
Nos 25 morceaux du premier semestre 2025
L’époque est terrifiante. Le rap y évolue comme une hydre à mille têtes : celles qui naissent, celles qui sont là depuis le début, celles qu’on a coupées et qui sont revenues. Cette sélection témoigne d’une musique où la nostalgie répond aux nouveaux mélanges des genres, où le nouveau balaie l’ancien, toujours dans la recherche d’une plus juste expression de soi et de son temps.
Grödash – « Hip-Hop Académie » feat. DJ Rolxx
La discipline et le dépassement de soi, les amitiés nouées par passion, la culture comme refuge contre l’ennui, le partage… Il est question de beaucoup de choses dans « Hip-Hop Académie ». Dans ce titre de Monnaie Time 3, inspiré par la structure culturelle du même nom créée par Grödash, l’illustre membre d’Ul’Team Atom explore ses doux souvenirs de jeunesse construite grâce à « l’art de rue ».
Mais dans « Hip-Hop Académie », la nostalgie n’est pas un prétexte pour Grödash à fermer le ban et à jouer au gardien du temple. Ses réminiscences de la débrouille et de l’état d’esprit hip-hop sont au contraire pour lui un moteur de transmission. Pas de complainte façon « le-rap-il-a-changé » : « Le rap m’a ramené aux quatre coins de la planète. Partager sa culture : c’est boire du champagne en canette ». Ce titre est au contraire une célébration, soulignée par les scratchs de phases de déclaration d’amour au rap assurés par DJ Rolxx sur sa propre prod. Le Montpelliérain a déniché une boucle de guitare douce-amère et l’a posée sur une rythmique brise-nuque, rebondie malgré sa droiture. Elle colle à la voix grasse de Grödash comme un durag sur son crâne pour transmettre sa passion avec entrain, bienveillance et exigence. – Raphaël
F430 – « J’oublie pas »
Depuis plus de dix ans, une typologie unique de rap français a émergé dans le 91. En décalage avec les influences méditerranéennes et afro-caribéennes dominantes, leur souffle mélodique vient des flows déliés et émotionnels de Young Thug, YoungBoy Never Broke Again, et surtout Lil Durk, véritable parrain artistique informel de la scène. On retrouve également dans leur musique l’héritage très nostalgique des jeux-vidéo et dessins-animés de leur adolescence. La production de Lil Ben sur « J’OUBLIE PAS », titre sorti des archives du duo F430, est ainsi gorgée du sentimentalisme propre à certains animes japonais, où les départs à l’aventure s’accompagnent souvent d’un petit déchirement. Une bande-son qui va comme un gant à F430 : constant depuis leur premier album Thank You God sorti en 2019, Jet et Sensei ont fait le choix de s’éloigner de la rancune et de l’anxiété des textes et productions de la majorité du rap français « mainstream ». À la manière de Lil Durk, ils chantent une vie injuste et pavée d’obstacles, que « Dieu merci » ils ont réussi à surmonter. Tout comme le rappeur de Chicago, ils n’échappent pas au « biais du survivant », avec tout l’attirail dommageable du « tu peux le faire j’en suis la preuve ». Un titre comme « J’OUBLIE PAS » n’en reste pas moins un rayon d’optimisme lumineux, denrée rare dans un rap français abonné à la noirceur et à une certaine amertume. – chosen
Saïf – « Le contrat »
Le rap racontant l’illégal et le crime en France – registre résumé de manière simpliste à « la rue » – foisonne toujours. Moins couvert, moins relayé, il se dit qu’il subit une couverture médiatique moindre par mépris de classe – estimation pas totalement infondée. Pour autant, malgré l’urgence nécessaire pour certains jeunes artistes de se prêter à l’exercice, et parfois d’autres par facilité, peu d’entre eux parviennent à tirer le genre vers le haut, en racontant avec un sens de l’observation aiguisé et en évitant de romancer les enjeux, les risques, les travers de cette existence. Saïf fait partie de ceux-là. Sélectionné parmi les onze rappeurs à suivre cette année par Booska-P (et le seul dont la performance a été remarquable), Saïf peaufine depuis début 2024 son rap aux observations froides, comme un narrateur omniscient posté dans chaque cave ou hall, dans chaque coeur et cerveau des protagonistes de ses histoires, souvent tragiques.
Dans « Le Contrat », l’un des grands moments de son EP L’Hiver, Saïf rappe le parcours du « petit », un gosse embauché pour un contrat de règlement de comptes. Une histoire « basée sur des faits réels », selon l’avertissement au début du clip – et largement plausible, puisque ce genre de faits divers funestes nourrissent la presse locale. Construit sur une mélodie de violon poignante, l’instrumental de 75Sleepy et Kyprod, quelque part entre les bandes sons des JVLIVS de SCH et les envolées vulnérables de Zamdane, offre un cadre sonore sur le fil pour le récit de Saïf. De sa voix abrasive, il retrace chaque détail, matériel comme mental, de cette histoire où « les p’tits cons ont volé des bolides plus chers que le prix de leur vie ». Un constat sentencieux, rappé par Saïf avec un mélange de distance et de dépit, au diapason dans son premier disque. – Raphaël
Josas – « Mini coeur »
« Mini cœur » de Josas paraît assez classique à première vue, un énième morceau d’amour, et une rime à base de « mamacita ». Mais le rappeur lyonnais lui donne du relief par son inventivité. Le titre s’intègre bien dans l’album Pichchi, bien rappé, avec quelques hits (« Pichichi », « Tacchini »), des thèmes plus sérieux (« Seul ici »), le tout de sa voix aux airs de Soolking, très chantante, qui s’envole. Sur « Mini cœur », Josas rappe sans filet, et déroule à l’instinct son texte comme son poignet dirige machinalement son éventail vert. Un animal mythologique, « le minotaure », se retrouve associé à un petit joint, « un mini teh », le tout en restant cohérent avec le discours du rappeur. Un peu plus tôt, il surprend agréablement avec une rime inventive : « laisse moi pas seul » / « Newcastle ». Josas parle avec recul de relation amoureuse (« on s’est déchiré le cœur mais on aura rigolé »), en posant des mots sur l’appréhension des débuts (« Ouvrir son corazon, ça rend malade. ») En bref, confier son cœur à quelqu’un peut sembler risqué, mais, comme les rimes à l’aveugle de Josas, ça s’avère parfois payant. Certaines phases sont dispensables certes, et comme l’éventail fixé à sa main, il peut être vu de deux façons, il brasse de l’air, ou plutôt, il amène de la fraîcheur. – Victor
« Plus qu’un simple trappeur, JRK est un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. »
Femtogo – « UN AUTRE JOUR »
Souvent associé à un imaginaire fantastique, froid et bourré de références, Femtogo ne s’est pourtant jamais gardé d’évoquer simplement la souffrance endurée dans son enfance. Si le rappeur a parfois incarné un personnage de fiction pour le faire, c’est même un thème récurrent au fil de ses EPs, et particulièrement dans les plus récents : “GEÔLE” sur La Bête, “GAISERIC” sur NAMELESS BELLIGERENT… Sur FRANCS-TIREURS PARTISANS – nommé après l’organisation de résistance fondée par le PCF en 1941 – il laisse ainsi de côté le spectaculaire au profit d’une histoire plus ancrée dans le réel. Celle d’un gamin de province qui grandit dans un village éteint, routinier, où ne résonnent que les voix des anciens et le ronronnement des chalutiers. Plus intime, ce que Femtogo décrit n’en est pas moins violent : il est à l’époque une anomalie dans le décor, reclus au collège et ailleurs, pense à “en charcler un” ou à “[s]’ouvrir les veines.” De ce sombre tableau, le refrain et le deuxième couplet tirent la lumière. “C’est juste un autre jour, demain tout ira mieux”, chante doucement le rappeur, qui trouve la paix dans le sourire d’êtres chers. “J’veux être le cle-on qui sort le cross au gamin, pas celui qui sort du r’pas complètement torché comme un coing.” À la prod, neophron se met au diapason de son éternel duo par une rythmique cyclique et une mélodie douce et nuancée samplée de “Little Light”, de la chanteuse américaine Lisa Papineau. L’épilogue d’un EP profondément critique envers les maisons de disque et le consumérisme, mais aussi empreint de convictions antifascistes appuyées par les références de Femtogo – comme sur l’hommage à la résistante, journaliste et militante anticolonialiste Madeleine Riffaud (“MME. RIFFAUD”), décédée en novembre dernier à l’âge de 100 ans. – Juliette
JRK 19 – « Paramètres »
Depuis son émergence express à la fin de l’année 2023, JRK19 a su très rapidement prendre le dessus sur un créneau convoité et historiquement cher au rap français : celui de la rue et de son quotidien, entre désir de réalité et volonté de ne jamais en grossir les traits. Nouveau visage de la nouvelle vague du 19eme arrondissement parisien (Nono La Grinta, La Mano 19…) le Francilien est ainsi très vite devenu une figure importante de cette scène à mi-chemin entre sonorités drill, trap, et jersey, qui aura collectivement mis un coup de pied dans la fourmilière trap française. Sur ZERO BLUFF, son dernier EP sorti en février, le rappeur confirmait ce statut tout en tentant quelques pas de côté aussi surprenants que bienvenus. Notamment sur “Paramètres”, un titre qui dénote énormément dans le reste de la jeune discographie de JRK. Dans une ambiance jazzy portée par quelques notes de piano et une trompette mélancolique signée du musicien Béesau, le Parisien raconte ainsi sur une rythmique trap plus traditionnelle “la rue la vraie” et ses affres, tout en emmenant l’auditeur au fond d’un bar enfumé parisien dans les années 30. Un contre-pieds rappelant un peu dans son esthétique le “Titi Parisien” de Seth Gueko, qui, en plus de renforcer l’aura de charbonneur de JRK 19, montre aussi que le Parisien est, plus qu’un simple trappeur, un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. – Brice
Veust – « Arachide » feat. Zek
“Arachide” est un morceau brut, drôle, moche parfois, mais surtout vrai. Se mélangent une lucidité violente, un dégoût du monde et un amour du style comme si la plume était le dernier moyen de rester digne. Veust, c’est l’ancien qui maîtrise ses codes, qui écrit avec une distance froide, presque philosophique (« Je n’aime pas l’Homme, j’suis misanthrope »). Les lignes sont crues mais toujours chargées de sens, jamais gratuites. Il parle comme on parle entre potes, dans la caisse ou en bas d’un bloc, quand on en a marre mais qu’on tient debout. Zek, c’est la version plus jeune, plus ironique, plus désabusée encore. C’est froid, clinique, ultra référencé mais jamais prétentieux. Il vise la superficialité ambiante, les faux-semblants et le désespoir planqué derrière les postures. Il ne cherche pas à briller, juste à mettre le feu aux masques. Le tout repose sur une prod signée GrandBazaar & Fausto Maccario, minimaliste, poisseuse, qui laisse respirer les silences et donne tout l’espace aux mots. Pas là pour ambiancer, mais pour appuyer là où ça fait mal. « Arachide » n’est pas un banger de club mais un morceau qui accompagne les fins de soirée lorsque la ville est silencieuse et que la paranoïa parle fort. – AndyZ
Médine – « QI Rap »
Si l’engagement de Médine revient souvent au moment d’évoquer sa musique, une autre thématique traverse sa discographie : des années 2000 jusqu’à la décennie 2020, le rappeur a toujours fait ici et là un morceau pour rendre hommage à la musique qu’il exerce, tout en saluant ses acteurs. Il y a évidemment “Lecture Aléatoire”, dans lequel le Havrais racontait en 2008 son parcours d’auditeur plutôt que de rappeur, mais aussi plus récemment ‘La France au Rap Français”, un titre où il célébrait la nouvelle génération du genre qu’il exerce sur son refrain. Une tradition qui perdure aujourd’hui avec “QI Rap”, un nouveau morceau en guise de premier single de son nouvel album Stentor surprenant dans sa forme, tout en étant touchant dans le fond. Porté par un sample de soul riches en cuivres chaleureux et solennels, Médine y déclame ainsi son amour pour le rap, sa fidélité au genre, et sa quête d’intégrité au sein d’un milieu tenté par les affres de l’industrie, tout en montrant combien il continue d’être à jour dans ses flows et ses placements. Comme une célébration heureuse – un registre assez rare dans sa musique – les cuivres de la production signée Kaonefy et Ashesswav accompagnent ainsi un Médine qui défend sa musique, tout en tirant allégrement sur les opportunistes du milieu, au rythme des différents flows qu’il enchaîne le temps de trois minutes techniques et précises. Une déclaration d’amour qui trouve sa fin dans un beatswitch où la prod comme Médine doublent la cadence, comme pour mieux appuyer sur son statut de gardien d’une certaine découpe rapologique tout terrain. Si “QI Rap” a des airs de morceau “léger” dans l’arc étendue de la discographie de Médine, il vient pourtant rappeler une vérité importante sur son auteur : derrière l’engagement sans faille, les points de vue sur la société, et la volonté de répondre à ses pourfendeurs, Médine reste avant tout un amoureux de ce qu’il fait. De la musique, et de l’art. – Brice
Souffrance – « Miroir déformant »
Le parti pris de TonyToxik et de Souffrance sur Hiver Automne, qu’ils expliquent en interview, est de laisser place à une part de fiction, le rappeur empruntant aux histoires vues ou entendues, vécues par d’autres. Sur Hiver Automne, le “je” des précédents opus se fait autre, les récits se confondent, les miroirs sont déformants. “Tu verras pas derrière le masque” clame Souffrance sur le deuxième titre de l’album, morceau épuré qui tient sur à peine plus qu’une boucle anxiogène, travaillée par Mani Deïz. Le masque devient la promesse contenue dans son blaze, Souffrance cesse de rapper Souffrance, pour rapper les “romans dérisoires” de la “France d’en-dessous”. La production est à l’os, l’écriture aussi. Une anecdote est égale à une image, rarement plus d’une phase : “Il m’a douillé, je t’ai douillé, la mauvaise coke s’achète comme une patate chaude”. Il n’en perd pas son humour (“J’ai un blaze chelou comme Mítroglou”), mais gagne en interprétation. La rage de Souffrance n’est plus froide, elle a comblé la distance ironique qui caractérisait sa posture sur les premiers albums. Il crie un propos qui ne s’embarrasse pas de métaphores : “C’est pas des rumeurs, ils violent des mineurs c’est lunaire, personne n’écoute leurs cellulaires, / en bas un délit mineur et tu vois plus la lumière.” Les comparaisons sont sans ambiguïté : “À la télé, ils parlent comme le moustachu dans les années 1930.” Souffrance ne trahit pas son esthétique mais la poursuit par d’autres moyens : le miroir déformant donne une image plus que réelle du monde qu’il reflète. – Paul
Blackmo & Bazz – « Félé » feat. Green Money
Dans un rap où la cadence effrénée prédomine, « Félé » de Blackmo (rappeur belfortain) en featuring avec Green Money s’impose par un équilibre remarquable entre sa production, ses flows et ses textes, révélant une maturité artistique. La charpente sonore, œuvre de Bazz (beatmaker de Vaulx-en-Velin), se distingue par un rythme plutôt lent. Loin des cadences effrénées, il érige une toile où chaque élément, des percussions lourdes et mesurées aux lignes de basse sourdes, marque le pas avec une gravité calculée. Sur cette assise, les flows prennent leur mesure. Blackmo pose avec une certaine présence dynamique, tandis que le style laid-back de Green Money capte l’attention. Son phrasé, légèrement en retrait du temps, crée un contraste saisissant avec la lourdeur du beat, soulignant l’impact des paroles et l’efficacité d’une diction mesurée. « Félé » explore sans fioritures les thèmes de persévérance et de labeur. L’authenticité (« Nique les clones, j’rentre pas dans les cases, différent depuis le départ« ) et le récit du bitume sont exposés avec une lucidité palpable. Le refrain « Fais les bails on me dit Félé… ça mitraille comme des Félés” agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut, expression de résilience. En définitive, « Félé » est un témoignage sonore où chaque composante contribue à une œuvre cohérente et profonde. Par sa gravité maîtrisée, ce titre peut laisser une empreinte durable. – AndyZ
« Le refrain agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut. »
Vicky R – « Nova »
Avec « Nova », troisième piste de son EP LOBBY sorti en mars, Vicky R explore un format court mais maîtrisé, où le minimalisme devient outil de narration. Loin des envolées techniques ou des punchlines à répétition, la rappeuse opte ici pour une écriture dépouillée, centrée sur les sensations. Dès le refrain, répété presque comme un mantra : “je ressens rien, je ressens rien maintenant”, elle installe une forme de vide émotionnel, accompagnées de notes de doute sur ses bienfaits.
La production, brumeuse et feutrée, évoque une errance nocturne dans laquelle les silences sont aussi parlants que les mots. Les drums, présents sans jamais alourdir, viennent soutenir cette atmosphère contemplative. Vicky R y cultive un certain détachement : “mes rêves m’éloignent un peu plus de tout ce qui me freine”, phrase pivot du morceau, affirme une volonté de rupture douce, presque nécessaire.
En clôture, le refrain se transforme et inverse la trajectoire : “je me sens, je me sens bien maintenant.” Un basculement discret mais significatif, qui marque un certain apaisement. Un instant de flottaison précieux pour la ligne de cohérence tenue sur les 7 titres proposés. – Inès
Asfar Shamsi – « 2006 »
Bientôt deux décennies ont passé depuis la transversale fatidique de David Trézéguet face à l’Italie, mais le souvenir de ce soir-là ne manque jamais de serrer le cœur à celles et ceux qui étaient là. Avec ses basses amples et dépouillées, l’instrumental de « 2006 » composée par Wolby et Loufox évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. Les paroles et le clip ravivent ce sentiment d’assister à une catastrophe aux proportions épiques, qui paraît aujourd’hui bien futile – à présent, chante Asfar Shamsi au refrain, il y a « d’autres sortes de problématiques. » Pour une génération dont l’enfance dans « la France de Mélanie » n’est plus qu’un lointain souvenir sous filtre sépia, et qui voit depuis défiler en continu sur ses écrans des désastres autrement plus réels, l’euphémisme est vertigineux.
La violence de l’époque invite à la fuite nostalgique, et la culture de ce milieu des années vingt paraît parfois saturée d’incessantes injonctions à se replonger dans l’enfance, sur fond d’esthétique « Y2K » supposée évoquer un âge d’insouciance dorée dans lequel trouver refuge. Le texte de l’artiste strasbourgeoise semble parfois jouer sur cette corde-là, mais son interprétation raconte autre chose. Il y a, dans ce refrain qui ne demande qu’à être chanté en chœur avec le volume à fond sur une banquette arrière, dans ces couplets où la rappeuse livre ses douleurs avec la même détermination que quand elle avait « la veine au front » quelque chose de résolument combatif et fédérateur. Quelque chose qui donne envie de continuer à espérer que tant qu’il reste des artistes pour refuser d’aller « au stud comme à l’usine », Babylone n’a pas encore gagné. – Beufa
Cash Crime – « QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?! »
Cash Crime est un intimidateur. Et le Belge, originaire de Kinshasa, est bien décidé à le montrer. La pression qu’il exerce sur les sorties du moment en est la preuve : quelques freestyles, une apparition remarquée sur le Planète Rap de Genezio et une flopée de singles dont “QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?!”. Le titre du morceau, directement tiré du hood movie “Menace II Society”, fait référence à une scène culte où O-Dog – adolescent impétueux de Watts, un quartier noir de Los Angeles – abat froidement l’un de ses clients accro venu réclamer sa dose. Une référence assez logique pour le rappeur dont le style et les lyrics se nourrissent du vécu. « Du mal à changer de vie, j’ai gardé mon glizzy depuis le block. » Sa voix épaisse, puissante, ses punchlines tantôt en français, tantôt en lingala, hypnotisent et piquent la curiosité quant aux superbes perspectives qu’elles ouvrent. Peut-être sur un plus long format ? – Juliette
ADVM – « .DANS L’DEHORS. »
“En vrai, je vais bien.” “.MONDE AUTOUR.” clôturait .ÉTEINT LE SOLEIL., l’EP d’ADVM paru en début d’année, sur une note positive. “.DANS L’DEHORS.”, l’intro de .ÉTEINT LE SOLEIL. (extended) joue sur une tonalité autrement plus sombre. Quand il ferme les yeux pour ne pas voir le dehors, le jeune rappeur se retrouve seul avec lui-même. L’introspection irrigue le morceau, placé sous le signe de l’auto-contradiction et du fragment. “J’ai commencé à fumer pour me faire des contacts, aujourd’hui je finis un paquet seul chez moi.” ADVM se veut porte-parole d’une génération de contradictions ambulantes : “on veut retrouver l’imagination qu’on avait gamin en fumant du shit”. Le rappeur exploite cette alliance des contraires pour exacerber ses images : “Au fin fond de la campagne je voyais des battes et des Delorean” ; “Sur le béton, il y a des bouts de nuage.” Les lyrics collent à une prod sombre et planante de 999biggie, qui, en quelques notes, fait instantanément changer l’humeur de l’auditeur trop joyeux. Le pré-refrain est la synthèse de cet art de la noirceur, qu’on devine un peu forcé : “Ma vie en dents de scie, j’ai versé aucune larme depuis que je suis vraiment triste”. ADVM ne s’épanche pas plus. Le morceau ne constitue donc pas un portrait mais une humeur désespérée, paradoxalement créatrice et drôle. L’auto-tune, maîtrisé, donne son ampleur au morceau. Le rappeur tient ici un joli moment de bravoure, à l’image de l’EP. – Paul
Bekar – « Quand il neigeait encore »
Le rap, la pop, la mélancolie, les souvenirs, et tout ce qu’il y a autour. Dans le registre de l’émotion, Bekar brille particulièrement à intervalles réguliers sur ses albums : autant à l’aise pour poser sur un boom bap pur que pour donner de la voix sur un refrain fédérateur, le rappeur de Roubaix a su perfectionner avec le temps son jeu d’équilibre entre couplets débités et moments plus mélodiques, pour livrer une musique à la fois technique et souvent poignante. Un constat qui se confirme à nouveau sur Alba, un second album qui brouille encore plus les frontières avec la pop dans sa musique, sans jamais renier le rap qui l’a élevé. “Quand il neigeait encore”, second single dévoilé en avril dernier, en est sans doute la preuve la plus marquante : composé avec son producteur de toujours Lucci ainsi que Le Caméléon, le morceau prend le parti pris d’allier un habillage musical pop riche en claviers, roulements de batteries organiques, et guitares blindées de réverbérations, avec un Bekar rappant sur sa nostalgie et le temps qui passe, notamment durant ces dix dernières années (“Mes amis ont grandi, mes parents ont vieilli, pas d’magie pour changer ça. Mes albums de rap préférés ont dix ans. Qu’est-ce qu’on a fait en dix ans, à part courir sur un chemin glissant ?”). L’alliage rap et pop du début laisse alors place à un refrain intégralement chanté dans lequel Bekar montre l’étendue de ses qualités en matière de topline (qu’il avait évoquées auprès de l’Abcdr du Son l’an dernier) avant de laisser la production de Lucci et Le Caméléon s’effacer discrètement. Dans la même veine que “Razorlight” sur son précédent album, “Quand il neigeait encore” réussit le pari de mêler couplets rappés et refrain entêtant, sans jamais choisir entre les genres. Un morceau fédérateur pensé pour allumer les briquets en concert et enflammer les cœurs, tout en restant attaché aux codes du rap. C’est comme cela que Bekar a trouvé un son qui lui est propre. Et c’est aussi comme cela qu’il excelle. – Brice
Jsuispasrappeur – « Assassins »
Jsuispasrappeur répète son blaze comme un mantra, pour ensuite livrer « Assassins », un morceau fleuve plus que jamais rap français, sans refrain, sur une production boom-bap d’Alexandrovitch, à base de kick agressif et de notes de piano. Le rappeur de Mulhouse raconte une vie où le soir, il apprend tout de la journée du voisin, la faute à l’épaisseur des murs. Si chaque phase est précise, les idées se mélangent, « comme les syllabes quand (il) pillave », avant de s’imbriquer dans un puzzle qui forme le portrait d’une jeunesse pleine d’ennuis, sans grands moyens, faites d’amis qu’on n’aime pas vraiment mais dont la présence rassure. Des relations où les non dits s’accumulent jusqu’à ce que la tension explose, et qu’une « erreur » de plus s’ajoute à toute celles que Jsuispasrappeur mentionne déjà. À force de pardons et de chapelets récités, il cherche à rectifier le tir, et ce morceau nommé « Assassins » vise juste. – Victor
32 – « SEXY MODE » feat. Jäde
Over les pulls en laine et les doudounes : en cette période de grande chaleur, tailles basses, bretelles et mousseline envahissent les garde-robes. La peau apparaît, transpirante et salée, et les filles passent en “SEXY MODE”. 32 et Jäde ont aggravé la canicule, pourtant, elles ont tout de rafraîchissant. D’un côté, l’une des rappeuses les plus prometteuses du moment, proactive en 2025 avec les trois-titres SOUTH SABOTAGE et HNINA MONTANA – entre autres singles. 32 est une véritable hustleuse, fière, effrontée, aux lyrics incisifs et parfois amusants. Comme quand elle dit de ses copines que “c’est trop des mayonnaises” (“Le soleil, la mer”) ou quand elle “roule un doré, posée sur sa bidoche” (“EN PIRATE”). C’est là l’un de ses points communs avec Jäde, de l’autre côté : charismatiques et malicieuses, les deux femmes se font un plaisir de piquer régulièrement la gent masculine. D’autant plus quand elles se réunissent sur un titre estival et sensuel, produit par birdschipinn et kamanugue, illustré par un clip sans prétention à coups de ralentis et de couleurs vintage. – Juliette
N3MS – « Une fleur ça s’arrose »
Dans « UNE FLEUR ÇA S’ARROSE », extrait de l’EP LE MARATHON, N3MS délivre un récit brut, viscéral, porté par une boucle de piano mélancolique et un rythme métronomé qui donnent au morceau des allures de freestyle des années 90. “Dans ma tête j’ai des images”, et ce sont ces visions qu’il déverse sans filtre, avec une plume fluide, quelque peu acérée mais surtout habitée.
Entre hargne, peine, espoir, amour et solitude, le rappeur évoque la Palestine, le Congo ou encore l’Iran et dénonce la posture vide de ceux qui clament des causes sans jamais les porter vraiment. Mais derrière la critique sociale se dessine aussi une réflexion plus ou moins profonde de son quotidien, où N3MS traverse ses douleurs personnelles, ses manques, sa famille, l’amour abîmé, la fierté d’un père. C’est en quelque sorte, une table des matières de ce qui irrigue son parcours et alimente son feu. Loin de s’enfermer dans un discours militant ou égocentré, il éclaire son monde à travers un prisme intime, lucide et sincère. “On restera vivant et focus si on prend des bonus” : un avertissement autant qu’une promesse, ce morceau est la preuve que N3MS continue d’arroser son talent. – Inès
Moudjad – « Si tu m’cherches »
Du G-Funk lascif et je-m’en-foutiste, une ode à la ride et aux plaisirs simples en compagnie d’une femme, voilà un morceau que ne renierait pas Aelpeacha. Il est pourtant signé par Moudjad, prodige passé sous les radars du rap de la fin des années 1990 et 2000, et encore plus aujourd’hui. Désormais cadre dans l’industrie Informatique, l’ancien du groupe La Ménagerie est devenu un MC intermittent, qui se trouve plus souvent au bord du lac Léman à Genève que derrière un micro. Alors à ceux qui le cherchent, direction la capitale suisse, où avec un peu de verte dans la poche, quelques billets à dépenser, Moudj se balade, rigolard et détendu, dans d’élégants établissements. Et si la légèreté de ce « Si tu m’cherches », issu d’un EP 7 titres réalisé avec la chanteuse Wawa West (qui est aussi sa compagne) peut avoir des allures de branleur de service, il ne faut pas se méprendre : Moudj sait très bien d’où il vient. « De la tour moisie à la bourgeoisie » comme il le dit. Et s’il goutte avec insouciance au fait d’être arrivé à destination, il y ajoute : « tu peux voir tout mon background dans mes yeux, pas dans LinkedIn ». Et en profite pour faire comme il y a 25 ans : broyer quelques MCs sur le chemin. « De la tour moisie à la bourgeoisie », la route fut longue, mais ça visiblement, ça valait le coup. – zo.
« Derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant sur la complicité palpable des deux rappeurs. »
IMAM – « Birkhadem »
Il y a quelques années de cela, IMAM sortait « Kouba Libre », envoûtante chronique algéroise joliment mise en images. Depuis, il n’a quasiment rien produit de plus, du moins rien qui ne soit parvenu au public. Le rappeur, désireux d’explorer les sonorités brésiliennes, était sans doute en peine pour trouver les productions nécessaires tout autant qu’il lui fallait s’exercer pour écrire et poser convenablement sur lesdites sonorités. Rapper en français sur des instrumentaux gorgés de percussions sud-américaines est chose ardue ; ceux qui ont essayé sont plus nombreux que ceux à avoir réussi. Il se trouve qu’IMAM appartient à la deuxième catégorie, comme en atteste le morceau « Birkhadem » issu de son EP DZ do Brasil. Sous sa casquette et sa plume, le nord de Paris (« zombieland ») devient le point de jonction entre l’Algérie et le Brésil : on y mélange le Selecto et le Guarana Antarctica, on y claque des Madjer en maillot de la Seleçao et on dédicace le 16029 au rythme des percu’. À l’instar des trois autres morceaux qui composent ce premier EP, « Birkhadem » repose sur un minutieux mélange des tons, du sérieux au festif comme peut l’être un apéritif entre camarades à la terrasse d’un quelconque café. On pense parfois aux anciens que la machine a broyés, parfois à la prochaine tournée, et souvent l’une appelle l’autre de ces pensées. – B2
Scylla & Furax Barbarossa – « Loin »
Il ne fallait pas s’attendre (et tant mieux) à moins de la part de son duo d’auteurs : Portes du désert est un album dense. Enregistré dans le désert marocain en dix jours et dix nuits, Furax et Scylla y dissertent sur leur retraite par misanthropie, les relations à leurs proches, leurs questionnements existentiels et leur quête spirituelle derrière des rimes multisyllabiques à la précision d’horlogers, qui révèlent leurs richesses de sens et de sons à mesure des écoutes. Pour autant, derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant essentiellement sur la complicité palpable des deux rappeurs – un lien dont il est question dans certains titres de cet album.
Le titre « Loin » compresse sans doute le mieux les différents aspects de l’album. Moins contemplative que d’autres productions de l’album, celle de Messah dépouille le côté orchestral pour une attaque plus brumeuse et orageuse. Cet instru plus pêchu offre un cadre idéal pour un exercice de passe-passe entre l’ogre belge et le pirate toulousain. Ils y égrènent toutes leurs meilleures raisons de mépriser leur époque : la violence impunie des dominants, la médiocrité et la vénalité de leurs pairs rappeurs, le bruit de la civilisation. L’exercice du ping-pong verbal est une autre manière de démontrer leur amitié, construite sur leur passion commune pour le rap mais allant au-delà aujourd’hui. Et c’est ce lien si précieux et solide, comme une ligne de vie en alpinisme, qui rend leur numéro de funambules spectaculaire sur quelques titres dont ce « Loin », au milieu d’un album au ton plus élégiaque. – Raphaël
Engal Sama – « Violences, Meurtres, Espèces »
Quand un artiste percute, ça s’entend. Engal Sama, rappeur et beatmaker de Vaulx-en-Velin, lâche « Violence, Meurtres, Espèces ». Un titre d’une vérité crue qui frappe. La prod, façonnée par l’artiste, est le cœur du morceau. S’y perçoit une touche californienne loin du cliché pastiche G-Funk : basses profondes, mélodies lancinantes. Cet instru immersif et prenant privilégie la profondeur, révélant une vraie maîtrise. Elle pose un véritable écrin sonore. Sur cette toile sombre, le flow d’Engal Sama est d’une efficacité redoutable. Pas de show, juste une cadence de conteur. Son débit, posé, parfois indolent, sait être incisif. Sa présence vocale, indéniable, porte le récit avec une force brute. Les textes sont la moelle. Engal Sama ne brode pas, il déterre le réel. Il plonge dans la brutalité sans fard de son environnement. Violence, meurtres, quête d’espèces : chaque vers est un constat amer. Une lucidité désarmante s’en dégage. Le propos, ciselé, martèle une narration percutante qui ne laisse aucune échappatoire. Au final, dans « Violence, Meurtres, Espèces », Engal Sama expose sa vision d’artiste complet. Un morceau qui s’impose par son atmosphère et sa capacité à graver le bitume dans les esprits. – AndyZ
« L’instru de « 2006 » évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. »
Isha – « Drôle d’oiseau »
Plumage Brillant. Ce n’est pas un scoop: Isha est sans doute le meilleur rappeur francophone. Rares sont ceux qui savent écrire avec autant de simplicité et de justesse la complexité humaine. Isha en a fait une spécialité. Il se raconte, il raconte ce qu’il voit, et malgré les traumas, malgré la noirceur, la lumière n’est jamais loin. Comme il le dit lui-même sur Drôle d’oiseau : « Je mets les choses au clair. » C’est exactement ce qu’il fait durant 3,45 : il éclaire les bas-fonds de l’humanité en rappant ce paradoxe constant : marcher à côté du monde, sans jamais cesser d’en faire partie. Sur ce morceau, il fait kiffer ce maudit piano sur une prod signée Horaze, toute en pureté et mélancolie. Cet instrumental laisse de la place, il met la voix d’Isha au centre. Guru l’avait dit «Mostly the voice», Isha l’a compris. Ses cordes vocales sont des cordes sensibles, elles vibrent autant que les cœurs qui écoutent. Violences physiques, violences économiques, luttes invisibles : tout y passe. Pourtant, Isha reste debout, fier, mais jamais prétentieux. C’est cette posture, lucide et accessible, fragile et solide, qui le rend si précieux. Isha vide son sac tout le long du morceau, il vide aussi un peu celui des autres. Il se libère en rappant. L’auditeur se libère en l’écoutant.
Si Isha était vraiment un drôle d’oiseau, ce serait un étourneau sansonnet. Un oiseau noir au plumage brillant, qui danse comme une ballerine pour faire fuir ses prédateurs. Un survivant qui danse au bord du vide. – Bachir
Medusa Glow – « Ouistreham »
La réussite d’un morceau de rap ne réside pas toujours dans une série de cabrioles verbales. Ni dans la prétendue audace de son créateur. Et encore moins dans sa capacité à appréhender les tendances. C’est même plutôt l’exception. Un bon titre de rap, c’est d’abord un son et des lyrics qui ont leur propre souffle et expriment des craquements de vie. Et ça tombe bien, de sa boucle organique samplée d’un vinyle aux questionnements personnels de ses trois rappeurs, le craquellement du corps et de l’esprit sont tout le squelette de « Ouistreham ». Sur quelques notes de clavier plaquées sur une ritournelle de cordes, le trio Medusa Glow partage avec pudeur quelques enseignements de vie et de corps cabossés. Flows ralentis, nonchalance désinvolte, lucidité sur le monde qui les entoure, E.One, Tideux et FL.How ne font ni dans la prouesse stylistique, ni dans l’outrance. Ils racontent leurs bleus, à l’âme, au corps, et distribuent à la marge les coups. Aux conspi, aux patrons, et parfois à eux-mêmes. Pour ces trois résidents de la pointe Finistère, plus qu’une posture d’être en marge et qui sentirait les embruns du bout du monde, c’est comment exister dans un monde à bout. Un monde où tout ce(ux) qui est fissuré et cassé est invisibilisé. « Ouistreham » est d’ailleurs titré en hommage discret au travail de la journaliste Florence Aubenas, en immersion auprès des travailleuses précaires de Normandie. Bref, du rap cartilagineux. – zo.
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