rend bien. Sefyu a fait sien le crédo de Sonny LoSpecchio dans Il était une fois le Bronx : le secret ultime, c’est « la disponibilité ».
Tapotement.
De « dix minutes » en « dix minutes », les sourcils se froncent et le staff commence à raser les murs. La journée avant le concert fut copieuse et un circuit-training de bâtard est prévu avec un collègue à 6 heures tapantes, soit dans quelques heures… Il faudra un tapotement discret mais ferme sur l’épaule du responsable pour que les choses se décantent et qu’enfin Sefyu soit informé. Il n’y aurait eu aucun souci si les choses avaient été claires depuis le départ. « Je termine et je suis à vous », dit simplement Sefyu, s’excusant poliment pour l’attente. Folle est la différence entre le verbe « terminer » et l’unité de mesure « dix minutes ».
Visage.
En loges, une fois la porte refermée, l’accueil est simple et chaleureux et la casquette enfin à l’envers. C’est la première fois qu’Helaldi voit le visage juvénile de l’homme qui « fume trop d’instrus » au point qu’il aimerait « qu’on [lui] colle un patch ». C’est le grand frère joufflu de Ladji Doucouré, en fait. Très vite, la conversation part sur une remarque de Baloji, auteur en début d’année de l’album Hôtel Impala. Baloji faisait remarquer qu’en République démocratique du Congo, il y avait aujourd’hui « 227 Sefyu », le bégaiement au micro étant devenu un must. L’intéressé sourit du compliment, se remémore ses récents concerts « au Sénégal, au Mali, au Tchad, au Gabon, et un concert sauvage au Burkina », les rencontres et les échanges, et espère que le succès de ce nouvel album l’y conduira de nouveau. « La musique n’a pas de frontières, c’est bien connu, mais je te confirme que c’est une réalité. Dakar, Libreville ou Bamako sont des régions du rap français à part entière, au même titre que Paris, Lyon ou Marseille. »
Zorro.
« Si Zorro porte un masque, c’est pour que les gens le reconnaissent« . Signée Patrick Sébastien, la phrase arrache un haussement de sourcil et un nouveau sourire à Monsieur Crr-Crr. Bien entendu, à ce stade de la conversation, le placement de la citation n’est pas anodin. Cette casquette en travers du visage lors de ses apparitions publiques, n’est-ce pas un moyen d’avoir la paix le reste du temps, c’est-à-dire dans sa vie privée ? Plutôt que de porter des lunettes noires lorsqu’il est hors caméra, le journaliste Philippe Manœuvre les porte pour travailler, ce qui lui procure une paix royale lorsqu’il ne travaille pas… L’explication de Sefyu est pragmatique : « La première fois que nous avons voulu sortir une mixtape, la presse spécialisée nous a méprisé. Cela m’a obligé à me concentrer sur les textes et la musique, et à faire abstraction du reste. Je me suis dit que c’était à la musique de parler en premier… Alors lorsque le succès est arrivé, les mêmes magazines se sont mis à nous demander des photos. Moi j’ai dit non. C’était un risque, mais je pense qu’il n’est pas obligatoire de mettre un visage sur un son. Le plus important, c’est la musique. »
Peur.
Attitude d’aplomb sur scène, rapport d’égal à égal avec le public (« Sans lui, t’es rien. C’est lui qui nous emmène là où nous sommes. Le public compte sur nous tout comme nous comptons sur lui »), choix de jouer un soir de finale de Ligue des Champions, lui l’ex-futur footballeur pro (« Clair que ça nous a coûté du public. Nous avons mal calculé le coup »), variation des flows, structures narratives innovantes, Sefyu n’élude rien. Pertinentes sans chercher à être percutantes, ses analyses témoignent de la conscience de bâtir une œuvre avec ses armes à lui, et du souci d’éviter les clichés : « Même moi, après le 11-Septembre, quand je voyais un barbu dans le bus, je me mettais instinctivement à faire gaffe ! Pareil à la Préfecture : à cause des sketches de Michel Leeb, quand j’entendais un Noir ou un Chinois parler avec l’accent, je me marrais. C’est grave comme les clichés se nourrissent du conditionnement… » Mel Gibson ne dit pas autre chose tout au long de son ahurissant Apocalypto, réflexion anhistorique sur la genèse d’un sentiment vénéneux : la peur, c’est dans la tête. Certains se battent pour l’y faire entrer, d’autres pour l’en faire sortir. Ce combat est ancien. Ce combat est actuel – demandez à Asafa Powell.
Responsabilité.
« Un album c’est comme un puzzle. S’il manque une pièce, ton puzzle tu peux le foutre à la poubelle. » En fil rouge de celui-ci, le thème de la responsabilité. Dans le premier, Qui suis-je ?, Sefyu ne répondait pas à la question, ne donnant que des bribes de pistes dans le dix-huitième et dernier titre du disque. Avec l’interrogation inscrite au frontispice du deuxième (Suis-je le gardien de mon frère ?), il n’a d’autre choix que de se mouiller. Ce qu’il fait dès le deuxième morceau… Un clin d’œil à Helaldi : est-il aussi le gardien de sa sœur ? « J’y réponds dans le morceau en question. Quand je dis « mon frère », ça englobe également ma sœur. C’est une bizarrerie de la langue française, mais souvent dans les mots le masculin l’emporte sur le féminin. Malheureusement. » La prochaine étape s’intitulera-t-elle Suis-je le gardien de mon fils ? De mon père ? De mon prochain ? Réponse plus tard, plus loin, peut-être : le staff frappe à la porte. Il va falloir y aller.
Pas de commentaire