In The Pines, l’histoire d’un morceau centenaire
Le sillon

In The Pines, l’histoire d’un morceau centenaire

070 Shake, Kurt Cobain et Lead Belly, trois artistes radicalement différents séparés par plusieurs décennies, se sont tous approprié un titre dont les racines se perdent dans le temps.

Quel est le point commun entre un talent brut du label de Kanye West, l’icône du grunge et un chanteur de blues à la vie tumultueuse de la première moitié du XXe siècle ? C’est « In The Pines », un vieil air qui a revêtu de multiples formes et qui serait né il y a plus de cent cinquante ans dans les Appalaches, une chaîne de montagnes plantées de pins et trouées par des mines de charbon, au nord de la Géorgie. C’est au milieu d’une Amérique qui porte encore les stigmates de la guerre de Sécession et où l’esclavage vient à peine d’être aboli que cette chanson serait apparue, sans qu’on puisse en identifier l’auteur ou en retracer les origines exactes, comme toute bonne légende.

070 Shake La shamane

C’est au début de l’année que les mots de « In The Pines », anciens comme une prière, sont revenus à nos oreilles, disloqués, altérés, mais reconnaissables, sur l’album d’une rappeuse et chanteuse du New Jersey. 070 Shake est une protégée de Kanye West signée sur GOOD Music. Elle s’est fait remarquer en 2018 en participant à la série d’albums produits par son mentor et a particulièrement brillé sur les refrains de deux des morceaux les plus mémorables de cette folle année pour le label : « Santeria » et « Ghost Town ». Après ces apparitions fracassantes, elle s’est faite relativement discrète et c’est seulement en janvier qu’elle a sorti son premier album, Modus Vivendi. Elle y explore sa sensibilité à vif et y cherche à tâtons son humanité. Sur ce premier effort imparfait mais sincère, un titre retient l’attention : « The Pines », produit de main de maître par l’incontournable Mike Dean, avec ses notes de guitare lancinantes, son beat marqué et son envolée de cordes finale.

Le refrain du morceau repose sur une interprétation libre de « Where Did You Sleep Last Night », rendu célèbre de mémoire récente par le groupe Nirvana. Kid Cudi, un autre grand sensible et l’une des inspirations de 070 Shake, s’était d’ailleurs aussi essayé à une reprise – plutôt sage – de ce titre en 2012.

Kurt Cobain Le condamné

Le 18 novembre 1993, à New York, Kurt Cobain et son groupe se produisent pour l’émission MTV Unplugged dans une atmosphère intimiste, au milieu d’un décor vaguement funèbre avec fleurs, bougies et tentures sombres. Nirvana est alors en pleine gloire, mais malgré les réticences de la chaîne, le groupe refuse de se cantonner à une sélection de tubes et impose des morceaux très personnels, dont des reprises inconnues du grand public. Parmi celles-ci figure « Where Did You Sleep Last Night », de Lead Belly, que Kurt présente comme son artiste préféré. Avec un regard hanté et un soupir las, quelques mois seulement avant son suicide, Kurt Cobain offre une interprétation déchirante de ce titre, lui insufflant de sa voix au bord de dérailler l’émotion d’un homme au désespoir. La performance restera gravée dans les esprits.

Avec ce concert devenu culte, Nirvana a ravivé la postérité de cette chanson en reprenant le flambeau porté par Lead Belly, un autre écorché malmené par la vie, cinquante ans auparavant.

Lead Belly Le gracié

Lead Belly, soit « ventre de plomb » en français, est un musicien de folk et de blues au destin extraordinaire. Né dans une plantation en Louisiane à la fin du XIXème siècle, il est l’un des premiers taulards célèbres de la musique américaine. Avec sa carrure de tonneau, son bagout et son penchant pour la picole et la bagarre, Lead Belly est un homme dur. D’abord musicien itinérant, il collectionne les délits et finira avec un casier plus long que celui de Gucci Mane. Détenu en cavale, il vit un temps sous un faux nom. En 1918, il est condamné pour avoir abattu un homme à une fête lors d’une altercation à propos d’une femme. En prison, il divertit matons et détenus par ses talents. Au cours de sa peine, il est poignardé à la gorge et en réchappe de peu. Après avoir purgé sept ans, il parvient à se faire gracier par le gouverneur, dont il s’est attiré les faveurs par sa musique. La justice du Sud enferme et libère alors par caprice. En 1930, il est de nouveau incarcéré, cette fois pour avoir poignardé un homme dans un bar. C’est là qu’il est découvert par des ethnomusicologues qui aident à le faire libérer et lancent sa carrière. La musique le sauve, littéralement, une nouvelle fois. Lead Belly ne connaîtra jamais la fortune, mais l’autoproclamé roi de la guitare à douze cordes rencontrera tout de même un certain succès. C’est dans les années 40 qu’il enregistre plusieurs versions de « Where Did You Sleep Last Night », parfois sous le titre de « Black Girl », selon le public à qui est destiné le disque. Seulement voilà, bien que son interprétation soit devenue la référence pour le demi-siècle suivant, Lead Belly n’est pas non plus l’auteur insaisissable de ce morceau.

La première version écrite répertoriée de cette chanson date des années 1910, et le premier enregistrement de 1925. Avant cela, c’est par la tradition orale qu’elle a flotté jusqu’à nous, comme un récit homérique. Il se dit qu’elle aurait été créée vers 1870 et qu’elle serait le résultat de la fusion avec une autre chanson, « The Longest Train ». C’est sans doute pour cette raison que les paroles, qui varient parfois beaucoup d’une version à l’autre, restent assez énigmatiques. Il y est presque toujours question d’une fille ou d’une femme qui a passé la nuit dans le froid, au milieu des pins, et qui semble coupable d’une faute, mais à cela se mêle un couplet sur une tête décapitée, peut-être tranchée par le passage d’un train. Les mots et leur sens ont subi une mutation constante, mais le motif du soupçon demeure. Que ce soit l’adultère, le viol ou le meurtre, l’accusation de la transgression d’un interdit plane. Certaines versions, notamment de country, sont plus légères et omettent toute tête coupée. Des dizaines et des dizaines de variations de « In The Pines » ont été recensées, si bien que cette chanson n’appartient à aucun genre musical, à aucune couleur, comme si elle leur préexistait. Elle a traversé les âges et charrie avec elle tout un pan de l’histoire américaine. Pour la dernière version en date, 070 Shake en a fait une incantation menaçante, mais cet air familier renaîtra tôt ou tard sous une autre forme. Le mystère qui se cache sous le couvert des pins ne cessera jamais de nous appeler.


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1 commentaire

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    ça tue, merci